Catégories
Jeu vidéo

Entretien avec Jonathan Belletête, directeur artistique de Deus Ex 3

Deus Ex 3 est attendu par les fans du premier volet avec une forme d’impatience mêlée d’angoisse. Les développeurs vont-ils parvenir à nous livrer un jeu où infiltration, action et RPG sont vraiment équilibrés ? En attendant d’avoir la réponse en 2011, le beau trailermontré lors des salons a fait couler beaucoup d’encre et tout le monde s’accorde à saluer la beauté du graphisme. Pour en discuter, nous avons pu employer la langue de Molière avec Jonathan Belletête (directeur artistique) et André Vu (responsable marketing). Merci à Montréal de garder le français comme langue officielle !

Pourquoi avoir lié la Renaissance et le transhumanisme à Deus Ex ?

Jonathan Belletête : J’essaie d’apporter quelque chose de frais et de différent sur les projets quand c’est possible. Au printemps 2007, lorsque nous avons commencé Deus Ex, nous avions carte blanche. Bien sûr, il y a certaines lignes directrices issues du premier volet à respecter. Les références à Blade Runner sont également incontournables, car le film a créé un archétype visuel. Mais nous avons aussi regardé les autres jeux cyberpunk. Nous pourrions probablement reproduire les environnements de Blade Runner en temps réel dans le jeu, mais il manquerait alors notre touche personnelle. Nous souhaitions avoir une signature artistique différente plutôt que de faire une simple copie et nous avons eu le droit de faire table rase.

Nous avons fait beaucoup de recherches et c’est ainsi que nous avons découvert les liens entre la Renaissance et les débuts du transhumanisme. Cette époque où l’on étudie le corps humain et on s’intéresse à son fonctionnement est en quelque sorte la première marche vers une époque cyberpunk où l’on « upgrade » l’homme avec des mécanismes. C’est un thème qui sert de toile de fond au jeu et que nous avons également trouvé intéressant de pousser au niveau marketing dans le trailer.

Cette « cyberrenaissance » se voit au niveau des habits qui permettent de marquer les personnages et de donner des indications sur leurs opinions politiques. Je me suis aussi beaucoup inspiré du baroque pour les designs. Plus les personnages sont hauts placés et liés au transhumanisme, plus ce thème est présent dans les habits, les environnements et les bâtiments.

Il y a aussi un autre aspect lié à la « cyberrenaissance » et plus précisément au baroque : la palette noire et or des couleurs du jeu. Je me suis inspiré de Rembrandt et de Vermeer pour leur emploi du clair-obscur. 60 % du jeu est dans ces teintes. Le noir représente l’utopie et le cyberpunk, tandis que l’or correspond plus à l’âge d’or que sont la Renaissance et le baroque qui lui succède. Je me suis beaucoup inspiré du film La Jeune Fille à la perle, dans lequel presque toutes les scènes reprennent un tableau de Vermeer et où l’éclairage imite le clair-obscur des peintures. J’ai aussi été influencé par Les Duellistes, un film de Ridley Scott inspiré par les guerres napoléoniennes. Je voulais reprendre les teintes et l’impression de brouillard constant. À part cela, au niveau des références visuelles, je peux également citer les films Akiraet Ghost in the Shell. Et pour le côté jeu vidéo, il y a Metal Gear Solid dont nous sommes fans. Tout ceci contribue à la création de la saveur visuelle de Human Revolution.

N’est-ce pas contraignant de faire du cyberpunk ?

Jonathan Belletête : Il faut s’assurer que les archétypes sont là, mais le travail est très intéressant, car cela nous plonge dans les recherches scientifiques contemporaines. Pour Deus Ex, nous sommes dans l’anticipation par rapport à nos connaissances actuelles. Par exemple, au niveau des bâtiments, nous avons fait des recherches sur l’architecture moderne. En conséquence, certains édifices qui peuvent sembler futuristes sont basés sur de vrais projets architecturaux en cours de développement actuellement. Tout est déjà à disposition, mais les gens ne sont pas toujours au courant de ces avancées technologiques et artistiques.

Le cyberpunk est le sujet qui m’a permis d’être le plus créatif dans ma carrière ! Le thème nous fait explorer le monde de différentes façons. Nous ne nous sommes pas arrêtés à une reproduction fidèle de Blade Runner. De même, nous n’avons pas pris littéralement la Renaissance comme le fait Assassin’s Creed. Nous ne faisons pas de caricatures en reprenant les rosaces de Léonard de Vinci telles quelles. Nous sommes allés vers des motifs beaucoup plus géométriques qui définissent cette époque technologique. Bien sûr, nous reprenons des motifs inspirés du baroque et de la Renaissance, mais nous les adaptons de façon moderne.

