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Gakkyu Hosai : indiscipline et problèmes scolaires

Depuis 1997, le gakkyu hosai « désagrégation de la classe » est au cœur des préoccupations japonaises. Titre d’un essai de Ryoichi Kawakami, ces deux termes désignent le phénomène assez récent au Japon de l’indiscipline des élèves.

Bavardages incessants qui couvrent la voix de l’enseignant, personne qui se lève soudain pour partir du cours, agression verbale ou physique contre le professeur. Le chaos est tel que les journaux parlent de véritable jungle.

La faillite du système scolaire semble ainsi partagée par tous les pays industrialisés quels qu’ils soient. Revenons sur les causes de ce dysfonctionnement scolaire, symptomatique d’une société en crise.

Selon la petite histoire, c’est après un voyage au Japon que des dirigeants politiques français, éblouis par les performances du système scolaire nippon, ont décidé de donner comme horizon de l’éducation nationale française « 80 % d’une classe d’âge au niveau bac ».

Ainsi le décret du 6 septembre 1991 officialise cet objectif, entraînant une multitude de pratiques qui ne sont sans doute pas étrangères aux problèmes actuels de l’enseignement en France. Mais ceci est un autre article.

Pour en revenir au système japonais, on peut dire que, jusqu’à une période récente, l’image que s’en faisait le lecteur/spectateur français était celui d’un univers policé, où tous les élèves en uniforme écoutaient respectueusement leur professeur. On les représentait volontiers obsédés par leurs résultats scolaires, très studieux et consciencieux. 

Il est vrai que, dans un système scolaire hypersélectif qui trie les élèves par des concours d’entrée au collège, au lycée et à l’université, nombreux sont les enfants et adolescents à suivre des cours particuliers le soir pour réussir leurs examens.

Ce système éducatif élitiste, hérité de l’ère Meiji et réformé durant l’après-guerre, a contribué à la création d’une main-d’œuvre industrielle spécialisée qui a favorisé le développement économique du pays.

Il a été un élément essentiel pour rattraper le retard scientifique et industriel du Japon sur les puissances occidentales. Il a contribué au redressement économique durant l’après-guerre. Et, par l’enseignement d’une attitude coopérative et du respect de la discipline, il a joué un rôle important dans la cohésion sociale.

Mais aujourd’hui le système est grippé, et ce dès l’école primaire. L’ancienne image d’Épinal se renverse en une vision terrifiante où l’on perçoit non seulement la faillite d’un système éducatif, mais aussi l’érosion de tout lien social au Japon.

Une génération de tueurs ?

C’est en effet, dès l’école primaire que les dysfonctionnements se manifestent. L’ampleur du phénomène et l’âge des enfants concernés sont particulièrement angoissants. Le gakkyu hosai concerne les classes précédant l’entrée au collège, où un seul enseignant est en charge des élèves.

Si ceux-ci sont déjà incontrôlables à cet âge-là, qu’adviendra-t-il lorsqu’ils seront plus grands ? Déniant toute autorité à leurs enseignants, les élèves jouent en cours, lisent des manga ou sortent de la classe sans que rien ne semble les arrêter.

L’absentéisme, les violences verbales et physiques entre élèves et contre le professeur paraissent se répandre sans que des solutions concrètes soient apportées.

En 1996, 10575 incidents violents (ijime compris) étaient répertoriés dans le rapport annuel du ministère de l’éducation sur les problèmes à l’école. En 2000, il y en a plus de 29000. Dans une étude de 1998, 24% des professeurs ont affirmé avoir subi l’enfer du gakkyu hosai.

Le sentiment de culpabilité (échec à maintenir l’ordre dans une classe) et de solitude (impossibilité d’en discuter avec des collègues) engendre une profonde détresse chez les enseignants. D’après un sondage, dans les écoles primaires, un prof sur trois pense à démissionner.

Une vision aussi négative ne peut que rappeler le début du film Battle Royale. Kitano, un enseignant, déprimé et méprisé par sa propre fille, noie sa misère dans l’alcool. Ses élèves ont massivement séché son cours, et il a été poignardé par un adolescent qu’il avait renvoyé.

En 1999, un élève a réellement poignardé à mort son professeur : l’affaire fut très médiatisée. Certes, Battle Royale est une fiction et les faits se déroulent dans une classe de lycée, mais, à la vue des crimes récents, commis par des mineurs et extrêmement médiatisés, on ne peut qu’être effrayé.

L’école concentre et révèle des problèmes sociaux qu’il est urgent de résoudre. La violence qui s’y déchaîne n’est que le reflet de la violence sociale.

Parallèlement à la montée de la violence à l’école, le taux de criminalité juvénile a fortement augmenté. En 1997, deux fillettes sont massacrées, et un enfant de onze ans est décapité par un garçon de onze ans, qui laisse près du cadavre une lettre expliquant qu’il veut se venger d’une société qui l’a « rendu invisible ».

Récemment à Tôkyô, une bande d’une douzaine de garçons, âgés de dix à dix-sept ans, a perpétré trente-six agressions en moins de cinq mois contre des personnes âgées. Le leader de ces parties de chasses à l’homme (oyagi gari) n’avait pas treize ans.

On assiste également à l’émergence des violences familiales : des enfants qui terrorisent et frappent leurs parents, qu’ils rendent responsables de leurs échecs.

Ces exemples extrêmes ne sont malheureusement pas des cas isolés, et, dans un pays qui s’est jusqu’ici targué d’un taux de criminalité très bas, ils sont d’autant plus inquiétants. Ils font là encore penser à des fictions, comme Orange mécanique.

