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Nature et la lutte pour l’espace dans Nausicaä et Princesse Mononoke de Miyazaki

Hayao Miyazaki est une figure emblématique du cinéma d’animation japonais dont les prises de position en faveur de la défense de l’environnement sont connues[1]. À travers ses récits, il questionne la place de l’homme dans la nature dès la création de son manga Nausicaä.

L’importance de l’écologie dans l’œuvre de Miyazaki est liée à son expérience personnelle. Il a assisté à la déforestation lors des travaux d’urbanisation durant le boom économique de l’après-guerre[2]. Nausicaä est inspirée par la pollution au mercure de la baie de Minamata. Ce scandale des années 60 met en cause une entreprise chimique qui déversait illégalement dans la mer des déchets qui se sont retrouvés dans la chaîne alimentaire et qui ont contaminé près de 20 000 personnes.

Les films et les mangas de Miyazaki proposent une réflexion sur la lutte pour l’espace vital. En analysant la représentation de l’espace dans Nausicaä et Princesse Mononoke, il est possible de donner un aperçu de ses variations de points de vue entre le début de sa carrière et sa position actuelle.

Les œuvres de Miyazaki visent à montrer d’interdépendance entre tout ce qui vit. La mise en scène des affrontements lui permet de cristalliser les différentes positions vis-à-vis de la nature. Toutefois, il n’y a aucun manichéisme dans la représentation des combats. Au contraire, un incessant jeu de bascule entre bien et mal montre aux lecteurs et aux spectateurs la difficulté à trancher entre les parties et la complexité des problèmes environnementaux.

Les deux œuvres présentent une même vision de l’espace naturel comme enjeu vital pour des forces ennemies. La première se déroule dans un monde post-apocalyptique où les hommes ont ravagé leur environnement et tentent de survivre sur un continent où règne une « jungle toxique » qui s’étend peu à peu au détriment des zones habitables. Les diverses civilisations présentes dans le film sont bien plus détaillées dans le manga qui propose plusieurs cartes de ce monde imaginaire et qui nous plonge dans les conflits géopolitiques entre les royaumes. Au lieu de nous présenter une vision d’avenir inquiétante, le second film nous propose de revisiter le Japon médiéval (ère Muromashi), à une époque où les premières armes à feu apparaissent et bouleversent l’équilibre entre les forces de la Nature et les hommes. Dans Nausicaä, l’héroïne est perçue par les personnages comme un messie venu protéger les humains de la jungle toxique alors que dans Mononoke, la figure principale est incapable de sauver la divinité de la forêt d’un dépeçage par les chasseurs de prime.

L’auteur lui-même dit que la création du manga Nausicaä l’a poussé à réfléchir plus intensément à la notion d’écologie :

« Je comprends que je ne peux pas expliquer simplement et superficiellement la relation entre la nature et les hommes, ou la nature dans l’homme. Cependant vivre est la manière de conserver cet « équilibre superficiel » et je peux dire que nous ferions mieux d’agir pour conserver un équilibre ».[3]

Il me semble que Miyazaki joue sur des clivages très affirmés pour ensuite les renverser afin de complexifier la représentation des rapports de l’humain et de la nature. Les relations de l’homme et du milieu naturel sont ainsi définissables en termes d’opposition, d’interdépendance et d’engendrement. L’analyse de Nausicaä et Princesse Mononoke nous permettra de voir dans quelle mesure cette perception dynamique des relations entre hommes et écosystème oblige le récit à se clore sur une fin ouverte où l’avenir est indécidable.

La genèse des deux œuvres

Nausicaä est initialement un projet en collaboration avec le magazine spécialisé Animage. En 1982, Miyazaki ne trouvait pas d’emploi en tant qu’animateur. En attendant d’être embauché sur des projets de films ou de séries, il accepte de publier un manga (bande dessinée) dans les pages d’un mensuel spécialisé dans l’animation (Animage). Il est libre de choisir le thème, de l’orienter à sa guise et d’arrêter la publication lorsqu’il travaille dans l’animation. Le premier arrêt est justement lié à la réalisation de Nausicaä en long-métrage. À cette époque, seuls les deux premiers volumes ont été écrits.

Grâce au succès du film, Miyazaki et Isao Takahata fondent le studio Ghibli, actuellement considéré comme le meilleur studio d’animation du Japon. La publication de Nausicaä sera régulièrement interrompue par la réalisation des films du studio Ghibli. Le chapitre final est publié au mois de mars 1994 douze ans après la création des premières planches[4]. L’intrigue a été conçue au fur et à mesure. L’univers s’étoffe et des problématiques plus complexes apparaissent.

