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Métalepse et autres jeux dans le jeu vidéo : brisons le 4e mur

Même si vous savez pertinemment que vous êtes en train de guider votre personnage à la souris ou au pad, vous faites semblant de croire que vous êtes immergé dans le monde créé par le jeu vidéo. Vous êtes le héros ou le dieu qui préside à cet univers fictif. Mais parfois, certains titres vous rappellent que vous êtes bien en train de jouer et non de vivre les aventures palpitantes des personnages virtuels. Dans ces cas-là, vous êtes face à une métalepse : pas de panique, ça ne mord pas et ça vous fera même gagner au scrabble !

Dans le prologue, la diégèse est expliquée avec la chronologie des événements de ce monde

Pour comprendre ce qu’est une métalepse, revenons à un vieux média : le livre. Au théâtre et dans la littérature, il est coutume de distinguer différents niveaux de réalité : la fiction (ou diégèse), la narration et la mise en discours.

Pour faire simple, disons que la diégèse correspond à l’univers fictif, que la narration est la mise en scène des événements se déroulant dans la diégèse tels que l’a choisi l’auteur — ou le metteur en scène.

Enfin, la mise en discours réalise concrètement la fiction et la narration dans des mots, des phrases, des figures de style…

Quand on commence à jouer, comme le héros, on se réveille dans ce monde et ce nouveau jour

Dans L’Odyssée d’Homère, la diégèse correspond à l’histoire d’Ulysse qui erre pendant dix ans avant de rentrer chez lui. Elle commence avec la fin de la guerre de Troie et se termine lorsqu’il reconquiert son trône.

En revanche, la narration débute avec Ulysse prisonnier chez Calypso puis naufragé et recueilli par Nausicaa, c’est-à-dire bien après le début de son périple à travers les mers. Le livre d’Homère fait ensuite un immense flash-back avant de relater le massacre des prétendants au trône par Ulysse.

Par exemple, dans Final Fantasy VII, la diégèse commence avec l’arrivée de Jenova sur Terre, tuant les Anciens. Mais, au niveau de la narration, le jeu débute avec Cloud — le personnage que l’on joue, qui rejoint un groupe d’activistes opposés à la Shinra et qui ne découvre que bien plus tard dans le jeu sa véritable identité et son lien avec Jenova.

Traverser les niveaux

Lorsqu’un personnage de roman ou un narrateur semble s’adresser au lecteur (comme dans les romans La Modification ou Si par une nuit d’hiver un voyageur…), il brise l’illusion selon laquelle les événements de la diégèse existent réellement : on se trouve en présence d’une métalepse.

Dans beaucoup de cas, il s’agit d’un effet comique, comme lorsqu’un personnage de théâtre fait un aparté et parle au public au lieu de s’adresser à un autre personnage sur scène. Les Anglais disent alors que le personnage « brise le quatrième mur », la limite invisible entre la scène (trois murs bien réels où se déroule une fiction) et la salle (monde réel).

On retrouve cette situation au cinéma lorsqu’un personnage filmique sort du grand écran pour rejoindre le public (comme dans La Rose pourpre du Caire ou Last Action Hero).

Dans tous ces cas, on nie le pacte de lecture ou comme le dit le critique Gérard Genette : on dévoile

« le caractère tout à fait imaginable et modifiable ad libitum de l’histoire racontée, égratigne donc au passage le contrat fictionnel, qui consiste précisément à nier le caractère fictionnel de la fiction ».

Bien sûr, dans le jeu vidéo comme au théâtre, il y a une double énonciation : les paroles des personnages non joueurs s’adressent à la fois au personnage fictif et à vous, l’humain tenant le pad ou le stick. C’est pour VOUS que Link dans les Zelda a pris l’habitude de lever au ciel les objets qu’il trouve dans les coffres.

C’est aussi à vous que s’adressent les ordres pour libérer les otages dans le camp ennemi. Plus généralement dans les tutoriels, le personnage s’adresse à la figure fictive, mais surtout au joueur pour lui expliquer sur quel bouton appuyer.

La séance pour tester les armes et l’aptitude physique de Samus au début de Metroid Other M fait partie de ce genre de discours à double énonciation. Mais la plupart du temps, vous faites comme si la différence entre le personnage en jeu et vous n’existait pas.

