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Comment inonder une page selon Osamu Tezuka

On vous parle souvent de la mise en page spécifique aux BD japonaises, comme s’il y avait un « style manga ». En réalité, il s’agit d’une désinvolture totale par rapport à la succession traditionnelle des cases. Concrètement, les Japonais sont ni les premiers à briser le carcan des cases, ni les plus doués, ni les plus systématiques.

Comme la mise en page est l’un des rares espaces où le mangaka n’est pas contraint de suivre des impératifs éditoriaux précis dus à la parution en feuilleton, on peut dire que l’artiste « se lâche » peut-être plus que dans d’autres pays. Et comme un petit dessin vaut mieux qu’un grand discours voici l’exemple d’une page d’Osamu Tezuka (Astro Boy, Le Roi Léo, Black Jack) où il nous montrer comment inonder une planche.

Dans cette BD, tout a l’air a priori banal. Les cases plus ou moins trapézoïdales se succèdent. Une femme, son mari et son amant : le trio presque habituel. Un village et une digue qui se fissure tandis que la pluie diluvienne emporte tout sur son passage. Le mari est tombé dans les flots déchaînés et va sans doute se noyer. C’est alors que l’amant nage jusqu’au mari pour le sauver sous le regard anxieux de la femme. C’est précisément cette séquence que représente la planche qui nous intéresse.

Planche 71 extraite de Shumari par Osamu Tezuka, Kôdansha, 1978

Spirale

Elle est atypique par rapport au reste de la bande dessinée car elle ne comporte aucune case à proprement parler. La violence de l’inondation se manifeste à la fois par la destruction de la digue et par la disparition des cases. Il n’y a plus de barrage pour contenir l’eau comme il n’y a plus de séparation entre les différents moments d’une séquence de BD. La mise en page particulièrement spectaculaire de cette planche par rapport au reste du manga s’explique ainsi par une volonté de dramatisation. La page s’adapte au cours du récit pour accentuer le potentiel émotionnel de la scène.

Toutefois, une bordure délimite un espace central où se trouve le « personnage témoin » : la femme qui regarde avec angoisse le sauvetage de son mari par son amant. Le lecteur est amené à adopter une attitude identique à celle de ce personnage et c’est presque à travers son regard que l’on perçoit les deux hommes luttant contre l’eau.

Cette pratique est assez courante dans les manga pour accentuer le caractère dramatique des scènes. L’isolement de la femme par rapport au reste de la planche se comprend par le fait qu’elle se situe loin des deux hommes : elle est restée sur la berge tandis qu’ils sont dans l’eau. On pourrait presque dire que la bordure autour d’elle représente son ancrage stable sur le sol tandis que les hommes sont pris dans l’instabilité des flots.

En outre, la bordure n’enferme pas le personnage, comme s’il n’y a pas de limite à la progression de l’inondation. Le dessin formé par cette bordure fait d’ailleurs penser à une spirale peut-être analogique des tourbillons formés par les flots.

Sauvetage et rapprochement progressif

Tout autour de l’image centrale, se déroule le sauvetage lui-même en cinq temps bien distincts. Le découpage analytique de l’action permet au lecteur de suivre précisément toutes les étapes du sauvetage. Il n’y a pas de case mais chaque moment est délimité par le blanc et le dessin de l’eau qui entoure les personnages.

Dans le premier temps, les deux personnages masculins sont éloignés l’un de l’autre, ce qui est accentué à la fois par la hauteur de la «case» et par les lignes verticales de l’eau et de la pluie. Puis l’amant se rapproche du mari inconscient, et le prend avec lui pour le ramener sur la berge.

Les deux dernières « cases » sont en fait identiques. Il y a juste un changement de cadrage, comme s’il y avait un travelling arrière pour montrer l’éloignement des deux hommes par rapport à la berge. Enfin on peut noter que les lignes verticales représentant la pluie barrent toute la planche lui conférant une sorte d’unité graphique et temporelle : le sauvetage et l’image centrale se déroule dans le même temps même s’ils représentent deux endroits différents.

Voilà donc comment le père du manga narre une scène sans parole, où la mise en page joue un rôle essentiel dans la suggestion des émotions. C’est simple, rapide, efficace. Que demander de plus ?


Texte initialement publié dans Virus Manga, publication soeur d’AnimeLand.

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