Si Nausicaä est souvent perçu comme le premier film du studio Ghibli[5], Princesse Mononoke a longtemps été considéré comme le testament artistique de Miyazaki qui, en 1997, voulait arrêter le cinéma. En rupture avec les précédents films du studio Ghibli[6], Princesse Mononoke reprend le ton adulte et les thèmes de Nausicaä. La comparaison entre les deux récits nous permet de voir l’évolution d’Hayao Miyazaki en treize années. Sa réflexion sur la place de l’homme par rapport à la Nature se fait moins optimiste mais sans doute plus réaliste.

Un espace ambivalent

La forêt dans Nausicaä et dans Mononoke constitue un espace à la fois sacré et menaçant. Dans la première œuvre l’aspect nocif prime tandis que dans la seconde, cet espace n’est menaçant que parce qu’il est la résidence des dieux.

La Mer de décomposition est présentée comme un lieu dangereux. On ne s’y aventure qu’avec un masque et de multiples protections. Seuls des insectes gigantesques y prolifèrent, excluant de ce territoire les humains. Les ômu, sorte de d’insectes géants à la carapace impressionnante, sont perçus comme les gardiens de cette jungle toxique. Portés par le vent vers les terres encore préservées, les spores des champignons et des plantes vivant dans cet espace se répandent. Dans les premiers chapitre de Nausicaä, les villageois abattent un arbre contaminé afin d’éviter la prolifération des germes toxiques. Les vieillards sont tous victimes d’une maladie aboutissant à la pétrification des chairs. La stérilité des populations devient de plus en plus inquiétante. L’héroïne est présentée comme une miraculée. Elle est l’unique survivante des douze enfants du couple royal. La reine avait été contaminée. Les onze autres sont décédés en la préservant de la maladie, tandis que Nausicaä est née vivante, signant l’arrêt de mort de sa mère.

Cet espace imaginaire s’inspire à la fois du Monde vert de Brian Aldiss et du Dune de Frank Herbert. De l’Anglais, Miyazaki reprend l’idée d’une flore et d’insectes aux dimensions gigantesques[7]. De l’Américain, il emprunte le thème des vers géants (ou Shai-Hulud). D’ailleurs le terme ômu correspond à une partie de la traduction de Shai-Hulud.

Dans Mononoke, l’approche semble plus nuancée. La forêt est avant tout le territoire des dieux. Les humains n’ont rien à y faire. Lorsqu’Ashitaka recueille deux bouviers blessés et les fait passer par la forêt pour regagner leur village, ceux-ci sont extrêmement anxieux et ont peur des sylvains qui les accompagnent tout au long de leur trajet dans cet espace sacré. Au début du film, la forêt est également présentée comme le lieu du divin et du danger lors de l’attaque du tatarigami[8]. Le dieu sanglier rendu fou par sa blessure s’est transformé en démon et fonce sur le village des Emishis, détruisant tout sur son passage.

La nature apparaît donc, dans un premier temps, sous un jour menaçant. La forêt est soit un espace réservé aux dieux et donc tabou, soit un milieu délétère où l’homme ne peut s’aventurer sans protection. Dans un second temps, la forêt est présentée comme une source de vie dans les deux œuvres.

Dans Mononoke, les humains s’approprient les lieux par le biais de la déforestation. Ils repoussent les frontières de l’espace divin et s’emparent des ressources minières contenues au cœur de la terre. Autour du village fortifié des forgerons, aucune végétation ne repousse. La mort de la flore est nécessaire à la richesse des villageois. Les hommes ravagent ainsi la forêt après avoir détruit son gardien par la puissance du feu et du fer. Ainsi, c’est moins le territoire qui est dangereux que les choses qui y vivent.

Dans Nausicaä, la forêt est elle aussi ambivalente. Dès le tome 1, Nausicaä explique que les plantes de la mer de décomposition ne sont pas toxiques en elle-même. Elles nettoient le sol de sa pollution et les miasmes rejetés correspondent aux déchets contenus dans la terre. Cette idée est confirmée au tome 4 par le peuple de la forêt. La mer de décomposition possède une fonction purificatrice. Certaines zones de la planète ont d’ailleurs déjà été complètement débarrassées de leur pollution. Mais ils refusent d’en parler.

Plus encore, dans le dernier volume de Nausicaä, il y a un retournement de situation qui remet en cause toutes les certitudes. Les éléments naturels ne s’opposent pas aux humains ; En réalité, ils ont été engendrés par ceux-ci. Du clivage et de la complémentarité, on passe à l’idée d’engendrement.

Dans la crypte de Shuwa, Nausicaä découvre que l’ancien monde a été conservé. Les humains attendent de pouvoir revivre à la surface et laissent la forêt accomplir son œuvre de purification. Une intelligence artificielle veille à leur sommeil et à préserver les connaissances passées. La mer de décomposition que les hommes considèrent comme naturelle n’est en réalité que la création des anciens habitants de la Terre. Quant aux humains comme l’héroïne, ils ont été génétiquement modifiés pour pouvoir survivre dans l’univers pollué. Ainsi la forêt qu’ils considèrent comme néfaste purifie le monde, mais les zones assainies sont délétères pour les humains incapables de vivre dans une atmosphère non-polluée. Ils sont définitivement exclus de la beauté.

