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Rencontre avec Aleksi Briclot, concept artist

Artiste perfectionniste, Aleksi Briclot est connu pour ses illustrations de cartes Magic the Gathering, pour sa version du comic Spawn et pour ses concept arts dans le jeu vidéo. La sortie d’un artbook était l’occasion pour lui de rassembler les différentes facettes de son talent en un seul volume. Nous sommes allés à sa rencontre pour parler plus spécifiquement du média vidéoludique et de ses spécificités par rapport aux autres formes d’expression.

Après avoir obtenu un bac Arts appliqués, un BTS de communication et avoir réalisé divers projets personnels en parallèle, Aleksi Briclot se fait engager chez Cryo Interactive grâce à un concept artist rencontré lors d’une convention. 

« Ça a été un peu une révélation, car je n’étais pas très jeu vidéo à l’époque, nous avoue-t-il en souriant. Je n’avais pas pensé au fait qu’il était nécessaire de créer des concepts en 2D sur papier ou en numérique avant de passer à la modélisation ! » 

Il travaille sur Égypte IIpoint’n click de type « ludo-historique ». Pendant le développement, il rencontre d’autres concept artists et collabore avec Jean-Claude Golvin, égyptologue et dessinateur ambidextre. Ce dernier ne connaît pas trop le jeu vidéo, mais transpire la passion à plus de soixante ans passés. Puis, il se retrouve chez Kalisto pendant deux ans et demi où il travaille sur de nombreux titres dont aucun ne voit le jour. Cette expérience un peu démotivante le pousse à choisir le travail en free-lance : 

« Même si on est payé pour un poste fixe, on perd beaucoup d’énergie. Au début, on est à 200 %, puis on passe à 150 % et ça baisse encore jusqu’à se contenter d’assurer le minimum syndical. » 

Afin de conserver l’enthousiasme et la motivation, il alterne donc les phases de jeu vidéo avec des travaux d’illustration ou des albums de bandes dessinées. Malgré tout, ces années ont été formatrices. 

« J’ai travaillé avec énormément de talents et j’ai vraiment appris beaucoup de choses grâce à tous les projets sur lesquels j’ai planché. Il y avait de tout, dont des jeux de licence avec beaucoup de contraintes à respecter. J’ai appris à jongler avec cela pour essayer d’être créatif. »

En tant que free-lance, il a travaillé chez Duran Duboi sur un prototype inspiré d’un jeu vidéo, ce qui lui a permis de faire ses armes dans une nouvelle structure. Depuis ce jour, il nous explique qu’il ne peut plus revenir en arrière. Actuellement, sa position de free-lance lui permet d’alterner entre les différentes activités graphiques et surtout de sélectionner les projets dans lesquels il souhaite s’investir. Il a le luxe de pouvoir choisir dans ce qu’on lui propose ou d’initier des projets qui lui font envie. Selon lui, il y a une dynamique exponentielle : 

« Quand on est dans la bonne dynamique, les choses se mettent en place avec le temps. C’est un peu douloureux au début et on mange beaucoup de pâtes, mais il faut s’accrocher ! J’ai commencé à travailler pour un petit éditeur. Il faut attendre que la production sorte, que les gens tombent dessus pour qu’ils te rappellent et proposent d’autres projets. Si tu as essayé de pousser tes standards au max par éthique professionnelle et si ton travail est intéressant, alors les gens te rappellent. Cela se fait petit à petit. Le plus difficile consiste à conserver un regard neuf et critique sur sa propre production en acceptant de la confronter aux autres créations qui peuvent être meilleures. »

Questions à Aleksi Briclot

Es-tu spécialisé dans un domaine particulier comme la création de personnages ou les décors ?

Aleksi Briclot : Quand j’ai commencé, j’avais de l’attrait pour les dessins de personnages en pied ou en portrait. La figure humaine et la représentation des sentiments m’intéressaient beaucoup. Ensuite, je me suis mis à faire de la BD et je me suis rendu compte avec douleur que, pour faire une bonne histoire, il fallait aussi maîtriser les décors. Le cadrage joue en effet un rôle essentiel dans le langage de la BD. Il est influencé par le langage cinématographique qui est intimement lié à la gestion de l’espace. Il s’agit non seulement de gérer l’espace de la page, mais aussi l’espace virtuel où se trouvent les personnages.

J’ai pas mal souffert au début lorsque j’ai dû me mettre à faire les décors. Mais j’ai eu le déclic avec l’outil digital et, une fois que j’ai passé le cap difficile de la maîtrise de la perspective, j’ai commencé à vraiment apprécier tout ce qu’on peut évoquer par le biais d’un environnement. J’apprécie de dessiner un décor autant que les personnages. Le travail dans les boîtes de jeux vidéo est de plus en plus segmenté et spécialisé. J’ai personnellement eu la chance de faire du décor et des personnages. Sur Cold Fear (jeu de Darkworks), j’ai fait autant de personnages que de décors et j’ai eu le même plaisir à inventer et rebondir sur les idées de gameplay, que travailler sur la scénographie.

