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Jeu vidéo

Interview : Mathieu Granjon (directeur artistique chez Ubisoft Annecy)

Directeur artistique chez Ubisoft Annecy, Mathieu Granjon a auparavant travaillé chez Infogrames, Pumpkin Effect, Widescreen et Eden Games, il gère une équipe de graphistes à Annecy tout en trouvant le temps d’enseigner la 3D sous 3ds Max et Maya à Émile Cohl, son ancienne école. Dans cette courte interview de 2010, il nous avait expliqué sa fonction, son parcours et les contraintes de son métier.

VOUS AVEZ FAIT UNE FORMATION À EMILE COHL QUI EST PLUS CONNU POUR L’ILLUSTRATION ET LE DESSIN ACADÉMIQUE QUE POUR LE MULTIMÉDIA. POURQUOI AVOIR CHOISI CETTE ÉCOLE À L’ÉPOQUE ?

Mathieu Granjon : En fait j’ai suivi les conseils de mes ainées. J’étais attiré par le dessin, pourtant j’ai suivi une filière scientifique jusqu’au bac, mais je me suis très vite dit que je n’avais pas envie de faire de la science mon gagne pain. J’étais trop attiré par l’image et les nouvelles technologie multimédia pour ne pas tenter quelque chose là dedans.

Et c’est à ce moment là qu’on m’a judicieusement conseillé de faire des études de dessin classiques.

VOULIEZ-VOUS DÉJÀ
 TRAVAILLER DANS LE JEU VIDÉO OU C’EST ARRIVÉ PAR HASARD ENSUITE ?



Mathieu Granjon : J’ai toujours été un assez gros consommateur de jeux vidéo. Le mal était fait déjà vers mes 5-6 ans quand mon père avait ramené une console multi-jeux qu’on branchait sur l’antenne de la télé noir et blanc à roulette.

C’était son pote électronicien qui lui avait prêté et il ne se doutait pas que ça avait juste changé toute ma vie. Alors après on peut parler de hasard, mais bon…

Je me souviens aussi qu’à 15 ans pour mon stage de découverte en 3e j’avais écrit à Infogrames en joignant mes disquettes de dessins faits sur Deluxe Paint sur Atari ST. Ils ne m’avaient pas pris. Mais je me suis vengé plus tard.

VOUS AVEZ TRAVAILLÉ SUR DIFFÉRENTS SUPPORTS (N64, DREAMCAST, PS2, ETC). QUELLES SONT LES CONTRAINTES LORSQUE L’ON PASSE D’UN SUPPORT À L’AUTRE ? Y A T-IL BEAUCOUP DE MODIFICATIONS À APPORTER AU NIVEAU DU GRAPHISME ?

Mathieu Granjon : Ah la question des plateformes… C’est vrai que j’ai développé sur la N64 jusqu’à la PS3. Il n’y a que les portables que je n’ai pas vraiment approché, même si j’aurai aimé.

Si on parle des contraintes technique, depuis 10 ans l’évolution est colossale. À titre d’idée, un décor déjà bien gourmand en polygones sur N64 correspond aujourd’hui au nombre de polygones d’un seul personnage sur Xbox 360.

Pour ce qui est des textures, elles sont plus de 10 fois plus détaillées. On avait souvent comme limite sur N64 des format de texture de 64 pixels de côté, c’était la norme. Maintenant la norme c’est 1024 pixels de coté (j’exagère un peu mais à peine). Sans parler des éclairages qui sont devenus vraiment dynamiques.

Pareil pour la fabrication d’un personnage par exemple, on utilise facilement aujourd’hui 3 voire 4 logiciels différents, qui demandent tous un apprentissage énorme. Il est quasi obligatoire de réaliser une version avec plusieurs millions de polygones de votre personnage, avec tous les détails que l’on peut imaginer, pour ensuite passer ces détails dans différentes textures et les appliquer sur un modèle d’environ une dizaine de milliers de polygones. Le plus fort c’est qu’on récupère aussi les informations de volumes dans ces textures, ce qui donne une fois traitées par les processeurs graphiques des consoles l’illusion de la haute définitions sur les personnages.