Les valeurs sont totalement renversées dans le dernier volume. Ce qui était regardé comme naturel (la Mer de décomposition) est artificiel, ce qui était considéré comme pur est toxique pour les hommes comme Nausicaä. Pour que son monde survive et que les guerres cessent, l’héroïne décide de mentir aux hommes et de tuer les anciens êtres humains. En détruisant l’intelligence artificielle de la crypte de Shuwa, elle met fin aux espoirs de scientifiques qui ont cru pouvoir diriger la vie. Or le cours de la vie est par essence changeant. Ce qui reste figé est mort.

Cette idée d’engendrement et de complémentarité était déjà présente au tome 5, lorsque les ômus (perçus alors comme naturels) absorbent le fongus créé par les scientifiques dork pour l’incorporer au sein de la Mer de décomposition. Manger ou être mangé revient au même : tous font partis du même ensemble et finissent par se confondre.

La nature est ainsi présentée comme un élément mouvant, en constante évolution. Il n’y a pas de différence entre le naturel et l’artificiel. La seule chose qui importe est la souffrance. Même s’ils ont été générés dans un laboratoire humain, les ômus et le fongus sont capables d’éprouver la douleur et c’est cette émotion qui les rapproche des être humain et leur donne un esprit.

Un espace convoité

L’espace est ainsi un élément ambivalent et les rapports entre naturel et artificiel sont totalement brouillés : l’un engendre l’autre et inversement.

À l’ambivalence de l’espace répond celle des différents clans qui s’affrontent pour l’occuper. Il semble que Miyazaki ne peut s’empêcher de présenter le rapport de l’homme à la nature comme une lutte. Certes, il est possible d’y voir un ressort narratif facile pour rendre dynamique l’intrigue, mais permanence du thème laisse penser que la cohabitation pacifique entre les hommes et les forces de la nature n’est pas réalisable ou réalisée dans le monde réel.

Chaque œuvre met en opposition des groupes différents aux desseins parfois contradictoires. L’antagonisme mis en scène dans Nausicaä diffère de la concurrence territoriale représentée dans Mononoke.

Les deux univers sont ravagés par la guerre. Les conflits ont pour origine la possession des terres et des richesses disponibles. Dans Nausicaä, les hommes se partagent les territoires encore éloignés de la mer de décomposition, vaste écosystème dégageant des miasmes toxiques pour toutes formes de vie humaine. Ces terres se réduisent d’années en années car rien ne peut enrailler l’inexorable avancée de cette jungle mortifère. Les peuples sont de plus en plus stériles et leur avenir menacé. Au lieu de s’unir, ils luttent pour la possession des régions restants.

Dans Princesse Mononoke, une configuration similaire pousse certains hommes à empiéter sur la forêt, territoire des Dieux. Mené par Dame Eboshi, un groupe de parias, composé de lépreux et de filles de joies fonde un village exploitant les ressources minières cachées dans les entrailles de la forêt. Pris au piège entre l’empereur et les seigneurs féodaux qui imposent leur loi par leurs samouraïs, les villageois n’ont d’autres solutions que de s’enfoncer toujours plus profondément dans le territoire des dieux pour en extraire les métaux et détruire la forêt.

Cet antagonisme entre les forces de la nature et les hommes se retrouve dans d’autres films des studios Ghibli mais c’est dans Nausicaä et Mononoke qu’il est le plus éclatant. Dans les deux cas, il s’agit d’une lutte pour la survie dans un univers où l’espace est compté.

Cet imaginaire correspond aux convictions de Miyazaki qui déclare dans une interview que les Japonais ont tué les dieux et créés un rapport nouveau à la nature lorsque la civilisation s’est développée.

M : I think that the Japanese did kill Shishi Gami around the time of the Muromachi era. And then, we stopped being in awe of forests. Well, I don’t know if it was really during the Muromachi era or not, as there would certainly be regional differences, but at least from ancient times up to a certain time in the medieval period, there was a boundary beyond which humans should not enter. Within this boundary was our territory, so we ruled it as the human’s world with our rules, but beyond this road, we couldn’t do anything even if a crime has been committed, since it was no longer the human’s world – there was such asyl (a sanctuary which is free from the common world. It is a free and peaceful domain), or a sanctum. It is written in books by Kin-ya Abe or Yosihiko Amino (both are historians). I think that there were such things. As we gradually lost the awareness of such holy things, humans somehow lost their respect for nature. This film deals with such a process in its entirety.

