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Les jeux vidéo rendent pas idiot ! Interview de Yann Leroux

Dans son livre Les jeux vidéo rendent pas idiot ! Yann Leroux tente de mieux faire connaître ce média qui suscite des réactions de crainte et de haine disproportionnées. Nous avons discuté avec lui de certains points abordés dans son apologie pour une meilleure compréhension des mondes numériques.

VOUS RAPPELEZ QUE L’ADDICTION AU JEU EST INITIALEMENT UNE BLAGUE AVANT D’ÊTRE LA MALADIE QUE CERTAINS ESSAIENT DE CONFIRMER. COMMENT EXPLIQUER QUE CETTE PARODIE DE DÉFINITION SOIT AUJOURD’HUI PRISE AU SÉRIEUX ?

C’est sans doute parce que c’est une image et que nous avons l’habitude de penser avec ce type de métaphore. Le parallèle entre le jeu et la drogue est d’ailleurs repris par les joueurs eux-mêmes. C’est aussi un moyen de se grandir : ceux qui sont capables de jouer sans devenir « addicted » sont ceux qui seraient capables de maîtriser le jeu. Ceux qui se sentent dépassés par cet objet complexe peuvent alors se définir comme des victimes et s’y adonner avec d’autant plus de plaisir qu’ils n’ont pas besoin d’éprouver de la culpabilité, parce que c’est plus fort qu’eux. Ces différentes mécaniques expliquent en partie pourquoi la métaphore a pris au moins chez les gamers. Dans le domaine public, il est plus facile de faire connaître et de transmettre ce type de métaphore et donc de simplification que de se poser de vraies questions sur les problèmes des jeunes adultes dans nos sociétés ou sur la situation d’un enfant dans les interactions familiales.

EST-CE LE MÊME MÉCANISME QUE POUR LES OTAKUS OU LES QUEERS, QUI SE RÉAPPROPRIENT LE TERME NÉGATIF LES DÉFINISSANT ?

Il y a effectivement un auto-étiquetage, un phénomène de renversement des valeurs typiquement américain. Les gens se font un blason de ce qui auparavant était un opprobre. Les geeks ont été longtemps relégués à la dernière place dans les campus. C’était une infamie et maintenant, c’est une façon d’être à la mode. Dans le cas des otakus, les choses sont un peu différentes. Et pour certains psychiatres japonais, l’hikikomori, que l’on rapproche du phénomène otaku, est une forme de schizophrénie alors que d’autres disent que c’est un passage dans le développement des adolescents qui se manifeste par un retrait massif des interactions familiales. Donc il y a encore des choses à discuter.

VOUS NOTEZ QUE LES REGROUPEMENTS DE JOUEURS DANS LES MMO FONCTIONNENT RAREMENT SUR UN MODÈLE DÉMOCRATIQUE.

C’est difficile d’avoir une démocratie sur Internet ! Ce sont des relations qui sont à la fois très fragiles et très fortes. Elles sont fragiles car elles ont lieu uniquement en ligne et qu’il faut donc qu’il y ait une présence suffisante de chacun. Et elles sont en même temps très fortes car on a du mal à saisir les autres et ce qu’ils pensent de façon précise ; on a tendance à utiliser des mécanismes et des affects qui sont très marqués. Ce sont de grandes colères ou de grandes amours. Les choses sont toujours très intensifiées. Dès l’instant qu’il y a formation d’un groupe, il a tendance à se structurer autour de choses très magnifiées, de personnes perçues comme exceptionnelles et auréolées de toutes les qualités ; ou au contraire, le groupe fonctionne comme une fourmilière et chacun est plus ou moins indépendant. Toutes ces mécaniques sont préparées par le fait que le jeu se déroule dans le cyberespace, par le fait que l’on ne peut pas voir les gens en face et être témoin de leurs émotions.

 NÉANMOINS, Y A-T-IL UN APPRENTISSAGE SOCIAL DANS LES JEUX ?

La vie sociale s’apprend en famille avec les amis, et aussi sur le réseau pour certains. C’est une simplification de la vie sociale car ils peuvent décider du moment où ils rencontrent les autres en choisissant de se connecter ou pas, en mettant les personnes qui les aident dans une liste spécifique, etc. Il y a de nombreux outils pour vous faciliter la vie et vous permettre de définir votre idéal de vie en ligne sur le réseau. La vie en ligne est un schéma, une simplification de la vie de tous les jours. Quand vous êtes avec les membres de votre famille, vous avez l’historique de vos relations avec eux et toutes les informations sur leurs habits, leur façon de se rapprocher de vous, etc. C’est un monde complexe. Dans un MMO, les choses sont plus simples : le compagnon de jeu a toujours la même tenue et la distance qu’il peut avoir physiquement ne varie jamais. Cette simplification permet à certains d’utiliser la vie en ligne comme un patron pour comprendre ou réinvestir de façon plus complexe la vie hors ligne.