Mais le film de Kubrick mettait en scène des jeunes adultes, dans un monde irréel, tandis que ces crimes concernent de jeunes enfants dans une société très policée. Ils sont d’autant plus alarmants que les élèves en question paraissent souvent dépourvus de problème et que les crimes perpétrés semblent totalement gratuits.

Enfin, il faut souligne le nombre croissant de futoko, refus d’aller à l’école. Dès 1996, 62228 cas d’allergie à l’école ont été recensés au collège. Étant donné la violence entre élèves et l’obligation de réussite, on ne peut que comprendre ces individus qui refusent d’entrer dans le système.

Causes de la faillite du système ?

Les raisons de ce désastre sont multiples. Le système éducatif est à remettre en cause, mais il n’est pas le seul. Initialement prévue pour faire rentrer dans un moule tous les élèves, l’école valorise la conformité à un groupe au lieu de favoriser l’expression personnelle de l’individu.

D’ailleurs il est difficile pour un professeur de s’occuper de chacun de ses élèves : il doit non seulement donner ses cours à une quarantaine de personnes, mais aussi participer à des tâches administratives et animer les ateliers postscolaires. Les charges professorales ne permettent sans doute à un enseignant d’adapter son cours au niveau de tous ses élèves.

D’autre part, l’isolement des profs, l’absence de communication entre l’administration et ceux-ci ne facilitent pas les échanges d’expérience et fragilisent les enseignants en tant qu’individu. La jalousie des enseignants entre eux, leur absence de confiance en leur métier sont mis en scène de façon déformée dans GTO et Rookies.

On se rappellera le conflit entre Onizuka et la nouvelle directrice du lycée, femme aux méthodes ultra-libérales qui « flique » aussi bien les profs que les élèves.

En outre, la réussite obligatoire des élèves, et donc de l’enseignant, forme une pression considérable. Le juken jigoku « enfer des examens » est une réalité pour les élèves comme pour leur profs. Or la masse de connaissances à acquérir pour réussir les concours est importante.

En 1997, le ministère de l’éducation publie un programme de réforme de l’enseignement qui se concrétise, en 2002, par l’allègement des programmes scolaires d’un tiers dans tout le système et ce d’un bloc, sans phase de transition.

Et ce n’est qu’en 1999 que les juku (école de bachotage que suivent les élèves après les cours) sont reconnus comme faisant parti du système scolaire.

À la trop grande rigidité d’un système éducatif reposant sur l’uniformisation des individus dans le cadre d’une classe, s’ajoutent une trop grande permissivité des parents et l’éclatement de la cellule familiale.

Le rythme de travail intensif éloigne les parents et notamment les représentants de l’autorité que sont les pères de leurs enfants. L’absence de communication entre les générations et même entre les sexes est flagrante.

Dans une enquête récente, 80% des parents de Tôkyô estiment qu’ils ne parlent pas à leur conjoint et 51% estiment qu’ils discutent durant moins de trente minutes. Cette absence de dialogue entraîne chez les enfants une incapacité à communiquer avec autrui et une immaturité émotionnelle.

Le succès d’une série comme Fruits Basket où l’héroïne apprend à divers membres d’une famille à se parler et à vivre en communauté reflète ce dramatique manque de dialogue.

Dans Battle Royale, l’un des personnages affirme qu’il ne peut plus avoir confiance en des adultes : sa mère l’a abandonné, son père (au chômage) s’est suicidé à son entrée au lycée, et il est contraint — par un jeu créé par des adultes — à tuer ses camarades afin de survivre.

L’absence de confiance en soi, l’impression d’une perte d’identité sont renforcées par la pression sociale qui pousse les enfants à jouer à l’élève modèle pour plaire aux parents et aux profs, au risque de d’effacer leur véritable personnalité. L’image lisse qu’ils exposent leur permet d’échapper au regard des parents comme à celui des enseignants.

Mais les frustrations refoulées explosent littéralement dans les cas de gakkyu hosai et dans les crimes atroces que commettent les adolescents. La série Kare Kano de Gainax est un exemple du rôle que doit embrasser l’élève japonais pour être conforme à l’image idéale prescrite par une société hyperexigeante. Fruits Basket montre également des cas de harcèlement à l’école.

Kisa

Enfin, on pourra s’interroger sur le rôle des médias qui sont devenus les principaux interlocuteurs des enfants, laissés à eux-mêmes en attendant le retour tardif des parents.

Comment peut-on leur demander d’être honnêtes lorsque les scandales politiques et financiers éclatent chaque jour ? Comment leur donner des valeurs humaines alors qu’ils sont abreuvés de publicités leur intimant de consommer le dernier produit sorti ?

Finalement, il paraît normal que, dans Battle Royale, la leçon ne soit plus donnée par le professeur mais par une présentatrice kawaï au discours particulièrement infantilisant : jouer à vous tuer, c’est fun…

Certes, cette vision du système éducatif japonais n’est pas rose, mais elle n’est malheureusement pas très éloignée de celle que nous pourrions porter sur le système français.

Classes surchargées, élèves ingérables, profs dépressifs et résignés, parents démissionnaires et procéduriers, administrations attachées à étouffer les « affaires »… Ceci fait partie du quotidien d’un enseignant français, et pas uniquement dans le 93.

La seule différence est qu’il n’y a pas de BD ou de dessin animés qui en font l’écho. À la vue des productions françaises pour la jeunesse, nos chères petites têtes blondes restent des anges.

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