Dans les concept arts d’environnement, il faut donner suffisamment d’informations au modeleur pour qu’il crée l’environnement 3D, mais il faut aussi suggérer des choses en termes d’ambiance colorée et lumineuse. Cela a une importance dans la façon de faire intervenir le personnage dans le décor. En restant polyvalent sans être cantonné à un seul rôle, ça permet d’avancer et de progresser sur tous les niveaux.

Comment cela se passe-t-il quand tu dois faire le character design d’un jeu ?

Aleksi Briclot : Tout dépend de mon rôle, de la commande et de l’avancée du projet au moment où j’interviens. Sur Cold Fear, il y avait les bases, et nous étions cinq concept artists à plancher dessus. Nous savions que c’était sur un bateau en pleine tempête. Il y avait plein de monstres à designer et même une race d’extraterrestres à créer. Je me souviens d’un déblocage à la machine à café lorsque je discutais avec Benjamin Carré. On appelait ça le « discucafé », une sorte de brainstorming informel qui nous permettait de rebondir sur les idées des uns et des autres.

Je me souviens d’avoir planché sur une créature un peu dérangeante à quatre bras. On m’a dit que techniquement ce n’était pas possible à faire avec le moteur de jeu de l’époque. Nous l’avons alors réduite à une sorte de noyau tentaculaire, mais ça ne fonctionnait pas en termes de crédibilité motrice. Elle avait un aspect Earthworm Jim. Finalement, ils sont parvenus à faire en sorte que la créature ait ses quatre bras et nous sommes revenus au concept original. Il y a donc eu beaucoup d’échanges avec les autres corps de métiers (game designers, développeurs) et les autres concept artists.

Dans le cas de Dungeon Runners (MMO édité par le coréen NCsoft), il y avait une grosse masse de travail qui avait été effectuée et le projet avait changé de mains plusieurs fois. Il y avait beaucoup de designs en noir et blanc réalisés par Joe Madureira [NDLR : connu pour ses comics et le jeu Darksiders]. Mon rôle a été de donner une touche qui distingue le jeu des autres productions tout en respectant les contraintes de l’éditeur. Le directeur artistique était sur place et moi en France. J’ai eu tous les croquis de recherche et j’ai essayé de faire un tri pour réaliser des familles de monstres claires. J’ai utilisé mon expérience sur le jeu de cartes Magic the Gathering.

L’univers est à la fois structuré de façon très hiérarchique et il est également facile à comprendre dans la mesure où il est axé autour de cinq couleurs qui correspondent à cinq ambiances et types de gameplay. C’est un univers où tout est interdépendant. Avec le MMO, j’ai essayé de faire un travail similaire en synthétisant le travail de Madureira en cinq familles de monstres pour lesquelles j’ai conçu cinq pictogrammes. J’ai comblé les vides dans les familles, créé des frises avec tous les monstres pour mieux montrer la cohérence et la progression logique avec tous les personnages intermédiaires.

En montant le studio de jeu vidéo Dontnod, ne t’éloignes-tu pas du free-lance pour retrouver les contraintes de l’entreprise ?

Aleksi Briclot : C’est différent, car c’est une structure que nous avons créée. Il y a quelque chose de vraiment passionnant dans cette aventure, mais il est encore trop tôt pour en parler. De plus, mon rôle a changé. Je ne suis plus seulement concept artist, je suis codirecteur artistique avec Michel Koch qui a quitté le free-lance pour se jeter corps et âme dans ce projet dont il est tombé amoureux. Je dois faire pas mal de suivi, j’essaie d’aiguiller les gens dans la direction où j’aimerais aller. C’est totalement différent.

J’ai besoin de conserver différentes activités et d’alterner. Les objectifs de chaque projet sont différents, mais le tout est extrêmement enrichissant et me permet d’apprendre et de réutiliser sur un autre chantier les compétences acquises dans un média. Je suis le fou du roi : j’arrive et je balance des idées, je suis là pour diriger la création graphique ainsi qu’une partie du suivi quant à la conceptualisation, la modélisation et le rendu final en jeu.

Peux-tu expliquer en quoi le jeu vidéo et l’illustration diffèrent, mais t’intéressent autant ?

Aleksi Briclot : L’autre grande difficulté du jeu vidéo vient de sa progression itérative et de l’interdépendance entre tous les métiers. Les spécificités techniques influencent le game design qui se répercute sur d’autres domaines. Parfois c’est l’inverse : un concept art permet de soulever une idée de game design qui débouche sur un élément de gameplay qui demande à son tour création d’un élément spécifique dans le moteur de jeu, etc. On peut difficilement trouver un schéma de production plus complexe. Tous ceux qui travaillent dans cette industrie savent qu’il y a beaucoup de revirements en cours de production : une nouvelle feature peut apparaître au dernier moment. C’est une progression non linéaire.

Où est l’équilibre entre la belle image et l’image utile dans le concept art ?

