Catégories
Jeu vidéo

Entretien avec Fabien Delpiano (Pasta Games)

Avant de rencontrer un immense succès avec Rayman Jungle Run sur iOS, Pasta Games a eu un parcours difficile en tant que petit développeur indépendant de jeux vidéo. Nous avions rencontré son fondateur Fabien Delpiano à plusieurs reprises : pour la sortie de Maestro ! Jump in Music et pour celle de Burn It All sur iOS. Il travaillait à l’époque sur un jeu avec Arkédo. Il s’agissait en fait de Hell Yeah ! Voici un extrait de la longue interview parue dans IG magazine 15 (été 2011).

Que s’est-il passé chez Pasta Games depuis la sortie et le piratage de Maestro ? Vous aviez un peu pété les plombs sur le blog officiel.

Fabien Delpiano : Ce n’était pas un « pétage » de plombs, mais un article exprimant notre sentiment de dégoût face au piratage. Le jeu s’est très, très mal vendu en boîte et il a fallu remonter la pente au niveau financier. Nous avons fait pas mal de prestations, diverses applications et d’autres boulots qui nous ont permis de sortir du marasme. Puis nous avons pu recommencer à faire des jeux. Nous avions besoin de nous faire du bien au milieu des autres travaux. Nous avons donc lancé une coproduction avec Bulkypix : un projet au graphisme un peu rétro avec de gros pixels. C’est alors que Pix’N Love est aussi entré dans l’aventure. L’éditeur nous a prêté son nom et nous avons échangé des idées en termes de game design. Huit mois après Maestro, nous avons donc pu sortir Pix’n Love Rush sur l’App Store, qui a plutôt bien marché malgré l’absence de « waouh effect » ou de graphisme 3D. Il était destiné aux gamers, car le niveau de difficulté était relativement élevé et il fallait manipuler quatre touches sur l’écran tactile.

Cela a fait du bien au moral et au porte-monnaie, et nous avons décidé de réinvestir sur iPhone. Nous sommes repartis sur une coprod’ avec Bulkypix avec un titre vraiment adapté à l’appareil et à son écran tactile pour qu’il soit jouable avec une seule main. Nous avons essayé de mieux calibrer le projet pour qu’il corresponde aux standards, avec des parties courtes que l’on peut jouer dans les transports et un côté plus grand public. Cela implique notamment un système de niveaux et de scoring à la Angry Birds ou Cut the Rope.

Nous voulions faire depuis longtemps un jeu de time loop et nous étions tombés amoureux d’un titre qui s’appelle Cursor*10. Au niveau du game design, ce jeu Flash gratuit nous a vraiment marqués. Nous voulions donc faire un titre casual avec le même esprit.

Nous avons eu la chance d’avoir des partenariats avec Samsung, qui lançait sa plate-forme Bada, et avec Microsoft, qui lançait le Windows Phone 7. Nous avons réussi à mettre bout à bout un budget pour produire le jeu Burn It All. Il est sorti l’an dernier sur ces deux plates-formes, puis au printemps sur iOS, où il semble plutôt bien fonctionner.

L’autre fait marquant est que nous avons rencontré Parrot, qui commercialise l’AR Drone [NDLR : une sorte d’hélicoptère que l’on pilote avec un iPhone]. Le constructeur cherchait des gens pour créer un jeu solo à base de réalité augmentée. Le challenge nous a plu, car c’était quelque chose qui n’avait jamais été fait ! Depuis septembre, nous travaillons donc sur un prototype et nous espérons le sortir avant la rentrée 2011. C’est un jeu d’arcade un peu hystérique entre Pilot Wings et Pix’n Love Rush. C’est la première fois que l’on se déplace à l’intérieur d’un monde en réalité augmentée. Il y a donc des objets au milieu du salon et il faut aller les chercher en volant avec l’hélico.

Actuellement, travaillez-vous tous sur ce projet ou en avez-vous d’autres ?

Fabien Delpiano : Nous terminons ce jeu pour hélico, mais nous sommes aussi en train de travailler sur une mise à jour de Burn It Allpour l’été. Nous nous préparons également pour un projet plus ambitieux en collaboration avec Arkedo. Il s’agit d’un titre pour les plates-formes dématérialisées des consoles next gen. Cela devrait nous occuper pendant presque un an à partir du mois de juin. Nous nous chargerons de la version PSN, et Arkedo de la version XBLA. Il est clair que ce qui nous intéresse avant tout, c’est de créer des jeux ! Au cours de l’année qui a suivi l’échec de Maestro,nous avons dû réaliser pas mal de prestations pour des applications qui ne sont pas des jeux. Et si tout se passe bien, nous devrions pouvoir nous consacrer uniquement à la création de jeux l’an prochain. Avec le titre à venir, nous allons pouvoir travailler sur des systèmes plus puissants que la DS ou le téléphone.