Comment gérer le clair-obscur pour ne pas nuire au gameplay ?

Jonathan Belletête : Il fallait nous assurer que les portions du jeu étaient assez sombres sans que cela nuise aux mécaniques de jeu ni à l’observation des environnements. Pour cela, nous avons dû complètement réécrire notre moteur d’éclairage en plein cours de production. Nous avons un deferred light engine qui nous permet d’avoir une gestion dynamique et très souple des éclairages même avec des centaines de sources de lumière. Je voulais qu’il y ait beaucoup de fumée et de brouillard, et utiliser ce moteur spécifique était le seul moyen d’atteindre ce résultat. Nous sommes d’ailleurs parmi les premiers à développer ce genre d’éclairage avec des choses similaires dans Grand Theft Auto 4, Killzone 2 et Dead Space. Grâce à cela, nous sommes moins limités par les contraintes techniques. La seule limite est en fait le framerate. Mais cette technologie est avant tout un outil artistique et nous ne nous reposons pas que sur elle pour donner une signature artistique au jeu. C’est ce qui nous distingue d’un jeu de SF qui se laisse porter par sa puissance technologique. Nous avons aussi collaboré de façon très étroite avec les level designers de manière à nous assurer que les endroits que nous voulions très sombres restent jouables. Bien sûr, tous les environnements n’ont pas ce niveau de contraste. Certains sont bien distincts pour conserver un rythme intéressant.

Comment conserver une patte unique dans un univers a priori stéréotypé ?

Jonathan Belletête : Pour donner de la saveur au jeu, les concept artists sont allés puiser dans le designcontemporain et notamment le design industriel. Par exemple, quand on doit créer un lieu public comme une banque, les gens se disent la plupart du temps : « Cool, prenons le référent réel et reproduisons-le le plus fidèlement possible. » Et c’est tout ! Cela reste un environnement public lambda et un peu plat. Dans notre cas, nous sommes allés plus loin dans le designindustriel et la décoration pour faire quelque chose de moins monotone. Il fallait surprendre le joueur, voire le désarçonner. Même si l’environnement est classique, il faut le rendre unique. Dans Shanghai, la ville la plus proche de Blade Runner, il y avait un terrain inoccupé entre deux édifices. Nous nous sommes demandé comment remplir ce lieu et nous avons décidé d’y mettre un empilement de climatiseurs. En Asie, les gens les utilisent constamment, donc il y a aussi beaucoup de déchets. Là, nous les avons entassés comme dans une décharge publique, mais cela donne aussi l’impression d’une sculpture avant-gardiste.Ce type de visuel est très amusant, car il attise la curiosité sans devenir inesthétique. Même si les gens ne le voient pas, nous avons réfléchi à l’environnement urbain et à l’architecture d’intérieur pour obtenir un univers cohérent, au lieu de faire comme d’habitude avec des murs en métal tous identiques. Cela peut paraître un peu prétentieux, mais je me dis qu’il est temps d’amener une once de culture artistique dans le jeu vidéo où l’on a toujours les mêmes couloirs et bâtiments.

Parmi les détails apportant une signature visuelle, le motif hexagonal possède-t-il un sens ou est-il simplement décoratif ?

Jonathan Belletête : Alors là, je vous arrête tout de suite ! Nous avons surtout utilisé des triangles ! En les agençant d’une certaine façon, on peut obtenir des hexagones, mais nous avons fait extrêmement attention à ne pas mettre d’hexagone tel quel. C’est une forme très utilisée dans le jeu vidéo, que ce soit dans Crysis ou Metal Gear Solid. Nous employons beaucoup de formes géométriques très simples et assez rectilignes, car cela donne un côté technologique. Cela est également lié au thème de la Renaissance, période où l’on redécouvre la perspective, la géométrie et où l’on fait des bonds en mathématiques. Dans notre communication visuelle et dans les menus d’interface, les motifs géométriques apparaissent beaucoup. Dans un autre genre, les fenêtres de l’appartement d’Adam possèdent un look moderne et futuriste grâce à un motif ancien. Sébastien Larroude a eu la très bonne idée de prendre les plans d’élévation des cathédrales, de les tracer en 3D puis de les extruder pour en faire des cadres de fenêtre. Cela permet de garder un côté baroque et, en même temps, ce sont des formes que l’on n’a jamais vues pour ce type d’utilisation. Nous avons vraiment réutilisé des motifs baroques et Renaissance pour les transformer et créer quelque chose d’inédit.