Double énonciation : il s’adresse au personnage et au joueur qui va commencer à utiliser la manette

Dans la métalepse, au contraire, on vous rappelle que vous êtes en train de jouer. Soit le jeu semble déborder du cadre de la télévision et de la console, soit c’est vous qui y êtes projeté.

Plus concrètement, elle est employée depuis les origines du jeu vidéo pour créer une connivence humoristique avec le joueur.

Métalepse version comique

Sonic (Sonic the Hedgehog) tapant du pied ou Link bayant aux corneilles (Zelda : The Wind Waker) lorsque vous délaissez le pad trop longtemps sont des illusions créées par le game designer, un peu comme si le personnage en jeu était vivant et vous attendait, vous qui êtes de l’autre côté de l’écran.

Dans The Bard’s Tale, si vous n’avez rien fait pendant un certain temps, le narrateur commente votre retour en expliquant qu’il ne s’est pas passé grand-chose depuis longtemps.

Sonic vous regarde avec impatience car vous ne jouez pas

Toujours dans cette optique comique, dans The Lapins Crétins : La Grosse Aventure, il est possible de « mettre » l’un des lapins dans sa Wiimote. À l’écran, on peut voir l’animal s’écraser contre les parois intérieures de la manette lorsqu’on la secoue. Le haut-parleur de la Wiimote permet de donner l’impression que l’animal est bien dans la barre en plastique. 

No More Heroes emploie la Wiimote de façon moins conventionnelle : il faut la tenir en faisant un geste rappelant la masturbation pour redonner de l’énergie à son personnage…

Dans certains dialogues, la référence au jeu ou à d’autres jeux peut survenir. Assez fréquemment, un ou des personnages expliquent qu’ils n’existent que dans le monde virtuel.

C’est le cas dans un rêve de Max Payne ou dans les dialogues de Paper Mario, Jak 3, Les Simpson, Disgaea 3Prince of Persia : Les Sables du temps et bien d’autres… 

Dans Assassin’s Creed II, l’un des personnages principaux se présente avec la même phrase qu’un célèbre plombier moustachu : « It’s me Mario ! »

Suite aux plaintes des joueurs de Mass Effect, BioWare a supprimé les séquences d’ascenseurs qui correspondaient aussi à des temps de chargement. Deux personnages de Mass Effect 2 y font référence et l’un regrette ce bon vieux temps où il pouvait discuter dans les ascenseurs…

On trouvait déjà ce même genre de métalepse dans les dialogues dès Monkey Island.

La métalepse peut aussi avoir une visée différente et accentuer le « réalisme » ou du moins la vraisemblance des faits qui se déroulent sous les yeux du joueur. C’est le cas des nouvelles interfaces dans bien des FPS et jeux de combats.

La disparition des barres de vie et autres jauges au profit d’un obscurcissement de l’écran — à coup de taches de sang et autres éléments graphiques — à mesure que l’on est blessé relève aussi de la métalepse : l’écran de la télévision et celui de la caméra ne font plus qu’un.

On se retrouve un peu comme le caméraman embarqué en plein cœur du conflit. Bien sûr, ces salissures sur l’écran peuvent être plus ou moins dramatiques voire créer une connivence avec le joueur.

Ainsi, dans le jeu de tir d’Epic Games Gears of War, on reconnaît le logo du jeu, dans la marque rouge qui obscurcit l’écran.

Métalepse version sérieuse ?

Dans des cas moins courants, la métalepse sert à renforcer l’intrigue. Dans X-Men sur Mega Drive (1993), les mutants doivent affronter un ordinateur devenu fou et générant des scénarios dangereux dans la salle d’entraînement.

Pour finir le jeu, le professeur Xavier demande aux personnages d’éteindre l’ordinateur et donc au joueur d’éteindre la console…

Dans le jeu d’infiltration de Konami, Metal Gear Solid, cette double énonciation est un peu mise à mal lors de l’affrontement avec Psycho Mantis. Ce personnage demande à Snake (soit vous, le joueur qui tenez le pad de la PlayStation) de poser la manette à terre pour la faire vibrer et vous prouver qu’il possède un pouvoir de télékinésie.