Q : We lost our awe (of such things)

M : Yes. After all, this film is just reenacting what humans have done historically. After Shishi Gami’s head was returned, nature regenerated. But it has become a tame, non-frightening forest of the kind that we are accustomed to seeing. The Japanese have been remaking the Japanese landscape in this way.[9]

Princesse Mononoke et Nausicaä sont deux versions de ce combat initial entre les hommes et les dieux. Les deux récits montrent de quelle manière nous vivons à présent dans un monde désenchanté.

Dans Princesse Mononoke, le prêtre Jiko s’exclame que « le propre de l’homme de vouloir posséder ce qu’il y a entre ciel et terre ». Cette phrase illustre parfaitement les deux récits qui débutent de manière similaire. Un élément extérieur vient perturber la paix d’un village ou d’un petit royaume frontalier.

Dans Nausicaä, un vaisseau de la cité de Pejita atterrit en catastrophe dans la Vallée du vent. Il s’agit d’un convoi de réfugiés en fuite. Malgré les efforts des habitants de la Vallée, il n’y a aucun survivant. La Princesse de Pejita a juste le temps de confier à l’héroïne une pierre, qui ne doit en aucun cas tomber entre les mains des Tolmèques. On apprend par la suite que l’empire tolmèque a décimé cette cité alliée pour obtenir cet objet et qu’il a, dans le même temps, lancé l’assaut contre l’empire Dork.

Le début de Princesse Mononoke se rapproche de celui de Nausicaä. Un dieu sanglier, rendu fou par la douleur, s’est transformé en tatarigami qui menace le village des Emishis. Incapable de trouver le repos, il meurt en maudissant les hommes et en laissant la souillure se répandre sur le corps d’Ashitaka. Dans les entrailles de la divinité défunt, les villageois récupèrent une boule de fer, en l’occurrence la balle qui a frappé le dieu sanglier et l’a fait souffrir jusqu’à ce qu’il devienne tatarigami.

Dans les deux cas, l’élément perturbateur provoque le départ du personnage principal loin de sa patrie. Celui-ci va parcourir le monde et permettre aux lecteurs/spectateurs de le découvrir à travers son regard naïf. Se positionnant en personnage neutre, Ashitaka et Nausicaä ne prennent part aux hostilités que pour défendre les faibles et tenter de limiter les morts.

Vivre de la nature ou en symbiose avec elle ?

La situation de conflit permet à Miyazaki de montrer plusieurs prises de position à l’égard de à l’environnement. Dans Nausicaä, certains peuples vivent dans une sorte de statu quo par rapport aux éléments naturels tandis que certains essaient de se faire maître et possesseur de la forêt et que d’autres vivent en harmonie avec les insectes. Dans Mononoke, on trouve également l’exposition de plusieurs tendances possibles face à l’inévitable expansion humaine. L’héroïne vit aux côtés des divinités tandis que Dame Eboshi combat les animaux pour protéger les villageois et qu’Ashitaka vivaient dans la crainte respectueuse des dieux. Le conflit dans lequel est entraîné le héros permet aux lecteurs/spectateurs de découvrir les forces en présence.

Dans Nausicaä, la principale opposition se fait entre les sociétés qui vivent en symbiose avec la nature et ceux qui l’exploitent à plus ou moins grande échelle. La guerre oppose principalement les peuples qui considèrent la mer de décomposition et les insectes comme des éléments nuisibles.

Le manga propose plusieurs cartes de l’univers pour que le lecteur puisse mieux se représenter l’avancée des troupes. Les différents camps peuvent se distinguer en plusieurs groupes opposés et complémentaires. Nausicaä propose un tableau plus poussé et plus complet de la situation car les sept volumes de manga laissent un large espace pour dépeindre les États ennemis. Il y a d’un côté deux empires (tolmèque et dork) et de petits pays satellites résultant de la destruction d’un ancien pays (Eftal), puissant et technologiquement avancé, qui a été englouti par un « raz-de-marée », il y a 300 ans[10]. Les deux empires restant se livrent une guerre qui au départ semble en faveur des Tolmèques.

Créé au début des années 1980, le manga dépeint deux empires qui font inévitablement penser aux deux blocs de la coexistence pacifique. Entre les deux empires, il n’y a pas de rideau de fer mais une zone tampon composée de petits royaumes frontaliers (Pejite, Vallée du Vent). Toutefois, dans le monde post-apocalyptique de Miyazaki, aucun pays ne possède de régime démocratique. À l’Est, l’empire tolmèque est une monarchie déchirée par des conflits familiaux. À l’Ouest, l’empire dork est une théocratie dont deux frères se partagent le pouvoir. La distinction entre les deux pays correspond à une opposition entre force militaire pure d’un côté et une alliance de science et de religion de l’autre.

