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Yoshihisa Kishimoto : Comment passer de voyou à game designer ?

Comment passer de voyou à game designer ? Comment le surf peut-il prévenir la délinquance ? Comme Bruce Lee a-t-il marqué l’arcade dans les années quatre-vingt ? Les réponses sont dans cette interview de Yoshihisa Kishimoto — créateur de Double Dragon, le jeu de baston qui a popularisé les salles d’arcade et les jeux de combat. Il nous livre ses souvenirs et ses impressions de vétéran sur le marché actuel.

Votre grand succès Double Dragon met en scène un univers américain. L’avez-vous sciemment mis en scène dans ce décor pour viser le marché occidental ?

Yoshihisa Kishimoto : La société pour laquelle je travaillais visait déjà le marché américain, puis le marché japonais et seulement ensuite le marché européen. C’est aussi le cas pour les consoles. À l’époque, l’Europe n’était pas un marché porteur et le taux d’installation des consoles était bien plus faible que dans les autres pays.

Mon premier gros titre chez Technos Japan était Nekketsu Kouha Kunio Kun, jeu de baston qui se déroule dans un univers très japonais : un lycéen à l’uniforme blanc se bat contre des racailles et des yakuzas.

Quand l’éditeur s’est dit qu’il fallait essayer de vendre ce jeu aux USA, nous avons pensé que ça ne pourrait pas marcher car c’était trop japonais. Il faut dire que je n’avais pas conscience de ces marchés lorsque j’ai créé le titre. Il a donc fallu changer tous les costumes et les décors et c’est devenu Renegade. 

Ce n’était donc pas du tout rentable puisqu’il a fallu refaire beaucoup de choses ! Nous avons passé deux fois plus de temps et le coût a été multiplié par 1,8. C’est pourquoi ma direction m’a demandé de faire un jeu qui soit commercialisable à l’international immédiatement. C’est devenu Double Dragon.

Comment traduiriez-vous « Nekketsu » ?

Yoshihisa Kishimoto : C’est un terme vraiment lié à la culture japonaise et je ne sais pas si c’est vraiment traduisible ! Je pense que l’on peut dire que le nekketsu est un « intransigeant », un dur à cuire. Kunio Kun est donc vraiment le personnage que j’ai voulu pour incarner le concept de nekketsu : un dur à cuire qui ne perd jamais, va toujours au-delà de ses limites et n’a pas peur de la douleur.

J’ai eu une adolescence un peu nekketsu et mon inspiration pour ce jeu vient en partie de cela. Kunio Kun vient de mes propres expériences de bagarre.

Un nekketsu est un gars qui incarne une certaine image de la virilité. Ce n’est pas le gars qui va draguer les filles mais qui va faire des actions pour prouver qu’il est un « vrai » homme. Pendant mes années de lycée, j’étais une sorte de petit délinquant, mais je n’étais pas néfaste.

Disons que j’aimais me battre contre les lycées rivaux mais je n’allais pas chercher des problèmes aux gens qui ne m’avaient rien fait. C’est très loin du monde des yakuzas, contrairement à ce que les Occidentaux pourraient croire.

C’est pourquoi Kunio Kun est un nekketsu, qui est en réalité un justicier qui a le sens de l’honneur et de l’amitié. Il ne se bat pas uniquement pour se battre mais parce qu’il a une raison de le faire. Dans le jeu, il se bagarre pour aider un de ses copains qui s’était fait tabasser à la fin des cours. C’est donc un délinquant au grand cœur.

Comment êtes-vous passé de nekketsu à créateur de jeu vidéo ?

Yoshihisa Kishimoto : J’ai eu une période de petit délinquant au lycée et j’aurais pu mal tourner. J’ai d’ailleurs des amis de l’époque qui sont devenus assez peu fréquentables.

Même si j’étais nekketsu, à dix-huit ans, je m’intéressais aux filles et je n’avais pas grand-chose qui puisse les séduire. Je leur faisais même un peu peur. Je me suis alors dit qu’il fallait que je m’assagisse si je tenais à trouver une copine !

Du coup, comme la mode était au surf, je m’y suis mis avec deux ou trois potes afin d’impressionner les filles. J’ai aussi fait de la planche à voile. Et ça ne s’est pas trop mal passé.

Je me suis aussi rangé en intégrant une école de design après le lycée. Dans le journal de mon école, j’ai trouvé une annonce pour un travail dans la société Data East Corporation, j’ai postulé et j’ai obtenu mon premier poste dans le jeu vidéo.

Vous auriez pu créer un jeu de surf !

Yoshihisa Kishimoto :Vous ne croyez pas si bien dire ! Quand je suis arrivé dans cette société, j’avais des tas d’idées et je leur ai proposé un jeu de surf.