Le jeu ajoute des lignes de dialogues en plus selon les jeux Konami auxquels le téléspectateur a joué. S’il trouve dans la carte mémoire des sauvegardes de Castlevania ou de tout autre jeu, Psycho Mantis déclare à Snake qu’il aime ce jeu. Pour le battre, il faut alors changer le port de la manette. Ainsi, le personnage ne peut plus « lire dans vos pensées ».

Dans MGS 4, le personnage revient et essaie de lire dans le passé de Snake, mais la PlayStation 3 n’ayant pas de carte mémoire, il échoue. Il tente aussi de faire vibrer la manette mais la Sixaxis de la console ne possède plus cette fonction.

D’autres éléments de ce genre se retrouvent à travers toute la série. Si cela semble plaire à certains qui crient au génie, ces métalepses en irritent d’autres qui trouvent tout cela bien surfait.

La série MGS est loin d’avoir le monopole de ce genre de métalepses. Dans Eternal Darkness : Sanity’s Requiem (1999), une jauge permet de suivre l’état mental des personnages que l’on incarne.

À mesure qu’elle diminue, ceux-ci sont en proie à des hallucinations et le joueur aussi, puisque le jeu lui faire croire à des bugs au niveau de sa manette ou de sa télévision, alors que tout fonctionne normalement.

Le problème est que certains ont vraiment cru à des dysfonctionnements et ont appelé leur service après-vente pour se plaindre…

Autre type de référence : Assassin’s Creed met en scène une sorte de mise en abyme du jeu vidéo. Un personnage censé être réel (Desmond) incarne des personnages du passé (Altaïr, Ezio) à travers une machine (Animus) qui décuple aussi ses capacités physiques, un peu comme le joueur qui, par le biais de la console, est doté d’un « corps augmenté » lui permettant de faire des acrobaties sur les toits.

Dans un autre genre, certains jeux ont cherché à mettre à profit tous les éléments de la console Nintendo DS : double écran, micro…

Dans Zelda : Phantom Hourglass, le double écran permet certaines idées de gameplay ingénieuses : il faut par exemple fermer la console pour copier le dessin d’une carte à une autre. 

Hotel Dusk : Room 215 profite lui aussi des fonctions de la console portable pour élaborer des énigmes. Il s’agit sans doute plus d’un nouveau type de contrôle par le souffle, le son ou le toucher que de véritables métalepses.

Mais avouons que le coup de la duplication de la carte en aura fait réfléchir plus d’un.

Faux écran de panne dans Eternal Darkness

Fiction totale

Dans tous ces exemples de métalepse, il s’agit finalement de la réaffirmation du jeu d’un côté et la réalité de l’autre, même si les liens entre les deux peuvent sembler plus ou moins poreux.

D’autres expériences ont tenté d’effacer les frontières et de se passer d’avatar. Au lieu de contrôler un personnage, le joueur jouerait son propre rôle.

C’est le cas de In Memoriam où internet, le téléphone mobile et le mail sont mis à contribution pour immerger le joueur dans l’univers fictif qui tend à se confondre avec le réel.

La traque d’un tueur en série sert de toile de fond pour la résolution d’énigmes à l’aide d’internet, de la collaboration de vrais (ou de faux) joueurs. Le joueur ne se sert plus d’un avatar : il est au cœur de l’intrigue qui semble avoir traversé le quatrième mur pour se confondre avec la réalité quotidienne.

D’autres types de jeux, les « ARG » (pour « Alternate Reality Games »), demandent une utilisation différente du dispositif des médias et visent à créer une sorte de continuum entre la fiction et le réel.

Mais pour le moment, il s’agit surtout de jeux à visée publicitaire : The Lost Experience (pour la série Lost), Year Zero (pour Nine Inch Nails), Imagine the Impossibilities (pour la série Fringe), I Love Bees (pour le jeu Halo 2), The Beast (pour le film A.I. intelligence artificielle)…

Espérons juste que ce brouillage entre réalité et fiction soit toujours fait avec de « bonnes » intentions. Mais ceci est une autre histoire.


Article initialement publié dans IG Magazine.

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