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Interview Camille Guermonprez et Aurélien Regard cofondateurs d’Arkedo

J’avais pu réaliser une interview extrêmement longue des co-fondateurs d’Arkédo en 2012 : Camille Guermonprez et Aurélien Regard. Durant près de quatre heures, ils m’ont expliqué la création de leur studio de développement, les problèmes divers qu’ils ont eu avec les éditeurs et autres détails que j’ai dû passer sous silence pour nous éviter à tous des problèmes. Il en résulte néanmoins un dossier et une interview fleuve que je reproduis ici pour que les joueurs comprennent un peu mieux les mécaniques économiques derrière la jolie locution d’ « industrie du divertissement » que sont les jeux vidéo.

Quelles ont été vos déconvenues vis-à-vis du réseau de vente traditionnel ?

Camille Guermonprez : Plus tu es petit, plus tu as de risques de tomber dans les petites chausse-trapes des relations entre les éditeurs et les distributeurs ou les grossistes. En tant que développeur, tu as moins de pouvoir pour faire bouger les choses. La relation de pouvoir est totalement différente. Quand tu sais que ton jeu ne pourra atteindre au mieux que quatre mille ventes aux USA car ils ont décidé de n’en faire que cette quantité, cela est super énervant. Le jeu peut se planter parce qu’à un moment, quelqu’un a décidé de jouer petit bras et qu’il est trop tard pour faire marche arrière. À l’époque, il fallait attendre deux mois et demi pour refaire des boîtes car il n’y avait plus de plastique à cause de la fabrication des jeux Pokémon… Quand un jeu marche bien et est épuisé, il faut entrer dans la file d’attente pour refabriquer des boîtes.

Mais chez Arkedo vous aimez encore les jeux en boîtes ?

Aurélien Regard : En tant que joueur et collectionneur, l’amour du jeu en boîte existe toujours mais en tant que créateur, il s’est un peu étiolé car ce n’est ni pratique ni rentable à notre échelle. Il y a sans doute moyen de faire du digital et du physique avec des collectors pour des gens qui cherchent ces objets ou des gens que l’on récompense avec des concours afin de créer des liens entre nous et les joueurs.

Hell Yeah n’aurait-il pas pu sortir en boîte ?

Camille Guermonprez Hell Yeah sort en numérique car il est devenu trop compliqué de vendre un titre en 2D en boîte. De plus, il aurait coûté trois fois plus à fabriquer et pour le client final, il aurait été quatre à six fois plus cher.

Comment expliquer que beaucoup d’éditeurs gardent les droits sur les jeux ?

Camille Guermonprez : Ce qui justifiait la très grosse part qui revenait aux éditeurs auparavant, c’était le fait qu’ils devaient payer en avance la fabrication des boîtes, des manuels, la duplication, etc. Prenons l’exemple d’un éditeur qui donne un million d’euros à un studio pour produire un jeu. Le simple fait de fabriquer physiquement les cent mille supports en boîte pour pouvoir le vendre coûte aussi un million d’euros ! Et à cela s’ajoutent les frais liés à l’embauche de personnes vérifiant que le studio n’a pas pris l’argent pour s’envoler aux Bahamas au lieu de développer le jeu… Dans ce cas, il est juste que l’éditeur ait la part du lion.

Bien souvent, le développeur ne touche rien à la sortie du jeu car la plupart des contrats stipulent qu’il n’est payé qu’une fois que l’éditeur s’est remboursé son investissement. Cela peut sembler injuste mais, d’un autre côté, cela permet au développeur de créer un jeu sans avancer d’argent et, si le jeu ne se vend pas, c’est l’éditeur qui paie les pots cassés. Par ce biais, on paie en quelque sorte l’écosystème, la R & D pour construire les machines, etc. Pour un petit studio, ce n’est pas un environnement économique viable.

Or un secteur de la distribution traditionnelle est en fin de vie et il y a une montée forte du digital avec un pouvoir qui change de main, des éditeurs vers les créateurs de contenu qui prennent les risques. Auparavant, lorsque le jeu était distribué, seuls 10 à 30 % du revenu net revenaient au studio ou à l’artiste. Aujourd’hui, les choses sont inversées : le distributeur ne prend que 30 % et le reste revient aux personnes ayant réalisé le projet (éditeur, studio, etc.).