Combien de concept artists ont travaillé sur le titre ?

Jonathan Belletête : Il y en a eu une dizaine dont Thierry Doizon, Sébastien Larroude, Éric Gagnon, Jim Murray  et bien d’autres ! Nous avons aussi externalisé les concept arts d’objets pour remplir les salles et faire de la mise en scène. Il y a plus de 1500 props (objets, mécanismes…) qui ont été créés à la main avant d’être modélisés et texturés. De la machine à laver en passant par la table ou le fauteuil, tout a été designé. Nous avons créé un véritable Ikea cyberpunk ! Habituellement, le jeu vidéo fait appel à moins de concept artists. Sur Fallout 3, il n’y en avait qu’un. Quant aux jeux de la concurrence, ils tournent à trois ou quatre, pas plus. Souvent, les concepts artistspartagent des bases de données avec des objets déjà créés pour les réutiliser dans différents jeux.

Pour Deus Ex, nous avons employé une méthode asiatique qui consiste à designer tous les éléments avant de les produire pour garder un univers très cohérent et homogène. Ainsi, tout semble faire partie de la même réalité virtuelle. Cela nous permet d’élaborer un univers riche et complexe avec un incroyable niveau de détails.

Comment garantir la cohérence alors qu’autant de personnes travaillent sur le graphisme ?

Jonathan Belletête : C’est vrai qu’il est important d’harmoniser le rendu final. Ce n’est pas facile, surtout quand il y a un parti pris très net. De plus, les artists 3D ont souvent l’habitude de travailler de façon assez libre avec pour seule vraie contrainte l’obligation d’obtenir un rendu réaliste. Au bout du compte, cela donne des univers qui se tiennent. Mais je souhaitais un monde beaucoup plus homogène et original. Les textures sont très travaillées et nous avons beaucoup de shaders. Le tout est très léché. Je ne voulais pas me contenter d’avoir de la rouille ou des égratignures partout sur les murs, comme dans la plupart des jeux.

C’est pourquoi nous avons aussi donné beaucoup d’importance au mechanical designer. Nous avons apporté un soin particulier à la construction des objets, à la façon de les fabriquer, aux lignes d’assemblage… C’est très important pour apporter de la crédibilité à l’univers. Nous avons constitué des références communes à tous pour s’y référer à tout moment et nous avons fait pas mal d’exercices pour être tous sur la même longueur d’onde.

Comme la direction artistique était très précise, il était plus facile de faire une grande partie des choses en interne. C’est une direction au boulon. D’ailleurs, il y a quasiment un style pour les boulons !

Les boulons sont donc triangulaires ?

André : La plupart du temps, les boulons sont juste une texture appliquée sur un mur. Un jour, j’ai demandé à un artiste 3D qui me montrait une de ses maps si son boulon était en 3D… « Ben ouais ! » m’a-t-il répondu ! À partir de là, le joueur le remarque ou ne le remarque pas, mais je pense que l’on sent de toute façon qu’il y a une richesse du détail. Cela se joue peut-être à un niveau inconscient, mais l’environnement est très crédible grâce à ce travail-là.

Avez-vous réussi à conserver la même ligne directrice depuis le début du développement ?

Jonathan Belletête : Quand on part de zéro pour faire un jeu « triple A », il est normal qu’il y ait des essais et des modifications. Je compare cela à de la sculpture, qui comporte de nombreuses itérations. Même si le jeu est le troisième volet de la licence, il y a une génération complète de joueurs qui ne savent pas à quoi peut ressembler la série. C’est comme si nous partions d’une nouvelle franchise. Si l’on s’en tient à une liste très concise de ce que je voulais dès le départ, c’est exactement ce que nous avons aujourd’hui en jeu. Par contre, je n’avais pas anticipé le chemin que nous avons dû parcourir pour parvenir à ce résultat. Il y a eu beaucoup de recherches. Certains environnements ont été supprimés. Certains collaborateurs ont changé de rôle à différents moments dans la production. J’imaginais le jeu beaucoup plus stylisé, notamment au niveau des personnages. Pour toutes sortes de raisons, nous avons diminué le niveau de stylisation. Globalement, l’idée est restée la même, mais il a fallu trouver un équilibre entre la vision de départ et la production.

En parlant de héros, pourquoi avoir de nouveau le beau gosse brun de service ?