La sortie avancée de Burn It All sur téléphones autres qu’iOS était-elle due aux partenariats ?

Fabien Delpiano : Il y avait des opportunités pour faire partie d’offres de lancement de ces nouvelles plates-formes. Cela a plutôt pas mal marché pour des marketplaces qui se lancent et sur des appareils qui ne se vendent pas encore à des millions d’exemplaires, même si nous ne faisons bien sûr pas le même volume que sur l’App Store. Une chose est sûre : il est très agréable de programmer pour Windows Phone 7 car l’environnement est en C sharp et en XLA. C’est simple à développer et à déboguer, car c’est un langage d’assez haut niveau – comme Java – et qui a un côté moins aléatoire que le C++. En revanche, ce qui reste ennuyeux, c’est que sur un même hardware, le C sharp est plus gourmand. Il faut donc être malin au niveau du développement pour optimiser les choses et faire des jeux moins exigeants au niveau des performances, c’est-à-dire qui demandent moins de réactivité et de rapidité de la part du joueur.

Vous avez calqué votre jeu sur les titres du type Angry Birds ?

Fabien Delpiano : Ce n’est pas une histoire de gameplay car notre jeu n’a pas grand-chose à voir avec ce genre de titres, mais plutôt d’habillage du jeu, de façon de jouer et de découpage en petites sessions, que l’on peut passer rapidement sans gagner d’étoiles ou recommencer plus tard de façon plus sérieuse et plus assidue, de manière à avoir tous les bonus. C’est une histoire de format. Quand nous avons développé le titre sur Bada et Windows Phone 7, nous n’avons pas fait les choses comme cela car sur ces plates-formes, le format de l’iOS n’était pas encore devenu complètement standard. En revanche, quand nous sommes passés sur iOS, nous avons tenu compte des habitudes des consommateurs, qui sont habitués à des sessions très courtes et simples avec du scoring et du game center. Nous avons donc gardé le même gameplay mais avec un habillage différent.

Nous avons aussi pris trois mois de développement supplémentaires, soit presque autant que pour la version originale. Nous avons enfin retravaillé pas mal de choses au passage et mûri un certain nombre de mécanismes de jeu.

Avez-vous des exemples ?

Fabien Delpiano : Dans la version Bada et WP7, lorsque tu déplaces la flamme et que tu frôles les surfaces que tu ne peux pas brûler, comme la pierre, elle ripe dessus et s’arrête. Cela rapproche presque le gameplay de celui de Docteur Maboul : il ne faut pas toucher les bords. Sinon, il faut la récupérer et repartir en évitant les obstacles. Nous nous sommes aperçu que c’était assez frustrant pour les joueurs et nous avons donc retravaillé l’algorithme pour que la flamme glisse au lieu de s’accrocher aux surfaces, qu’il n’y ait pas de problème de collision, que les mouvements soient plus doux. Nous avons diminué le time loop. Dans la version initiale, on faisait trois tours de cinq minutes ; chaque partie durait ainsi un quart d’heure. Or c’est trop long lorsqu’on joue en déplacement. Nous avons repensé le gameplaypour que, dans la façon de jouer, les niveaux soient eux aussi plus adaptés. Nous avons fait en sorte que tout soit plus rapide. Les versions WP7 et Bada étaient un peu molles. On passait trop de temps à attendre. Nous avons raccourci les temps de retours. Bref, nous avons peaufiné beaucoup de choses tout en changeant le format.

Est-ce votre éditeur qui vous a demandé ces modifications ?

Fabien Delpiano : Nous collaborons avec Bulkypix en ce qui concerne les focus tests mais nous en faisons aussi beaucoup en interne. Une fois par mois, dès que nous avons une version jouable, nous faisons venir des gens chez nous pour tester le jeu. Nous regardons comment ils jouent et ils nous donnent leur avis. Bulkypix nous transmet surtout des retours sur les aspects marketing, habillage, communication et adaptation aux contraintes de l’App Store.