Donc l’avenir serait au tout numérique ?

Camille Guermonprez : Pour le moment, le digital est un nouvel outil pour les éditeurs comme Ubisoft. Prenez l’exemple de From Dust et Rayman Origins qui ont totalement changé de plate-forme de diffusion en cours de route. Les gros groupes ont tendance à se dire qu’il vaut mieux lancer les nouvelles licences en ligne pour avoir plus de téléchargements, de volume parce que les prix sont plus bas, quitte à les couper en petits bouts et à ajouter des choses après.

Peut-on se passer d’éditeur sur le marché numérique ?

Aurélien Regard : Non, c’est impossible de se passer d’un éditeur, au risque de rester inaperçu. Les éditeurs ne font pas rien : ils prennent en charge la communication, la gestion de communauté et le marketing. C’est un vrai savoir-faire que les développeurs n’ont pas. De plus, dans le cas du XBLA, c’est Microsoft qui tient le planning de sortie et la plupart des créneaux de sortie sont déjà achetés par les éditeurs à l’avance. Donc difficile de se passer d’eux.

Camille Guermonprez : Il y a beaucoup de petits studios qui ont cru pouvoir se passer des éditeurs et ont crié un peu fort que les éditeurs étaient des cons. Généralement, ces studios sont un peu morts… En fait, il y a une vraie différence entre le savoir-faire et le faire-savoir. Si les studios créent les jeux, l’éditeur en parle et génère une attente pour réussir à vendre. Il y a peu de jeux qui ne marchent que grâce au bouche-à-oreille et il n’y a pas de preuve qu’il suffise qu’un jeu soit bien pour que ses ventes soient bonnes.

Aurélien Regard : Les niches deviennent de plus en plus grandes et les joueurs sont plus en recherche : ils n’attendent plus de voir la pub à la télévision pour acheter. Peut–être qu’un jour la qualité suffira à faire bien vendre, mais ce n’est pas sûr du tout. Disons que l’avantage des jeux démat est qu’ils ne sortent plus de rayon et restent disponibles. Mais il faut réussir à faire vivre le jeu sur le long terme et lorsqu’il y a une update, il faut que les joueurs et le public potentiel soient mis au courant. C’est un vrai métier.

Camille Guermonprez : Les niches étant plus grandes, la visibilité de chaque titre est plus faible ; donc même problème qu’auparavant. Par exemple, sur l’iPhone, tu ne vois que dix applis dans l’App Store, et après il faut charger la suite. En réalité, tu ne vois donc que vingt ou trente jeux en rayon et, comme il en existe plus de mille derrière, il y a un vrai travail pour mettre en avant ! Même si le secteur évolue, un certain nombre de fondamentaux n’ont pas changé ; ce n’est pas parce que la technologie a changé qu’il ne faut plus faire de marketing, bien au contraire ! Mais il faut le faire différemment.

Aurélien Regard : Et puis, il n’y a jamais eu autant de bons jeux sur autant de plates-formes différentes. Très peu de mauvais titres sortent. L’offre est supérieure à ce dont les gens ont besoin et du coup, il faut vraiment les séduire ! Quand tu crées des jeux, ne pas avoir d’éditeur fait partie des choses dont tu rêves car tu as envie de parler à la personne qui joue sans un intermédiaire. Dans le monde réel, ce n’est pas possible.

Camille Guermonprez : Il y a un autre problème. Voilà cinq ans, un jeu coûtait 20 à 30 € mais aujourd’hui, ils sont à 0,79 €, ou gratuits et en freemium. Leur valeur a énormément baissé dans la tête des gens. C’est devenu une notion floue avec des secteurs qui ne se parlent plus. Les gens sont capables de précommander un Call of Duty à 70 € mais en même temps, d’autres ne jouent qu’à des jeux gratuits, et sans pirater, et ne comprennent vraiment pas pourquoi ils devraient débourser de l’argent pour cela !

Vu la situation difficile, n’est-il pas plus rassurant de faire partie d’une grosse structure ?