Les deux blocs antagonistes révèlent au fur et à mesure de nombreuses failles et se scindent en des clans opposés. Au sein de l’Empire tolmèque, les dissensions familiales expliquent en partie pour quelles raisons Nausicaä obtient l’aide de Kushana. Fille du précédent monarque, elle a été envoyée sur le front par son beau-père afin d’accomplir des missions plus ou moins suicidaires. Le nouvel empereur avait cherché à l’éliminer par le poison, mais l’impératrice a bu la coupe empoisonnée à sa place et est devenue folle.

L’empire dork possède à sa tête un clergé tout puissant dirigé par l’un des deux frères se partageant la puissance impériale. Doté de pouvoirs paranormaux, celui-ci use de télékinésie et télépathie pour asseoir son autorité. À la mort de ce frère, l’aîné reprend le contrôle de l’empire avant d’être tué à son tour, sans gloire. Ravagé par la guerre, privé de ses monarques, le régime politique s’écroule. La chute de l’empire Dork est concomitante à celui de l’Union soviétique, comme le remarque Miyazaki.

Yom : Et à propos de l’effondrement de l’Union Soviétique?

Miyazaki : C’est arrivé juste à l’époque où je décrivais l’effondrement d’un pays appelé Dork dans Nausicaä. En l’écrivant, je me demandais s’il était possible pour un tel empire comme Dork de disparaître si facilement, et j’ai donc été vraiment surpris que l’Union Soviétique se soit effondrée encore plus facilement. Un pays s’effondre et au même moment, les gens peuvent poursuivre leur vie quotidienne. Une telle chose peut vraiment se produire. Je me suis demandé pendant longtemps ce qui s’était produit, ce qu’il était advenu à ces gens qui vivaient quand l’Empire romain d’Occident est tombé, mais avec l’effondrement de l’Union Soviétique, j’ai eu une espèce de réponse.

Yom : Je dirai que c’est une bonne corrélation…

Miyazaki : Il y a eu beaucoup de choses que j’aurai dû écrire sur la fin de l’Empire Dork. Mais, d’un autre côté, je suis embarrassé de dire qu’il y avait une limite à ma productivité, seize pages par mois, et il y a eu beaucoup de choses que je n’ai pas écrites. Pourquoi le pays est-il tombé, ou pour commencer, quel était ce pays? Quelle sorte de système avaient-ils, pourquoi le système n’a plus marché… Je savais que je devais décrire ces points mais pendant que je me retranchais derrière l’excuse, que le temps me manquait, l’empire est tombé de lui-même dans le manga et dans le monde réel, l’Union Soviétique aussi.

Face à ces deux empires et aux petits États satellites qui se disputent les terres « saines », il existe deux peuples nomades tous deux issus de l’ancienne civilisation d’Eftal, submergée par le raz-de-marée : les maîtres vers et les habitants de la forêt.

Contrairement aux autres peuples, ceux-ci ne sont pas désignés par un nom mais par une périphrase. Tous deux sont craints pour des raisons opposées. Les maîtres vers sont les descendants des marchands d’armements qui ont massacré les ômus pour servir à la fabrication d’armes. Ils sont responsables de la colère des insectes et du raz de marée. Ils vivent en symbiose avec les insectes qu’ils élèvent comme des animaux de compagnie. Particulièrement sales, ils sont considérés comme des parias, des intouchables que personne ne veut fréquenter. Ils dépouillent les cadavres humains lors des batailles pour revendre à bon prix leur macabre butin.

Les habitants de la forêt s’apparentent aux Fremens de Dune. Comme dans le roman de Frank Herbert, ce peuple vit dans une zone perçue comme inhospitalière par les autres. Ils portent une combinaison qui au lieu de récupérer l’eau comme dans le récit de 1965, recycle l’air et leur permet de respirer en plein cœur de la jungle toxique. Ils ont abandonné l’usage du feu, se servent de morceaux d’insectes pour confectionner leur habitat et leur vêtement, se nourrissent d’œufs que les insectes leur lèguent.

Ces deux peuplent entrent indirectement dans le conflit. Les maîtres vers sont payés par l’empire Dork. Les habitants de la forêt ont envoyé une délégation pour découvrir les raisons de l’agitation des insectes.

Le monde de Nausicaä oppose ainsi les peuples nomades aux civilisations dont l’essor va de pair avec la conquête de territoire. Les uns vivent en exploitant les ressources naturelles, les autres tentent de communier avec les insectes et la forêt.