Dans les focus tests, nous faisons d’abord venir des copains proches ou des gamers qui ont un regard un peu plus acéré. Et plus le jeu avance, plus nous faisons venir des personnes qui ont un regard plus neuf et ne connaissent pas le jeu en général. Ensuite, tout dépend de la cible visée. Nous regardons dans tous les cas ce qui les énerve, ce qui leur plaît et nous essayons d’améliorer et d’adapter le jeu à partir de cela. Il ne faut pas que des choses qui nous paraissent normales ou naturelles perturbent des joueurs moins aguerris, qui sont découragés ou agacés par tel ou tel aspect. À partir de là, soit on explique mieux le mécanisme, soit on l’adapte.

Est-il plus difficile de s’adapter au grand public ?

Fabien Delpiano : Nous sommes plus surpris par les réactions des non gamers. Comme nous travaillons dans le jeu vidéo, nous sommes tous plus ou moins des joueurs, et nous avons plus l’habitude des réactions de gamers. Ces gens découvrent le jeu, et notre culture ludique nous handicape plus qu’autre chose. Nous nous appuyons sur des références et même, graphiquement, sur des jeux que nous connaissons, mais qui n’évoquent rien pour ce public de néophytes. Certaines choses qui nous semblent naturelles leur paraissent insurmontables. Il faut essayer de nous départir de nos habitudes de joueurs pour expliquer des évidences.

Et dans le cas d’un jeu PSN, comment cela se passe-t-il ?

Fabien Delpiano : C’est l’équipe d’Arkedo qui réalise la version lead et nous ne faisons que la version PlayStation 3. C’est donc elle qui a la main sur le gameplay, les focus tests, etc. Quelles que soient les versions, il faut les tester, les déboguer, les améliorer en regardant comment les gens réagissent quand ils les prennent en main. Nous avons toujours une version de retard sur eux. Nous attendons qu’ils finissent l’alpha pour travailler sur le portage, etc. Le gros des focus tests se fait sur la version lead comme c’est souvent le cas, mais il y en a aussi sur le PSN pour des problèmes de manettes et d’habitudes spécifiques à chaque plate-forme.

Est-ce vraiment plus compliqué de faire un titre pour le PSN ?

Fabien Delpiano : Les consoles sont très différentes du point de vue de l’architecture matérielle : la Xbox a un gros processeur central et une seule carte graphique, alors que la PS 3 a sept coprocesseurs graphiques, ce qui la rend plus puissante. Mais il faut arriver à répartir le travail sur les huit unités de développement différentes et que chacune soit occupée à faire quelque chose pour arriver à en tirer un maximum de profit. Sur le plan du hardware, c’est donc très différent. Et comme la version PSN est programmée en C sharp et non en C++, nous devons réaliser une adaptation du code. En clair, c’est une réécriture complète.

Est-ce vraiment plus simple d’aller sur le dématérialisé pour les « indé » ?

Fabien Delpiano : Les plates-formes dématérialisées se prêtent beaucoup plus à l’autoédition, car il n’y a pas d’avance de cash à faire ; c’est intéressant pour les indépendants, qui ont toujours des problèmes de financement. Mine de rien, fabriquer un jeu coûte de plus en plus cher, et l’essentiel des coûts est lié à la production elle-même. Un projet revient généralement à plusieurs centaines de milliers d’euros. Il faut avoir la capacité d’investir une telle somme et de pouvoir tenir en attendant que le titre soit mis en vente et que le développeur reçoive la rémunération finale de la part des marketplaces. Cela représente énormément de temps et d’argent à sortir avant de toucher le premier centime. Et ce temps-là, il faut le financer, surtout lorsqu’on paie des gens mensuellement comme c’est le cas chez nous. Le financement de la production est donc un challenge très important. Dans le cas des jeux en boîte, ce sont les éditeurs qui financent le développement. Mais depuis l’émergence du dématérialisé, ils sont plus frileux.

De leur côté, les indépendants ont du mal à s’autofinancer. Ils se rendent compte assez vite qu’il est difficile de se passer de l’appui financier d’un véritable éditeur. À moins d’avoir une fortune familiale ou de trouver un pont d’or, il est difficile de produire de A à Z un jeu tout seul. Soit les gens sont jeunes et étudiants, ce qui explique qu’ils font des jeux sans se payer, car ils peuvent toujours aller chez papa ou maman quand il n’y a plus rien dans le frigo et partager un squat à dix avec des potes. Soit ils ont la trentaine, avec femme et enfants, et ce n’est plus un mode de vie ou de travail viable. Pasta étant une entreprise, nous devons payer les gens tous les mois. Les difficultés de financement restent donc identiques.