Aleksi Briclot : La finalité d’un concept art, ce n’est pas l’image en elle-même, c’est de donner les indications nécessaires aux autres équipes (modeleur, animateur, level designer, etc.). C’est l’une des étapes pour aboutir à un ensemble bien plus complexe qu’est le personnage en jeu, par exemple. Il faut donc éviter la perte de temps et donner un maximum d’informations pratiques, surtout si les artistes 3D sont à distance ou si le studio fait appel à des prestataires extérieurs. Ce n’est donc pas seulement un joli dessin, mais une image comportant toutes les indications techniques importantes.

S’il intègre des éléments mobiles ou techniques, il faut réfléchir à leur fonctionnalité et leur motricité. Il faut qu’il y ait un grand degré de détail pour inspirer les autres. Benjamin Carré parlait de la création des concept arts comme des cadeaux que l’on fait à l’équipe de production. Le concept art est en quelque sorte la première représentation en images du jeu. Il sert de référent et possède un pouvoir de suggestion et d’inspiration. Avant, il n’y a que des idées posées sur le papier. L’image agit comme les illustrations très léchées données par le marketing : il s’agit de donner envie, de faire rêver les gens sans perdre de vue la fonctionnalité de l’image.

Personnellement, j’aime beaucoup le travail intellectuel qui consiste à trouver une forme qui fait sens, une symbolique qui se retrouve à tous les niveaux du jeu. C’est pourquoi je travaille beaucoup les pictogrammes, les éléments qui jouent sur les réminiscences pour suggérer des éléments narratifs ou évoquer des éléments de gameplay.

Le marketing intervient-il au niveau du concept art pour lisser les propos et plaire à plus de monde ?

Aleksi Briclot : Personnellement, je fonctionne à l’instinct et j’ai souvent les mêmes attentes que peut avoir un gamer concernant un jeu, sans me préoccuper des contraintes de la production. Compte tenu de l’ampleur des budgets, le marketing a une place accrue dans le processus créatif. À mon sens, il faut trouver l’équilibre avec ces impératifs. Quand il y a une réelle communication, un respect réciproque, cela fonctionne bien. Il ne faut pas cloisonner la production d’un côté et le marketing de l’autre. Je n’ai pas envie de passer cinq ans sur un projet et d’en vendre 500 exemplaires ni que personne ne le voie et que nous soyons par conséquent obligés de mettre la clé sous la porte.

Pour faire des créations personnelles et totalement libres, le jeu vidéo n’est certainement pas le meilleur média, car les enjeux sont très forts. On ne fait plus des jeux pour se faire plaisir dans un garage, mais pour que les joueurs trouvent du plaisir. J’aime beaucoup comment Alan Moore (scénariste de From Hell) explique sa façon d’envisager sa relation avec ses lecteurs. Il fait en sorte de les inviter à prendre le thé, de les mettre à l’aise dans un fauteuil. Il leur offre quelque chose de relativement simple et confortable. Mais une fois bien installés, il les emmène là où lui veut vraiment aller.

Il s’agit de conserver une entrée rassurante et simple pour ensuite distiller les idées complètement barrées. C’est en quelque sorte se servir d’un quota d’archétypes ou de choses qui marchent afin d’emporter le public vers quelque chose de plus original et audacieux. Vu l’ampleur des budgets et la taille des équipes, ça file le tournis. Dans le jeu vidéo, on ne travaille pas pour soi, mais pour le projet et pour les joueurs.

Que penses-tu des directions artistiques de titres comme Limbo ou MadWorld qui jouent sur le noir et blanc ?

Aleksi Briclot : Je trouve ça super-intéressant. On est passé par une phase où tout le monde courait vers le réalisme à tout prix. La technologie était un élément contraignant, mais avec le passage d’une génération de consoles à une autre, nous pouvons désormais atteindre une image photoréaliste. C’est très important, car le pouvoir d’immersion d’un tel style d’image est très fort. Mais on s’est un peu perdu dans cette recherche. Limbo et MadWorld sont vraiment très enthousiasmants et nous encouragent à faire encore plus original. Ce n’est pas mon approche, mais j’aime énormément. Dans le cas de MadWorld, je suis tout de même un peu dubitatif sur l’utilisation du noir et blanc, car le gameplay ne s’adapte pas bien à ce parti pris. J’ai parfois eu du mal à distinguer les niveaux, la profondeur de champ. C’est un peu comme Renaissance où je peine à décoder l’espace et à me situer dans l’environnement virtuel.

Dans une moindre mesure, il faudrait aussi saluer le travail effectué sur Mirror’s Edge. Je trouve la direction artistique fabuleuse même si parfois le rendu est un peu clinique. Il y a une foule d’idées pour diriger le joueur. Le choix des gammes colorées très franches était audacieux et le parti pris beaucoup plus graphique s’éloigne à la fois du traditionnel photoréalisme sans entrer dans le style cartoon. À un moment où le marché était submergé par des jeux aux couleurs désaturées et grises, avec des titres qui se ressemblent tous par leurs couleurs ocre et vert, cela a fait du bien de voir autre chose !


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Initialement publié dans IG Magazine 11.

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