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Interview : Hendrik Klindworth cofondateur d’InnoGames

Pendant que les éditeurs et studios de développement traditionnels sur console n’en finissent plus de mourir, de jeunes entreprises fleurissent et prospèrent de façon exponentielle grâce au free to play sur navigateur. Parmi elles, les Allemands d’InnoGames, qui ont connu le succès grâce à Tribal WarsLe managing director, Hendrik Klindworth, nous a éclairés sur le fonctionnement de cette société qui recrute outre-Rhin.

Comment est née la société InnoGames ?

Elle a été fondée en 2007 par mon frère, Michael Zillmer et moi-même. Nous sommes toujours partie prenante de la gestion d’InnoGames : je suis CEO, Eike est CCO et Michael est COO.

Tout a débuté simplement par l’envie de trouver un jeu en ligne qui nous convienne. Comme rien ne correspondait exactement à nos goûts, nous avons décidé d’en créer un que nous pourrions pratiquer avec nos amis.

Le Web en tant que plateforme était parfaitement adapté à cet aspect de partage. Qui plus est, les jeux sur navigateur pouvaient être créés assez rapidement à cette époque. Ils reposaient essentiellement sur du texte et quelques graphismes simples.

Qui s’est chargé des graphismes, et qui du codage ?

Je me suis occupé de la partie encodage et Eike, des graphismes et du game design. Michael s’est beaucoup consacré à la communauté, qui continue de croître.

Étiez-vous des joueurs plutôt console ou PC ? Quels sont vos jeux préférés ?

Nous jouions et jouons toujours à de nombreux autres titres sur tous les supports. Notre préférence va aux jeux du genre Age of Empires, qui ont d’ailleurs eu une grande influence sur la création de Tribal Wars.

Quand avez-vous réalisé que votre jeu était vraiment un succès énorme ?

Nous ne nous y attendions pas du tout. Nous n’envisagions pas que ce soit une réussite financière.

D’ailleurs, les premiers jours, nous avions même protégé le jeu par un mot de passe pour éviter que n’importe qui puisse jouer. Les retours positifs de nos amis nous ont fait changer d’avis et ouvrir le jeu à d’autres gens.

Ensuite, ça s’est répandu par le bouche-à-oreille ; nous n’avons fait aucun marketing les premières années, c’est même resté un hobby jusqu’en 2005-2006.

Actuellement, il y a presque cinquante millions d’inscrits sur Tribal Wars. Ils ne sont pas tous actifs, mais nous comptabilisons près d’un million de pratiquants par jour, ce qui est beaucoup.

Qu’est-ce qui vous a rendus le plus heureux : quand Tribal Wars a réuni des milliers de joueurs ou quand vous avez créé la société pour pouvoir vivre de la création de jeux ?

Je pense qu’il y a eu beaucoup de grands moments, à commencer par les premières réactions positives. Une des étapes très importantes a été le lancement des versions internationales.

La version polonaise, par exemple, a rencontré beaucoup de succès. Et sans dépenses de marketing. Une autre a été le lancement des MMO The West et Grepolis. Avec nos deuxième et troisième jeux, nous avons pu prouver que nous étions capables d’autre chose que d’un succès sans lendemain.

Pourquoi InnoGames sort presque un jeu par an ?

En réalité, l’objectif est plutôt de lancer deux ou trois jeux par an. C’est faisable puisque notre effectif total se monte à quelque deux cent trente personnes.

Cela dit, nous ne voulons pas viser plus car nous risquerions de nous disperser. À nos yeux, la qualité des jeux est toujours plus importante que la quantité.

Avez-vous encore le temps de jouer à vos créations ?

Étant responsable du développement des produits d’InnoGames, je joue naturellement à tous nos titres, un peu plus en ce moment à Forge of Empires et Kartuga.

Eike est responsable des jeux en production, donc il se consacre plutôt aux projets. Quant à Michael, il est aussi resté un joueur passionné.

Nous sommes convaincus que cette passion est un facteur très important de succès. Nous n’aurions pas la même réussite si nous réalisions par exemple des logiciels bancaires.

Une entreprise qui grandit trop vite peut être difficile à diriger. Comment faites-vous chez InnoGames ?