Camille Guermonprez : Nous sommes dans une période charnière où il est plus intéressant d’être un petit studio qu’une grosse société de mille personnes. Nous sommes mieux armés pour cette période de changement car nous pouvons changer vite de cap et prendre des décisions rapides. Si un truc ne va pas, nous pouvons changer dès le lendemain alors que les grosses boîtes ont beaucoup plus d’inertie. Nous sommes plus réactifs et pouvons nous positionner rapidement ailleurs. Nous sommes plus agiles.

Dans ce cas, pourquoi y a-t-il si peu de studios indé ?

Camille Guermonprez : Il y avait des freins à la création de studios. Certaines personnes ne souhaitaient pas voir de nouveaux entrants dans le milieu, mais avec l’iPhone, les kits de développement sont devenus accessibles.

Aurélien Regard : Créer un studio coûte une blinde ! Il y a beaucoup de charges et c’est le principal frein. Le coût de montage d’une structure et de versement d’un salaire demande un matelas considérable. Un créateur seul peut difficilement se lancer et il a besoin de personnes qui font de l’industrie. L’iPhone, Steam ou Kickstarter donnent des idées à des créateurs mais soit tu es dans un pays avec beaucoup d’aides, soit tu trouves des partenaires facilement même si tu ne sais pas parler à des financiers. En France, c’est compliqué.

Camille Guermonprez : Il y a deux types de studios indé. Si tu travailles pour les autres en tant que prestataire, tu dois structurer l’équipe pour être compatible avec l’extérieur, parler anglais à des commerciaux à des niveaux de stratégie technique, etc. Cette couverture extérieure de ton équipe de développement pure comprend déjà la moitié des gens du studio.

Si tu as un studio pour travailler seul, tu dois proposer des tarifs bas et accepter le contrat de base avec une marge de négociation faible. À partir de cela, il faut espérer se faire une marge de 10 ou 15 % que tu vas utiliser plus tard pour financer un prototype ou faire un jeu. En sachant qu’un projet dure entre neuf et dix-huit mois, et que tu peux compter gagner entre 10 et 50 000 €.

Aurélien Regard : Et puis tu es tributaire de la santé des groupes pour qui tu travailles, donc s’il y a des accidents de parcours, tu dois piocher dans la trésorerie pour survivre entre deux projets. Tu mets du temps à monter le pactole et régulièrement, il redescend à cause des retards de paiement. C’est un vrai parcours du combattant, c’est celui qu’a suivi Pastagames. Il lui a fallu quatre ans de boulot pour faire Maestro. Dans beaucoup de cas, le studio meurt avant d’arriver à la fin, ou reste vivant mais condamné à travailler pour d’autres. Il faut de toute façon une mise de départ ou que tu ne te paies pas pendant longtemps. Et ça, seuls les étudiants peuvent se le permettre mais ils n’ont aucune expérience. Or créer un proto de jeu et faire en sorte que le jeu se termine et arrive dans les mains de joueurs sont deux choses bien différentes. Il faut passer du stade d’étudiant et de loisir à celui d’entrepreneur et de vrai métier. Il est très facile de lancer des projets mais avant que le jeu aboutisse, il y a un gouffre.

Camille Guermonprez : C’est d’autant plus difficile quand tu es français : nous avons une belle capacité à ne jamais terminer les projets.

Aurélien Regard : Le pire est que souvent, le gars croit sincèrement y arriver ! Il y a des gens qui rêvent en couleur et n’ont pas conscience que c’est une industrie, que faire du jeu vidéo, c’est faire un produit qui doit arriver à terme et se vendre.

Camille Guermonprez : Quand j’allais voir les éditeurs et que je me présentais comme patron d’un studio français, je savais que j’avais d’emblée moins trois en charisme car ils en avaient vu plein qui portaient beau et qui, après une présentation géniale, plantaient le projet. Je leur disais toujours : « La French touch, c’est des Français qui se touchent ». Ça les faisait rire et je pouvais enchaîner sur le reste. Me présenter avec autodérision me permettait de me démarquer. J’étais le Français qui n’est pas comme les autres. Heureusement, les choses sont en train de changer avec la nouvelle génération. Mais quand j’ai débuté dans le jeu il y a une dizaine d’années, j’ai dû me battre contre une opinion très négative.

La suite dans IG Magazine 21.

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