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Sherlock, renaissance ingénieuse du mythe

Pour définir la série Sherlock de la BBC, il faudrait trouver les bonnes traductions du terme witty : ingénieux, plein d’esprit, habile, intelligent… En 90 minutes, les œuvres de Conan Doyle sont revisitées, modernisées et des clins d’œil humoristiques sont ajoutés pour les connaisseurs.

Au début, j’étais sceptique : une version modernisée de Sherlock Holmes ? Encore une série pensée par des marketeux se disant qu’il est plus simple de se baser sur un personnage déjà connu pour attirer une fanbase existante au lieu de créer une œuvre originale avec de vrais scénaristes…

Je me suis totalement trompée. Sherlock est un petit bijou fantasque produite par des écrivains fans de Doyle et la disparition du nom de famille dans le titre témoigne de cette familiarité liant les vrais fans à leurs héros.

Classic with a twist

Ses créateurs, Steven Moffat et Mark Gatiss, ne sont pas des amateurs. Le premier  a écrit et produit plusieurs séries pour la BBC et depuis 2008, il chapeaute les scénaristes de Doctor Who. Le second a également rédigé des scripts pour Doctor Who et il poursuit en parallèle sa carrière d’acteur. Il joue d’ailleurs le rôle de Mycroft dans Sherlock.

En vrais amateurs de l’œuvre de Doyle, ils se sont inspirés d’intrigues précises pour les moderniser en comblant notamment tous les moments que l’écrivain n’a jamais écrit comme le mariage de Watson durant lequel Holmes fait un discours en tant que témoin. Évidemment, il s’agit du pire discours au monde.

De façon assez classique, Moffat et Gatiss commencent par une réinterprétation d’Une Étude en rouge (A Study in Scarlet, 1887), première rencontre et enquête de Watson et Holmes.

Mais en dehors du titre, A Study in Pink, et de la confrontation des deux hommes, l’épisode 1 s’éloigne énormément du roman original en introduisant un tueur en série (il faut bien rassurer les marketeux), Moriarty et Mycroft (il faut bien faire référence aux indispensables dès le début pour rassurer les fans).

Bien ficelé avec quelques retournements de situation, l’épisode sert surtout à poser les personnages campés avec conviction par Benedict Cumberbatch (Holmes) et Martin Freeman (Watson).

Par la suite, chaque épisode est explicitement lié à une nouvelle ou un roman et de multiples références à l’œuvre canonique de Doyle sont disséminées pour que les Holmésiens soient contents. Un Scandale à Buckingham correspond à Un scandale en Bohème, première nouvelle de Doyle connue pour mettre en scène LA femme, Irène Adler.

Dans Les Chiens de Baskerville (à la place du singulier Le Chien des Baskervilles), les scénaristes nous évitent le long récit dans la communauté mormone, analepse romanesque permettant à Doyle d’expliquer les motivations des meurtres.

Mais il y a néanmoins une partie de l’intrigue liée à un lointain passé et des thèses conspirationnistes évoquant la zone 51 des États-Unis. La Chute du Reichenbach reprend Le Dernier problème où Holmes et Moriarty meurent dans une cascade suisse ; Le Signe des trois évoque Le Signe des quatre ; The Empty Hearse s’inpire librement de La Maison vide, récit où Holmes revient à la vie après trois ans de disparition… Les titres parlent d’eux-mêmes.

C’est parce que les scénaristes connaissent parfaitement les récits initiaux qu’ils peuvent prendre un maximum de liberté. Tout ceci se fait avec beaucoup de second degré comme la confrontation entre Sherlock et Mycroft où l’on pourrait croire qu’ils s’affrontent aux échecs alors qu’en réalité ils jouent à… Mais vous avez vu l’épisode, donc vous savez.

Brainy is the new sexy

Dans les romans et nouvelles de Doyle, les dialogues sont prédominants. Holmes adore raconter de quelle façon il a résolu l’affaire, les petits riens « élémentaires » qui l’ont amené à déduire ceci ou cela.

En réalité, les méthodes scientifiques importent moins que la mise en scène pour nous révéler le coupable. C’est aussi pour cela que Watson est un élément indispensable : il est une figure du public mi-admiratif mi-agacé qui réclame une explication détaillée plutôt que la boutade incisive de Holmes qui est allé droit à la conclusion sans prendre le temps de nous donner le cheminement logique qui l’y a conduit.

Comme dans les récits originaux, les scénaristes nous réservent des dialogues abondants mettant en mots l’intelligence du personnage.

Mais ils les entrecoupent avec des scènes d’action, d’humour et de nombreux retournements de situation qui se multiplient à mesure que la série avance et ce, sans que le public ne remette en doute la vraisemblance des solutions proposées.

Il faut dire que Moriarty, Irène Adler et Charles Augustus Magnussen sont des adversaires de taille et la partie d’échec qui se joue sous nos yeux ébahis comporte tellement de rebondissements qu’il est difficile d’en parler sans dévoiler trop d’éléments.