Jonathan Belletête : Je trouve au contraire que nous avons essayé de faire un peu plus original. D’habitude, on a droit à des space marines au crâne rasé ou avec une capuche, car cela rend le travail de modélisation et d’animation plus simple. Nous avons une influence un peu plus japonaise avec un héros aux traits plus effilés et un look plus précis. Il a un visage avec une vraie personnalité, loin du grunt générique dans son armure. Sa barbichette pointue en fait une sorte de Don Quichotte baroque. Ensuite, effectivement, il a le côté beau bonhomme brun. Mais avec la justesse de son modeling, les textures travaillées et la légère stylisation, je trouve personnellement qu’il sort du lot ! En parlant d’itérations, nous en avons fait énormément pour Adam Jensen ! Le héros est aujourd’hui exactement comme je voulais qu’il soit, mais ça nous a pris deux ans de travail acharné. Le projet est passé entre les mains de plusieurs artistes, et au bout du compte, c’est Jim Murray qui a mis le doigt sur ce qu’est Adam aujourd’hui. Il y a eu quatre ou cinq modèles différents en jeu et, sur papier, on les compte en douzaines !

L’idée de départ était de faire un personnage à la Vincent Cassel : ce n’est pas une brute, mais tu sens qu’il ne faut pas l’énerver. Il a un côté un peu dur, mais intello en même temps. Ça change des stéréotypes que l’on trouve dans les jeux vidéo qui sont très premier degré.

Les focus tests vous ont-ils permis d’affiner cela ?

Jonathan Belletête :  Il y a des choses à prendre et à laisser dans un focus test. On ne peut pas tenir compte de toutes les variables, mais on travaille beaucoup avec ça. Je pense que le matériel utilisé de façon intelligente et honnête nous sert beaucoup.

André : Dans la plupart des compagnies, le marketing pense qu’il a les bons jugements et il essaie de prendre le pas sur l’équipe créative. Chez nous, nous collaborons dans le même but. J’ai compris qu’il fallait faire attention aux paroles des consommateurs qui sont toujours exposés aux mêmes types de héros, à savoir des grosses brutes. Les joueurs ont acquis des habitudes, et quand tu leur montres quelque chose de plus original, ils commencent par ne pas savoir quoi en penser. Ensuite, c’est la même histoire que pour BioShock et les jeux qui se veulent innovants : ça prend du temps et ça passe par une éducation. Il faut consacrer entre deux et quatre mois de communication avant que les gens s’habituent et puissent se dire que tel personnage a vraiment une touche spécifique et un charisme particulier, de sorte qu’on ne peut le confondre avec un autre. C’est le cas de Prototype et d’Assassin’s Creed : les personnages sont construits de la même façon.

Jonathan Belletête :  Le principal visuel employé pour la communication est très éloigné de l’image habituelle du jeu vidéo. On y voit Adam torse nu, assis sur son fauteuil avec sa cigarette et son verre d’alcool. Cette façon très détendue de tenir sa cigarette a même été perçue comme une pose gay en Amérique du Nord. C’est exactement ce que nous voulions ! Notre héros au regard déprimé détonne complètement.

André : Certains pensent que cela pourrait peut faire la couverture de Têtu ! Adam plaît aux femmes. Dans notre département marketing, elles sont toutes amoureuses de lui ! (Rires.) Ça doit être le côté raffiné et un peu torturé.

Ne craignez-vous pas de perdre le gamer de base ?

André : En réalité, Adam est constitué de différentes couches. Il y a un Adam pour tous les goûts. On mélange à la fois le côté intellectuel avec sa pose et le côté plus brutal et classique avec ses deux bras mécaniques très visibles qui lui permettent de faire des mouvements très impressionnants dans les cinématiques. Bien sûr, nous allons difficilement plaire au pur fan hardcore de Halo ou de Gears of War.

Jonathan Belletête :  Même si l’on peut jouer Deus Ex comme s’il s’agissait d’un simple shooter ! Mais il y a des couches différentes et on peut l’aborder vraiment selon des gameplays différents.

André : Si je vends le jeu uniquement comme un shooter, je vais perdre tous les amateurs d’action-RPG et d’aventure. En fait, pour Deus Ex, c’est assez particulier : je mets en avant l’expérience de jeu et l’univers. D’ailleurs, dans Blade Runner, il n’y a pas tant d’action que cela, mais les gens sont happés par cet univers unique. Dans le jeu, Adam a aussi deux habits : son trench-coat lui donne un côté raffiné, tandis que son armure est plus proche de ce que les joueurs ont l’habitude de voir, à l’image de Marcus Fenix. Adam allie en quelque sorte le meilleur des deux mondes !

La suite dans IG magazine 11

Qu'en pensez-vous ?