Dans Mononoke, les forces en présence sont moins détaillées en raison de la durée limitée du film. Des seigneurs féodaux, le spectateur ne voit que les troupes de samouraïs pillant les alentours et siégeant autour du village fortifié. De l’empereur souhaitant devenir immortel en s’appropriant la tête du Dieu cerf, il ne sait rien mis à part ce que le moine Jiko rapporte. Contrairement à Nausicaä, les aspects politiques importent moins. La parole est donnée aux déités de la forêt et à leurs stratégies pour survivre à la déforestation inévitable par l’homme.

Il y a trois groupes de divinités : les sangliers, les loups et les singes. Dirigés par Okkoto, les sangliers veulent tuer un maximum d’hommes dans un unique assaut suicidaire. Les loups menés par Moro attaquent régulièrement les humains et tentent de tuer le meneur ennemi (dame Eboshi). Les singes n’affrontent pas directement les hommes et passent leurs nuits à replanter des arbres, sans succès. Ils rendent les loups responsables du désastre écologique.

Ainsi les deux récits proposent une réflexion sur la place de l’homme dans la Nature. Le premier film de Miyazaki montre de quelle manière les humains se servent des insectes et de la forêt toxique dans une visée impérialiste pour conquérir d’autres pays. Au lieu de s’unir contre la Nature, les différents peuples se liguent les uns contre les autres pour tenter d’occuper des territoires restés sains. Dans Princesse Mononoke, l’affrontement se fait entre les divinités de la nature et les hommes qui ne les respectent plus et dont l’expansionnisme empiète sur le territoire des animaux. Chaque tribu animale réagit à l’agression de manière différente, mais aucune ne parvient à empêcher le désenchantement du monde.

De même que la nature n’est ni bonne ni mauvaise, les hommes et les dieux dépeints par Miyazaki sont ambivalents. Dans Nausicaä comme dans Mononoke, l’auteur parvient à créer un monde où aucun État, aucun clan n’est figé. Personne n’incarne le mal ou le bien. Personne ne fait le bon choix vis-à-vis de la nature.

Dame Eboshi est responsable du décès de Nago qui une fois transformé en tatarigami lance une malédiction sur Ashitaka. Pourtant, cette mort est présentée comme nécessaire à la préservation du village. La mansuétude de Dame Eboshi est soulignée par le fait qu’elle recueille les parias de la société et qu’elle est la seule à côtoyer les lépreux et à leur offrir un travail. En outre, Nago aurait très bien pu adopter l’attitude de Moro (elle aussi touchée par une balle) et attendre la mort au lieu de se laisser envahir par la colère.

De la même manière dans Nausicaä, le premier frère de l’empire Dork est présenté comme un être faible happé par une brume noire matérialisant le néant et les forces délétères. Le lecteur apprend à la fin du manga qu’il avait une réelle sympathie pour les paysans et qu’il avait tenté de réformer le pays pour améliorer leur sort pendant vingt premières années de son règne. Les deux frères de Kushana, qui souhaitaient sa mort et celle de leur père, deviennent des musiciens virtuoses dans le jardin de la crypte de Shuwa, une fois loin des enjeux de pouvoirs et de la guerre.

Quant au peuple de la forêt, ils représentent une forme d’extrémisme dans l’écologie et ils ne survivront pas plus que les autres sociétés à la purification de la planète.

De même que la forêt est représentée de façon ambivalente comme bénéfique et néfaste, de même les différents groupes humains et leur choix par rapport à l’écosystème sont présentés de manière nuancée. Chacun pense faire le mieux pour son peuple, tout le monde se fourvoie dans une certaine mesure.

L’impossible équilibre

Dans les deux récits, la position du personnage principal est difficile à tenir. Nausicaä est à la fois une vierge guerrière et une mère, célébrée comme un messie par une partie du peuple dork et des maîtres vers. Ashitaka est lui aussi un guerrier qui sauve de la mort deux bouviers qui font pourtant partie du groupe qui a tué le dieu protecteur de la forêt. À la compassion de Nausicaä répond le calme d’Ashitaka qui tente de voir les choses sans haine.

Les deux héros sont présentés comme étant à la fois pur et impur. Cette ambivalence et leur extrême lucidité les portent à regarder le monde avec compassion. Ashitaka est victime d’une malédiction et son corps se couvre petit à petit d’une tache noire signifiant sa gangrène. Pourtant il ne cherche pas à ôter la vie à Dame Eboshi, responsable de son mal. Dans le même temps, pour aider les villageois, il en vient à mettre à mort les samouraïs. De la même manière, Nausicaä se veut pure, mais elle a tué un soldat tolmèque dans le premier volume sous le coup de la colère et bien qu’elle souhaite la mort du dieu guerrier, elle lui ment et le traite comme son fils. L’ambivalence au cœur de la représentation de la nature se retrouve ainsi dans la figure du héros.