VOUS DONNEZ L’EXEMPLE D’UN JOUEUR D’EVE ONLINE QUI EST MORT ET A REÇU LES HOMMAGES DE LA COMMUNAUTÉ.

C’est un exemple pour dire que c’est monsieur et madame tout le monde qui jouent au jeu vidéo. Cet homme faisait partie de l’une des communautés les plus remuantes de ce MMO, les goons. En gros, ce sont les gens qui viennent foutre le bordel, les dingos. Mais en dehors du jeu, cet homme avait une vie tout ce qu’il y a de plus normale et réglée, travaillant pour le ministère des Affaires étrangères des États-Unis. Cela montre bien que les mondes ne sont pas des univers étanches, que les compétences apprises dans un monde peuvent être utilisées dans un autre.

LE JEU PERMET-IL DE TRANSMETTRE UN SAVOIR ET DES VALEURS ? PEUT-ON PARLER DE CULTURE VIDÉOLUDIQUE ?

Il y a des savoir-faire qui sont appris depuis des lustres dans les jeux vidéo, qui sont transmis, que l’on retrouve dans d’autres jeux. Il y a des savoir-être qui sont appris et transmis sur le réseau. On le voit avec le jargon des MMO ou des FPS. Il y a des choses que l’on apprend et qui sont utiles dans le jeu vidéo mais aussi dans la vie courante. Ce qui me semble particulier avec cette culture est qu’elle se répand dans la vie de tous les jours, elle devient utile et se mélange à d’autres médias. On voit comment ce qui a été construit dans un jeu vidéo réapparaît dans un livre ou un film.

COMMENT SE POSITIONNE LE JEU PAR RAPPORT AU MONDE NUMÉRIQUE ?

Je pense que le jeu vidéo fonctionne un peu comme le système d’amorçage du Baron de Münchhausen. Dans le film, il est enlisé dans des marais et en tirant sur ses lacets, il parvient à monter des marches imaginaires, monter dans le ciel et sortir d’un mauvais pas. C’est ce que les Américains nomment « bootstrapping ». Je crois que les mondes numériques ont commencé à se diffuser et à se répandre un peu partout et à investir tous les interstices de notre vie.

VOUS CONCLUEZ SUR LES « PÈRES » QUI ATTAQUENT LES PLAISIRS DES « FILS ».

Grâce aux progrès de la médecine et au baby-boom, il y a actuellement au pouvoir des personnes qui n’ont pas joué au jeu vidéo et ne comprennent pas les mondes numériques. Elles les voient juste comme quelque chose de remuant, de chaotique et de troublant pour la culture qu’elles ont passé des années à acquérir et à accumuler. Il est évident que les jeux vidéo et les mondes numériques sont en train de bousculer la culture du livre, qui vit ses derniers moments. On est en train de passer d’une culture du livre à une culture des écrans. Tout va changer, rien ne va rester comme avant. Le drame est que les « pères », pour le dire de façon un peu caricaturale, au lieu d’accompagner le mouvement et de permettre le basculement de la culture, s’arc-boutent sur la culture du livre et décident que la culture des écrans est mauvaise. Le boulot de ces pères est de faire en sorte que la transition se fasse du mieux possible. On ne peut jeter totalement la culture du livre : elle nous est utile et nous sert d’arrière-plan. Aucune culture ne se construit à partir de rien. La culture du livre s’est construite sur le refoulement de la culture oralisée et la culture des écrans se construit sur le refoulement de la culture du livre. Je vois trop souvent chez les aînés des froncements de sourcils et des jugements à l’emporte-pièce sur le fait que tout ce qui vient d’un écran serait anticulturel ou mauvais, ou attaquant la pensée, ou que sais-je encore. C’est contre cette position-là que je m’élève.

À lire :
Culture, L’addiction, IG 2, p. 174.
Rencontre, Yann Leroux, IG spécial 2, Resident Evil, p. 230.
Les jeux vidéo veulent votre bien, IG 21, p. 148.

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