La croissance exponentielle de l’entreprise est vraiment l’un de nos grands défis. D’un côté, nous voulons conserver un esprit de start-up ; de l’autre, nous voulons poursuivre notre développement.

Pour y parvenir, nous avons toujours évité une croissance que nous ne pourrions plus gérer. Nous n’aurions jamais embauché deux ou trois cents personnes en une année.

En 2010, InnoGames a ouvert une filiale en Corée. Comment gérez-vous cette partie de l’activité ? Est-ce très différent d’une entreprise européenne ?

Notre filiale coréenne est essentiellement dirigée par des Coréens. Sang-Soo Lee la gère en tant qu’office brand manager. C’est un critère très important dans la mesure où il existe de nombreuses différences culturelles avec l’Europe.

Au départ, notre objectif était d’acquérir des licences asiatiques et de les publier en Europe. Maintenant, nous nous efforçons plutôt de publier nos propres jeux en Corée. Forge of Empires, notamment, a beaucoup de succès là-bas.

Malheureusement, le marché des browser games n’y est pas très étendu, mais nous avons réussi à prendre d’honorables parts de marché et nous envisageons bien sûr de les augmenter à l’avenir.

Comment expliquez-vous que le free to play ait une si mauvaise image en Europe ?

Je ne sais pas si cette mauvaise image est générale. Il existe des free to play qui ont une très bonne réputation, y compris chez les hardcore gamers : par exemple World of TanksLeague of Legends, mais aussi Tribal Wars.

Le problème à mon sens tient plus à la qualité : il en existe beaucoup de médiocres, et ils ont nui à l’image du genre tout entier. Il est donc d’autant plus important que les free to play, aujourd’hui, présentent la même variété que les jeux classiques.

Il y en a de tous les genres, de toutes les qualités. En ce qui nous concerne, cela nous renforce dans notre choix de miser sur des jeux de qualité bénéficiant d’un bon modèle économique.

Comment expliqueriez-vous le principe et les jeux en free to play à des parents redoutant que leurs enfants deviennent accros aux jeux ?

L’avantage du free to play est que chacun peut essayer le jeu et savoir rapidement s’il l’aime ou pas. Du point de vue des utilisateurs, c’est un essai sans risque.

Ils ne paieront que pour des jeux qu’ils apprécient vraiment : ce n’est pas le cas des jeux vendus de façon classique, et c’est ce qui fait le succès des f2p. En ce qui concerne les parents, je ne peux que les inciter à regarder à quoi jouent et à quoi s’occupent leurs enfants.

Pas seulement pour les free to play, mais pour n’importe quelle activité sur Internet. Je pense que beaucoup de jeux peuvent même être une aide dans le développement des jeunes gens. Inversement, bien entendu, il en existe qui ne sont pas du tout adaptés aux enfants.

Quels pourcentages constatez-vous entre joueurs payants et non payants ? Comment les ARPU et ARPPU (*) mensuels évoluent-ils sur vos jeux ?

Ces chiffres varient beaucoup d’un jeu à l’autre, mais aussi d’un marché à l’autre. La part d’utilisateurs payants est de 5 à 20 % dans le meilleur des cas.

Quant aux ARPU et ARPPU, il est impossible de donner des chiffres généraux. Heureusement, les deux ont augmenté rapidement ces dernières années.

Cela dit, comme les coûts de marketing ont augmenté encore plus vite, la durée de vie et la croissance interne deviennent de plus en plus importantes.

En tant qu’éditeur international, constatez-vous de grosses différences culturelles ou les joueurs apprécient-ils largement les mêmes aspects de vos jeux, d’où qu’ils soient ?

Cela dépend des régions. En Europe, en général, les préférences des joueurs ne diffèrent pas tellement. Si l’un de nos jeux a du succès aux Pays-Bas, il y a fort à parier que les Français l’apprécieront aussi, et inversement.

Hors de l’Europe, c’est une autre histoire. Les joueurs asiatiques ont des goûts très différents, y compris sur le plan graphique. Les Latino-Américains sont en général très attirés par les jeux casual, ce qui peut aussi s’expliquer par les connexions Internet et le parc installé d’ordinateurs là-bas. Nous ouvrons d’ailleurs une filiale au Brésil.