Enfin, l’ambivalence des relations transparaît dans le mélange des tonalités. Nausicaä et Mononoke sont les deux films les plus violents de Miyazaki. Aux génocides du manga répondent les membres tranchés des samouraïs et l’hécatombe des sangliers. La brutalité des affrontements donne une qualité épique aux deux récits où les valeurs guerrières et le courage au combat sont mis en avant. La violence et le caractère héroïque des deux films laissent pourtant une large place à une représentation très esthétique et apaisée d’un environnement presque édénique. Plus que des récits de science-fiction ou de fantasy, les œuvres de Miyazaki sont une véritable ode à la Nature.

L’émerveillement de Nausicaä devant les formes végétales et animales de la Mer de décomposition fait comprendre aux lecteurs la beauté spécifique de cette forêt par ailleurs toxique. De même, le sacrifice des ômus pour absorber le fongus, créé artificiellement par les savants dorks, provoque un sentiment d’apaisement et de tristesse. Comme l’héroïne, le lecteur ne peut être qu’admiratif devant une telle abnégation.

L’ambivalence de l’espace à la fois menaçant et bénéfique, naturel et artificiel, va de pair avec l’ambiguïté des rapports humains à l’écosystème. Le caractère indécidable permet de mettre en valeur l’interdépendance entre tout ce qui vit et l’impossibilité de faire un choix pour désigner ce qui est digne de vivre ou de mourir.

Pour Miyazaki, toutes les formes de vie se valent et l’homme n’est en aucun cas extérieur à la chaîne des êtres vivants.

Je n’irai pas jusqu’à dire que ma démarche artistique est animiste ou shintoïste. Mais dans la mesure où je suis japonais, je me considère comme un biotopiste, un adepte de la défense de la nature et de l’environnement, comme beaucoup de gens au Japon. Moi, et les biotopistes que je fréquente, considérons que si cet arbre ou ce poisson se trouve à cet endroit, il faut le laisser vivre où il est. Il n’y a pas d’ordre à imposer aux êtres vivants. Nous respectons la nature telle qu’elle est, et pas telle qu’elle devrait être. Nous nous rapprochons de la doctrine de Gaïa, « la Terre nourricière », selon laquelle il n’existe pas de différence entre le vivant et le non-vivant, la Terre et les animaux.[11]

Dans Nausicaä et Mononoke, plusieurs passages mettent en parallèle la vie humaine et celle des insectes. Dans le tome 3, Nausicaä découvre des enfants enfermés dans un four pour les préserver de l’atmosphère toxique apportée par une attaque de spores. Quelques pages plus tard, elle intervient pour que les soldats ne tuent pas un insecte caché dans un puits. Elle parvient à l’apaiser par sang d’ômu imprégnant ses vêtements[12]. Elle se rend compte que l’insecte est sur le point de mourir et qu’il voulait juste défendre ses œufs. Le parallélisme avec enfants humains enfermés dans un espace clos pour les préserver et les œufs enfouis dans le puits est assez évident. Dans les deux cas, il s’agit de défendre sa descendance.

Dans Princesse Mononoke, la mise en parallèle des humains et de la faune est renforcée. Les animaux parlent et l’un des personnages principaux est un enfant sauvage recueilli par les loups. San est une humaine qui se considère comme une louve. Élevée par Moro, elle hait les hommes qui détruisent sa forêt et qui condamnent sa mère à une mort certaine. À la fin du film, même si elle apprécie Ashitaka, elle campe sur ses positions et part vivre avec le reste de sa meute.

La fin de Nausicaä et celle de Mononoke peuvent laisser le lecteur/spectateur dubitatif. Nausicaä détruit l’ancienne humanité pour laisser à la nouvelle une chance de survivre selon son choix. Ashitaka repart laissant San avec ses loups. Le Dieu cerf meurt en laissant la nature recouvrir à nouveau la vallée. Au lieu de proposer des solutions, Miyazaki ne peut que poser les problèmes liés à la difficile cohabitation des hommes et des éléments naturels. Il n’y a pas de leçon à en tire si ce n’est que les humains ne peuvent pas envisager le monde comme s’ils ne faisaient pas partie de l’écosystème. Les récits montrent l’interdépendance de toutes formes de vie et le caractère indécidable de ce qui a le plus de valeur.

Entre le début et la fin de Nausicaä, Miyazaki a été obligé de changer radicalement de mode de pensée. Il déclare ainsi dans son interview pour Yom:

Pendant que j’essayais de conclure Nausicaä, j’ai effectué ce que certains appellent un tournant. J’ai totalement abandonné le marxisme. Mais je n’ai pas eu d’autre solution que de l’abandonner. J’ai décidé que c’était faux, que son matérialisme historique aussi et que je ne devais plus voir les choses ainsi. Et cela a été un peu dur. Même maintenant, je pense quelques fois que les choses seraient plus faciles si je n’avais pas changé. Ce n’est pas que j’ai changé de manière drastique ou changé par une lutte sans merci pendant que j’écrivais, mais des questions intérieures me sont devenues irrésistibles. Je pense que ce changement net dans ma manière de penser est venu de mon écriture sur Nausicaä, plus que par le changement de ma position dans la société.[13]

L’abandon du marxisme et d’une opposition simple entre deux classes, deux clans ou deux empires permettent à Miyazaki de redécouvrir l’essence même de la pensée religieuse asiatique. Le rapport de l’homme à la nature est comparable à celui du yin et du yang : ils s’opposent, se complètent et s’engendrent mutuellement. Toutefois, l’auteur se refuse à employer un discours religieux.