Donc oui les changements peuvent être considérables si l’on compare les plateforme actuelles (PS3 et Xbox 360) à celles de la génération d’avant (Xbox et PS2). Mais par contre entre les plateformes de la génération actuelle, même s’il y a des optimisations à faire, il n’y a pas de différence radicale ; Wii exclue car elle est issue d’une technologie de la génération précédente.

COMMENT SE DÉROULE LA MISE EN PLACE D’UNE CHAÎNE DE PRODUCTION GRAPHIQUE ? QUELLES SONT LES CONTRAINTES TECHNIQUES ?

Mathieu Granjon : En fait, tout se fait en fonction de 2 ou 3 gros paramètres. La plateforme ciblée par exemple est un élément primordial, si on fait une jeu sur Xbox 360 et PS3, on va avoir un « pipeline » de production très précis (d’ailleurs, la technologie aidant, maintenant tous les moteurs de jeu next gen convergent vers un standard graphique commun). Si on commence un jeu pour Wii ou pour DS encore une fois cela va influer sur la façon de produire des ressources graphiques.

Mais malheureusement il faut surtout faire avec des contraintes plus terre à terre de temps et/ou de budget. Si on doit faire un titre « time to market » on doit être sûr d’avoir fini à la date prévu initialement. Il faut alors adapter les ambitions graphiques, faire peu ou pas du tout de recherche technique, s’appuyer sur des choses éprouvées et ne pas essayer d’innovation… Tout ceci influe grandement sur la chaine de prod.

Les contraintes techniques sont nombreuses et inversement proportionnelles à puissance des machines, mais ce qui fait une bon graphiste c’est sa capacité à retourner les contraintes à son avantage, s’il est malin il va réussir à contourner les limitations pour quand même arriver à ses fins et produire quelque chose qui paraissait impossible de prime abord.

Regardez le jeu Shadow of Colossus dirigé par Fumito Ueda pour Sony Japon. Ce jeu est pour moi une pierre angulaire de la production, car il est non seulement ambitieux sur le propos et l’expérience de jeu (pour moi une des rares œuvre d’auteur avec un poésie et un lyrisme sans fin) mais il est aussi un bijou d’adaptation et de contournement technique. Il a été conçu sur PS2, mais il comprenait déjà des fonctionnalités des jeu de la génération d’après en animation, en éclairage, en taille, etc.

LES CHOIX ARTISTIQUES DÉPENDENT DE PLUSIEURS FACTEURS. QUELS SONT LES
 PLUS CONTRAIGNANTS ?

Mathieu Granjon : Globalement pour le jeux sérieux, adultes et réalistes, il subsiste toujours l’influence directe du cinéma. Beaucoup de prod modernes s’évertuent à reproduire des effets spéciaux, des ambiances et des éclairages déjà vus dans les films à gros budget.

C’est bien dans un sens car cela apporte souvent son lot d’innovations techniques. Mais ce phénomène de standardisation visuelle est quand même un peu triste et reflète le manque de courage de certaines majors du jeu.

J’admire le Japon et ses génies créatif dans ce domaines. Ils prennent des risques énormes parfois avec des univers ultra déjantés mais pourtant à 100% au service du plaisir de jeu. On pourrait citer Katamari Damacy qui est vraiment un OVNI que l’on parle gameplay ou direction artisitque, mais ça marche ! Et c’est juste ultra addictif. On pourrait parler encore de Loco Roco, Okami Viewtiful Joe, Zelda Wind waker…

Pour le contraintes qui dirigent les choix artistiques, on bien entendu aussi la technique et la puissance des consoles, comme on l’a vu précédemment.

LES INTERFACES SONT À LA FOIS LES ÉLÉMENTS LES PLUS EMPLOYÉES ET LES MOINS TRAVAILLÉES EN RÈGLE GÉNÉRAL. COMMENT ONT-ELLES ÉTÉ PENSÉES DANS LES DIFFÉRENTS PROJETS AUQUEL VOUS AVEZ PARTICIPÉ ?

Mathieu Granjon : C’est un fait, c’est un élément central à la compréhension du jeu et c’est très souvent bâclé, ou alors seulement pensé pour être joli.

Il faut mettre au cœur de cette problématique le joueur et ce qu’il a besoin de savoir au bon moment. Si on est sur jeu qui demande au jouer d’être discret, il faut obligatoirement lui indiquer son niveau de discrétion. Cependant il faut aussi que cela soit bien intégré au jeu et en accord avec la direction artistique, sinon on risque de casser l’immersion.