Le problème est que les bornes d’arcade de l’époque étaient techniquement inférieures à ce que permettait la Famicom ; il était impossible de retransmettre quelque chose d’assez convaincant pour figurer les vagues et de simuler l’inertie causée par le vent ou l’eau.

J’ai réalisé deux gros jeux chez Data East, Road Blaster et Thunder Storm ; c’était des dessins animés interactifs qui ont marqué l’arcade à cette époque. J’avais déjà en projet Nekketsu Kouha Kunio Kun mais ils ne voulaient pas me laisser faire.

Par chance, j’étais ami avec un programmeur nommé Tomiyama, qui est parti de Data East pour travailler chez Technos Japan. Il m’a alors proposé de le suivre dans cette société. Je suis arrivé avec mes feuilles de dessin en A4 et ça les a convaincus.

Vous attendiez-vous à créer un genre à part entière avec ce jeu ?

Yoshihisa Kishimoto : C’est vrai que Kunio Kun était le premier jeu de combat de rue. Il a inauguré le genre du beat them upmais c’est vraiment Double Dragon qui l’a popularisé.

Dès Kunio Kun,je savais que c’était un type de jeu qui allait marcher et qui avait un potentiel considérable. Si Kunio Kun a été influencé par mon adolescence, Double Dragon me vient plutôt de Bruce Lee.

Quand j’étais en sixième année d’école primaire, j’ai vu Opération Dragon, qui est certainement l’œuvre qui a le plus influencé ma vie à tous les niveaux. J’ai constaté que c’était le plus grand film d’action au monde à l’époque.

Comme j’étais ambitieux, après Kunio Kun, je voulais rendre hommage à Bruce Lee tout en réalisant le meilleur jeu d’action au monde. Le titre fait référence au surnom de Bruce Lee (le Petit Dragon) et les deux frères portent le même nom de famille que Bruce Lee.

Quand j’ai vu toutes les copies et les clones qui sont sortis ensuite, ça ne m’a pas vraiment dérangé puisque j’avais réussi à faire ce que je voulais et à me faire plaisir. Tout le monde sait que l’œuvre pionnière est Double Dragon.

On a l’impression qu’à l’époque, tout était à inventer alors que maintenant, il n’y a plus d’idée neuve.

Yoshihisa Kishimoto : C’est vrai qu’aujourd’hui, quand on regarde l’industrie du jeu vidéo avec toutes les possibilités offertes par les avancées techniques, on se rend compte qu’il y a énormément de jeux et de types de jeux. Forcément, on arrive à une certaine saturation.

Road Avenger est le titre alternatif de Road Blaster dans certains pays

Dans les années quatre-vingt, on n’était pas plus créatif. C’est juste que tout était à faire et inventer. Chaque société avait ses spécialités. Konami avait Gradius et les titres de shooting horizontal.

Toaplan, qui est ensuite devenue CAVE, se spécialisait dans les jeux de shooting vertical. À Technos Japan, nous étions les spécialistes des jeux de bagarre, nous étions les premiers à réaliser ce type de logiciel.

Nous avions sorti le premier jeu de catch (The Big Pro-Wrestling!), puis le premier jeu de versus fighting, Karate Champ, qui a donné par la suite les Street Fighterset autres jeux du genre.

Puis il y a eu Kunio Kun et Double Dragon. Disons que chaque développeur avait sa spécialité et ne s’aventurait pas au-delà. Mais le marché est devenu tellement concurrentiel que tous les éditeurs se sont mis à réaliser tous les types de jeu.

Capcom a sorti des jeux d’action, etc. C’est devenu la foire d’empoigne et toutes les idées des concurrents étaient reprises. Aujourd’hui, c’est encore pire et il est presque impossible de se démarquer car toutes les bonnes idées sont immédiatement copiées.

Il y a certainement des titres originaux mais le marché est si vaste qu’il est difficile de les mettre en avant. Ils sont noyés dans la masse. Il y a des trésors enfouis à découvrir.

Pour illustrer ce propos, récemment, j’ai sorti un jeu sur iOS dont je suis assez fier. Il s’agit d’un boardgame nommé VIER, dans la même veine qu’Othello. Ce n’est pas un jeu de combat et les règles s’apprennent en dix secondes.

Malheureusement, je n’ai aucun budget marketing et comme il y a plus de cinq cents jeux qui sortent tous les jours sur smartphones, mon titre a été enfoui sous la masse des autres.

C’est cela, la réalité du marché actuel. Sans moyen au niveau du marketing, il est impossible de percer. Cela reste une foire d’empoigne et l’argent continue de dominer.