Quel est le jeu d’InnoGames le plus populaire en France ?

Grepolis et Forge of Empires sont les plus populaires de nos titres en France. Pour ces deux-là, la version française est la plus importante après l’anglaise – qu’on peut considérer comme la version internationale avec des joueurs dans le monde entier – devant les versions espagnole, allemande et toutes les autres. Grepolis à lui seul regroupe deux millions deux cent mille inscrits en France. C’est dire l’importance du marché français pour nous.

De plus en plus de gros éditeurs se lancent dans les MMO sur navigateur : redoutez-vous cette concurrence ? Pensez-vous qu’Anno Online puisse prendre des joueurs à Forge of Empires ?

Nous savons bien sûr que la concurrence est de plus en plus rude, mais nous ne sommes pas inquiets. Nous avons des atouts par rapport à ces sociétés. Par exemple une base de cent millions de joueurs inscrits : ça aide beaucoup quand on lance un nouveau jeu. En plus, créer des browser games n’est pas tout à fait la même chose que produire des jeux console ou PC à vendre en boîte, et il n’est pas si simple de changer de canal de distribution : les mécaniques de jeu sont différentes, la monétisation est différente. Mais nous savons aussi que l’industrie traditionnelle va travailler dur pour acquérir ces compétences, et qu’elle a pour elle les grosses franchises et les budgets de marketing. Nous sommes conscients que nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers et ignorer la concurrence mais que nous devons plutôt continuer à bosser à fond pour maintenir et développer notre bonne position.

Dans la mesure où les joueurs sont de plus en plus exigeants, envisagez-vous de réaliser plus de jeux à plus gros budget ? Dans cette hypothèse, les investissements ne deviendraient-ils pas risqués ?

Alors que nous avions mis en place Tribal Wars comme un passe-temps entre trois amis en quelques mois, le développement de notre dernier titre, Kartuga, a pris deux ans à une équipe d’une petite trentaine de personnes. Cela implique à l‘évidence de plus gros budgets. C’est vrai que les usagers sont plus exigeants aujourd’hui, mais nous considérons que c’est une évolution normale. Grâce à la solidité financière et économique d’InnoGames, le risque n’est actuellement pas très élevé puisque les coûts de développement sont financés par le cash-flow provenant des jeux existants : nous n’avons pas besoin d’emprunter pour développer un nouveau jeu, ce qui est très important pour nous.

Pensez-vous que le succès des MMO par abonnement va perdurer ?

Il est possible que le système d’abonnement garde une place à l’avenir, mais nous nous concentrons sur le système de free to play. Si vous vous penchez sur les revenus générés sur l’App Store par exemple, vous verrez que quarante-cinq des cinquante applications les plus téléchargées sont des f2p. Ce n’est qu’un exemple qui témoigne du succès de ce système, et nous pensons que si l’on parvient à maintenir une équité pour à la fois les usagers et les clients, c’est tout simplement le meilleur modèle économique.

Allez-vous réaliser des versions pour mobiles de tous vos jeux ?

C’est notre objectif à long terme, oui. Nous avons déjà sorti des applications de Tribal Wars sur iOS et Android, un logiciel pour Grepolis sur ces deux systèmes, et nous sommes en train de travailler à des versions pour mobiles de Forge of Empires. Mieux : nous avons deux jeux en cours de développement qui ont, dès l’origine, été conçus pour être multiplateformes.

Pensez-vous que le marché du mobile dépassera dans quelques années celui du PC ?

Si seulement on le savait… Plus sérieusement, nous croyons fermement au marché du mobile, c’est pourquoi nous travaillons dur à transformer notre entreprise de jeux sur navigateur en entreprise de jeux multiplateformes. Cela représente un effort important, que nous ne consentirions sûrement pas si nous n’en étions pas convaincus. Pour autant, il existera toujours un marché pour les browser games. Le multiplateforme est donc notre pierre angulaire.

Initialement publié dans IG Magazine.

(*) ARPU : « average revenue per user », soit chiffre d’affaires mensuel moyen par utilisateur.

ARPPU : « average revenue per paying user », soit chiffre d’affaires mensuel moyen par utilisateur payant.

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