De plus en plus d’« indé » convertissent leurs titres sur iPhone. Qu’en pensez-vous ?

Fabien Delpiano : Je pense que les machines iOS deviennent assez époustouflantes. L’iPad 2 est bluffant au niveau du processeur et de la carte graphique. Mais ce qui leur manque le plus pour être de vraies consoles, c’est une manette. On pourrait très bien faire des jeux pour hardcore gamers sur l’iPad 2, mais il faudrait ajouter un périphérique pour vraiment pouvoir y jouer. Ça limite le gameplay, qui doit être simplifié. Dans le cas des développeurs de CAVE, ils ont commencé par créer des jeux de shoot hystériques, comme ils savent le faire en arcade, mais sur iOS avec un pad virtuel. Hélas, la majeure partie du public de l’App Store n’est pas intéressée par ce type de jeux. Même s’il existe des hardcore gamers, je ne sais pas s’il y a la masse critique pour permettre d’amortir un jeu hardcore qui aurait été créé uniquement pour cette plate-forme. Je sais néanmoins qu’il est difficile de rentabiliser sans faire des versions pour d’autres appareils et OS. D’ailleurs, le premier jeu de CAVE sur iOS qui n’est pas un portage d’un titre arcade est très différent dans le sens où il repose sur des personnages très mignons et sur une approche plus casual et moins difficile que ses jeux habituels. Il est moins tourné vers un public masculin. Bref, ils ont essayé de simplifier le propos ou du moins de le rendre plus grand public.

Il y a aussi du piratage sur iPhone et XBLA. Ne craignez-vous pas d’être confrontés au même problème que sur DS ?

Fabien Delpiano : Je ne suis pas un idéaliste non plus et j’ai conscience que nous vivons sans doute un changement de modèle économique qui est loin d’être achevé. Les gens, au travers de ce qu’ils ont vécu durant les vingt dernières années sur Internet, se disent qu’une version numérique d’un contenu préexistant ne devrait pas être payante. C’est vrai pour la musique, les films et les jeux. On a tendance à se dire qu’on n’a pas à payer pour transférer un paquet de bits d’un disque dur à un autre. Les gens pensent que les producteurs se sont déjà fait assez d’argent et que ce n’est pas la peine de leur en donner encore. Comme je fais partie des personnes qui investissent de l’argent pour fabriquer du contenu, je sais bien que c’est plus compliqué que cela.

Hélas, il est devenu impossible d’arrêter ce mouvement et ajouter des DRM ne changera rien. Il faut trouver une autre façon de donner envie de payer quelque chose. Les fremium et les F2P sont de plus en plus développés ; on fait payer le service qu’on rend dans le jeu et non plus le jeu lui-même. Ces titres sont conçus autour de la monétisation et le gameplay est pensé pour amener les gens à payer quelque chose, ce que je trouve extrêmement vicieux, car on fait en sorte que le jeu soit chiant pour que les joueurs paient afin de ne pas avoir à y jouer. C’est très pervers : les gens dépensent de l’argent dans Farmville, car s’occuper de son jardin est si pénible et peu valorisant qu’ils préfèrent payer plutôt que de le faire eux-mêmes.

Faire des titres chiants pour gagner de l’argent, je trouve ça absurde et je n’ai pas envie d’entrer dans ce jeu-là. Nous essayons de réfléchir à une façon différente de monétiser nos productions, mais je ne cache pas que nous n’avons pas encore la solution pour créer des jeux agréables qui amènent les joueurs à acheter des choses sans que ce soit un moyen de passer outre des étapes chiantes préconstruites dans le gameplay.

Je pense qu’il faut changer de modèle économique : payer pour du contenu est une chose révolue. Finalement, les cinémas ont été sauvés du piratage par le service donné dans les salles de cinéma 3D, avec son Dolby, lunettes stéréoscopiques et meilleures conditions de visionnage. On ne vend plus le film lui-même, mais le confort. Les gens ne paient plus la musique, mais ils continuent de payer pour un concert, car ils comprennent que d’autres prennent le temps de venir installer une scène et de partager du temps avec le public. Il faut trouver un équivalent pour le jeu vidéo.

Initialement publié dans IG Magazine 5, p. 56-61.

Qu'en pensez-vous ?