Disons simplement que le détective se trompe régulièrement lors de ses premières rencontres avec ses ennemis. Quand il voit Irène il est incapable de trouver des indices à cause de sa tenue. De la même façon, il se méprend totalement sur le pouvoir de Magnussen.

Sherlock Holmes était à son époque l’un des premiers détectives à utiliser la méthode scientifique pour trouver des preuves. Dans le monde moderne où les Experts (CSI) deviennent les nouveaux héros, il n’aurait plus vraiment sa place. Il serait remplacé par une équipe de blouses blanches et de machines.

Néanmoins la série britannique parvient à rendre le personnage vraisemblable en insistant sur la rapidité de sa capacité d’analyse et de déduction. Ami avec des légistes, utilisateur compulsif d’iPhone, Sherlock se sert des moyens modernes pour résoudre les crimes.

Afin de rendre les déductions plus visuelles, des mots sont ajoutés en post-production pour signifier les pensées et interrogations du héros.

D’autres inventions visuelles ingénieuses apparaissent au fil des épisodes pour rendre tangibles les discussions instantanées sur internet ou les hypothèses du logicien.

Ces créations graphiques et cette mise en scène de l’intérieur du cerveau de Sherlock participe à l’identité visuelle de la série et nous permettent, nous spectateurs modernes habitués aux hub des jeux vidéo et des informations multiples des interfaces informatiques, de nous approprier la logique du personnage.

Poursuivant dans cette veine, il y a même une application iPhone permettant aux utilisateurs de faire partie du « réseau des mendiants » pour aider les deux habitants de Baker Street à traquer les criminels.

Le blog de Watson évoqué dans la série est disponible en ligne (avec des commentaires acerbes de Sherlock) et Holmes lui-même tient un site pour promouvoir l’art de la déduction.

Les nouvelles technologies de l’information permettent de rendre perméables l’univers de fiction et la réalité pour mieux ancrer les aventures de Sherlock dans le monde moderne.

Drama Queen

Outre ces adaptations technologiques, le Sherlock moderne reprend la plupart des tics du héros de papier et des autres incarnations à l’écran : patch de nicotine à la place du tabac que fume les personnages, expérimentations avec des cadavres parfois conservés dans le frigo, expériences chimiques en laboratoire ou sur la table de la cuisine, violon et drogues.

Même le fameux chapeau (deerstalker) fait une apparition plausible (et ridicule) afin d’épingler les tics de la presse moderne. Le génie s’accompagne ici comme dans les récits canoniques de nombreuses manies plus ou moins insupportables pour le commun des mortels.

Si la première saison met en scène un Watson qui reprend du poil de la bête grâce à ses aventures avec Sherlock et l’affrontement avec Moriarty, la deuxième souligne la starification de Holmes grâce aux articles du médecin sur son blog. Comment se comporte le logicien face à l’amour, la peur ou la mort ?

Des réponses plaisantes sont apportées au fil des épisodes. Devenu une icône dans le Londres de la série, Sherlock est harcelé par la presse et les fans ce qui renforce ses mises en scène grandiloquentes. La troisième saison, la plus humoristique jusqu’ici, accentue encore plus le côté drama queen du héros. Mais c’est pour ses défauts et sa grandiloquence qu’on l’apprécie.

Les scénaristes et Benedict Cumberbatch insistent aussi sur le côté à la fois asocial et enfantin de Sherlock qui tire sur les murs par ennui, se recroqueville dans son fauteuil pour mieux réfléchir, et surtout ne manque jamais une occasion pour embarrasser son grand frère Mycroft.

Pour Sherlock, chaque énigme est un jeu, chaque crime une occupation amusante. Moriarty est en quelque sorte le partenaire de jeu idéal, si ce n’est qu’il tue vraiment des gens et menace les « amis » du détective.

Du coup, lorsque nous faisons la connaissance des parents de Sherlock et Mycroft, ils semblent anormalement normaux.

Watson n’est pas en reste. Ses troubles physiques disparaissent à la fin du premier épisode lorsqu’il renonce à une vie « plan plan » pour suivre Sherlock. Ses rencards avec des femmes ne se déroulent jamais comme prévu et son mariage non plus.

Comme son colocataire, le médecin adore les drames où il peut se révéler. Avec Holmes, il forme un « vieux couple » que Mme Hudson ne manque pas de taquiner. Et comme dans tout couple, ils se font des scènes mémorables. Leurs retrouvailles sont d’ailleurs croustillantes car Watson prétend ne pas apprécier les montagnes russes émotionnelles.

Quant au spectateur, bien au contraire, il redemande sa dose de rebondissements, d’émotions contradictoires, de suspens et surtout d’intelligence dans la scénarisation comme dans la réalisation et l’interprétation de ce duo de détectives. Et à la fin de la saison 3, nous sommes vraiment bien servi…

Ah, et si vous voulez avoir les trois saisons en Blu-ray, c’est disponible sur Amazon et en dématérialisé sur iTunes.

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