Bref c’est toujours un débat complexe dans lequel il faut donc prendre en compte une information claire et un graphisme de qualité car il est toujours sous les yeux du joueur, il ne faut qu’il se fatigue du visuel. Sans parler des modes, on a vu les jeux hud less  par exemple (sans interfaces ou très peu) et globalement la tendance est à la diminution des l’interface plaquée à l’écran en 2D et à l’augmentation de la réalité augmentée (les information sont directement dans l’univers 3D, par-dessus les éléments du décors ou des personnages).

ON A PARFOIS L’IMPRESSION QUE LE DIRECTEUR ARTISTIQUE EST « JUSTE » LA
 PERSONNE ASSISE SUR SON FAUTEUIL QUI VALIDE LES ÉLÉMENTS FAITS PAR
 D’AUTRES. POURRIEZ-VOUS NOUS RECTIFIER CETTE IMAGE ?

Mathieu Granjon : Bah non ! Pourquoi rectifier ? C’est tout à fait ça ! (rires)

En fait je suis déjà à la base un cas un peu spécial. Je suis passé par toutes les étapes, de simple graphiste, à responsable de décor, à lead artiste, jusqu’a directeur artistique. De plus, j’ai pas mal essayé de faire évoluer mes connaissances techniques sur les fonctionnement des outils et moteurs qu’on utilise, ce qui fait que je suis aussi directeur technique artistique. Donc autant dire que je ne pourrais jamais me contenter de « juste » valider  le travail des autres. En fait le DA donne l’impulsion, il a la vision graphique du projet, il doit la faire passer au autres, leur faire comprendre et leur faire accepter que c’est la meilleure vision pour ce projet.

Son rôle est de préparer le terrain, il doit trouver les documents, les photos les films les références qui vont donner le ton juste au jeu. Parfois, il met lui-même la main à la pâte. Par exemple, j’ai une formation d’illustrateur, je dessine régulièrement, ce qui fait de moi quelqu’un d’encore plus efficace quand il faut guider les illustrateurs qui doivent pondre les premiers concepts visuels du jeu. Et je n’hésite pas à prendre le crayon pour aider l’équipe si besoin est.

En ce qui concerne mon fauteuil, je vous garantis qu’il ne me voit pas beaucoup dans la journée. Je suis en permanence en train d’aller voir l’équipe, m’assurer qu’ils ont bien compris ce que je leur demandais, et voir avec eux comment améliorer encore la qualité en apportant ma vision globale au jeu.

LE JEU VIDÉO EST À PRÉSENT UNE INDUSTRIE DE PLUS EN PLUS GRANDE ET LES
 STRUCTURES DE PLUS EN PLUS IMPORTANTES. EST-IL ENCORE POSSIBLE D’Y
 APPORTER UNE TOUCHE PERSONNELLE OU EST-CE QUE TOUT EST DÉJÀ PRÉCALIBRÉ ?

Mathieu Granjon : Pas la peine de tourner autour du pot, c’est extrêmement difficile de créer un univers graphique personnel pour une grosse production de jeu vidéo actuelle.

Cependant certains osent et avec succès : Team Fortress est sorti des sentiers battus et apporte un peu de fraicheur dans cette uniformisation du style réaliste.

On peut encore citer beaucoup de productions japonaises.

Mais pour le moment le jeu vidéo d’auteur (artistiquement parlant) est plus envisageable pour les jeux plus modestes en téléchargement sur Steam, Xbox Live ou PSN.

Attention ce sont souvent d’excellent jeu qui ont eu un développement long et compliqué mais qui ont aussi un succès retentissant (Braid, Castle Crasher, Flowers…)

J’envie ces créateurs qui doivent se sentir un peu moins bridés !

Pour d’autres interviews de directeurs artistiques :

 Han Randhawa : Darksiders 2

– Nobuteru Yuki : Solatorobo, Tail Concerto

– Jonathan Belletête : Deus Ex 3

– Ian Milham : Dead Space

– Daniel Dociu : Guild Wars 2

– Joe Madureira : Darksiders

– Toshimichi Mori : BlazBlue

– Aleksi Briclot : Remember me

Et pour le site portofolio de Mathieu Granjon, c’est ici.

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