Et il semble que la clef de ce genre de questions se situe dans les pensées des gens du passé, qui se sont enfouis dans les montagnes, plutôt que dans nos propres têtes. Ces jours-ci, j’ai été effrayé quand j’ai entendu des paroles religieuses que j’ignorais avant. J’ai senti, « Oh, on en a aussi parlé aussi ». Derrière ces simples mots, par exemple, dans un livre élémentaire du Bouddhisme, il y a une grande expérience derrière ou beaucoup de choses simulaires. Je peux le ressentir mais c’est tout. Je ne peux pas les comprendre entièrement. Je suis désorienté. Au moment où je copie les mots, ils commencent à changer. Mais contrairement à des hommes comme Shinran, qui les a écrit sans crainte, je n’ai pas pu. J’ai décidé que Nausicaä ne dirait pas les mêmes choses parce que, inévitablement, cela aurait sonné faux.

Les fins ouvertes de Nausicaä et Princesse Mononoke montrent que Miyazaki ne peut et ne veut pas trancher en ce qui concerne la démarche à suivre pour vivre en harmonie avec l’écosystème. Il nous propose de choisir notre voie.


  • [1] Le Mouvement national de la forêt de Totoro a obtenu l’autorisation de Miyazaki d’utiliser les personnages du film Mon voisin Totoro pour promouvoir leur action.
  • [2] L’intrigue de Pompoko met en scène cette urbanisation accélérée et la lutte pour la survie des tanuki, espèce animale spécifique au Japon. Le film est réalisé par Isao Takahata sur une idée originale d’Hayao Miyazaki.
  • [3] Extrait de l’interview réalisée pour Yom, Juin 1994, Iwanami Shoten, disponible en anglais sur ce site http://www.nausicaa.net/miyazaki/interviews/afternausicaa.html; en français sur celui-ci : http://www.animint.com/encyclopedie/auteurs/miya_interview94.html
  • [4] Hayao Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du vent, Grenoble, Glénat, 2000, 7 volumes.
  • [5] En réalité le studio Ghibli a été fondé après Nausicaä, mais la majeure partie de l’équipe de production de ce film constitue les effectifs du studio d’animation.
  • [6] Le Château dans le ciel, Kiki petite sorcière et Mon Voisin Totoro sont plutôt destinés à un public d’enfants.
  • [7] Dans une interview de 1982 pour le magazine Comic Box, Miyazaki avoue son intérêt pour la description des plantes géantes dans le Monde vert. Comic Box, Novembre 1982, repris dans Manga hikyou taikei, vol 4, disponible sur le site suivant : http://www.nausicaa.net/miyazaki/interviews/scifi.html
  • [8] Le terme désigne une divinité malfaisante. Dans le film, le tatarigami est lié à la transformation d’un dieu qui s’est laissé envahir par la colère.
  • [9] An Interview with Hayao Miyazaki, Mononoke-hime Theater Program, July 1997, Tokuma Shoten and Studio Ghibli, disponible sur le site suivant : http://www.nausicaa.net/miyazaki/interviews/m_on_mh.html
  • [10] Le récit des trois « raz-de-marée » permet de donner une profondeur au récit et de créer une chronologie mythique semblable à celle que l’on peut trouver dans le Seigneur des anneaux de Tolkien. L’histoire du dernier cataclysme ayant eu lieu il y a 300 ans est évoquée au tome 2, à la page 83.
  • [11] Miyazaki dans Les Inrockuptibles, 3 février 2003.
  • [12] Nausicaä, t. 3, p. 34.
  • [13] Ibid.

Bibliographie :

  • Hayao Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du vent, Grenoble, Glénat, 2000, 7 volumes.
  • Hayao Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du vent, 1997.
  • Hayao Miyazaki, Princesse Mononoke, 1997.
  • Helen McCarthy, Hayao Miyazaki : Master of Japanese Animation, Stone Bridge Press, 1999.
  • Susan J. Napier, Anime from Akira To Princess Mononoke: Experiencing Contemporary Japanese Animation, Palgrave Macmillan, 2001.

Article initialement rédigé pour une revue universitaire mais qui est resté dans les cartons.

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