Donc, on ne peut pas dire que les smartphones offrent de meilleures chances aux indé…

Yoshihisa Kishimoto : Malheureusement, c’est le contraire qui se produit. On a cette image de liberté et de chance pour tous. Mais il y a tellement de jeux qui sortent… Entre 1999 et 2005, j’ai travaillé sur un projet énorme avec seize mille bornes et tous les Family Restaurants du Japon (NDLR : équivalent de Flunch en France).

Pendant que les clients attendaient leurs commandes, ils pouvaient jouer à des jeux simples sur les touch panel. Nous devions contrôler les jeux prêts à sortir sur ce type de plateforme pour qu’il n’y en ait pas trente ou quarante qui sortent chaque jour. Nous faisions une sélection fondée sur la qualité et l’intérêt.

Chaque jeu qui sortait sur ce support avait une chance d’être mis en avant et de rencontrer un succès mérité. Actuellement, il n’y a aucun vrai contrôle sur les smartphones. On pense qu’on est libre de créer des jeux mais en réalité, on est simplement libre de se planter.

Pensez-vous qu’Apple, Android et autres doivent faire une sélection pour réguler les sorties ? 

Yoshihisa Kishimoto : Je ne sais pas s’il faudrait qu’Apple et les autres opèrent des contrôles comme Nintendo le faisait autrefois. Ce qu’il faut se dire, c’est qu’aujourd’hui, plus personne ne gagne d’argent avec ce système.

Il y a des indépendants qui offrent gratuitement leur jeu, ce qui fait que lorsqu’un développeur propose un jeu meilleur mais payant, personne ne l’achète. Tout le monde est tiré vers le bas.

Au Japon, avec les jeux de Mobage et GREE, le système économique est totalement différent. En Occident, c’est une sorte d’anarchie où personne ne fait de profit, ce qui met en péril la recherche de qualité et d’originalité dans le jeu vidéo.

Il faudrait sans doute instaurer une forme de contrôle mais je pense que c’est déjà trop tard. Pour les gens, les jeux n’ont plus aucune valeur. La situation actuelle est catastrophique. Ensuite, la mise en place d’un contrôle pose d’autres problèmes difficiles à résoudre…

Pensez-vous que GREE puisse mieux réguler les jeux sur smartphones et donner une chance aux indé ?

Yoshihisa Kishimoto : Je connais bien le système que GREE et Mobage souhaitent mettre en place au niveau mondial puisque je l’ai en quelque sorte inventé avec Double Dragon 3, dans lequel il était possible d’acheter des équipements en jeu avec de l’argent réel afin de finir plus facilement.

C’est bête à dire, mais ce système n’est là que pour faire de l’argent : il n’ajoute aucun plaisir en jeu. C’est une façon de forcer les gens à consommer. Pour moi, c’est un concept très limité. Ça marche aujourd’hui mais ça ne va pas durer.

Quand vous regardez les jeux de GREE, ce sont tous les mêmes : on nous fait acheter des cartes pour être plus fort. Les gens vont se lasser. Tant qu’on n’aura pas mis au point des concepts mettant en avant l’achat non d’items mais de plaisir de jouer, je pense que ce système ne peut perdurer et je pense que la bulle va même s’effondrer assez rapidement.

Cela dit, tout n’est pas à jeter dans les jeux sociaux. L’aspect communautaire est vraiment fascinant : on est en train de jouer quand soudain une autre personne peut débouler et nous aider.

C’est une vraie valeur ajoutée par rapport aux autres types de jeux. Pour autant, cet aspect communautaire reste un service et, s’il ne sert pas le jeu mais seulement à faciliter la communication, ce n’est plus vraiment un jeu vidéo mais un réseau social graphiquement joli.

D’un point de vue personnel, j’espère que les acteurs historiques comme Nintendo vont réussir à remettre le jeu et le plaisir de jouer au centre des préoccupations. C’est cela, le vrai jeu vidéo.

Beaucoup de gens ont découvert le jeu vidéo avec les jeux sociaux. En un sens, c’est bien car cela a permis de faire connaître le média, mais je reste persuadé que ces jeux ont tendance à faire s’effondrer le marché et c’est avant tout du vol, c’est seulement vendre des objets sans avoir un jeu plus amusant.

Comment être sûr que le joueur aura du plaisir à jouer étant donné que le designer et le joueur sont deux personnes différentes ?

Yoshihisa Kishimoto : Il n’y a pas vraiment de secret. Il faut avant tout que l’on soit persuadé que son jeu va être génial et fun à pratiquer. Il faut être sûr d’avoir du plaisir à y jouer. Là, on est déjà sur une bonne piste.

Je dirais aussi que de nos jours, créer un nouveau genre tient un peu du miracle. Prenons le cas des jeux de course : les éditeurs préfèrent miser sur des valeurs sûres et peu innover car les enjeux financiers sont importants.

Si on me demandait de faire un jeu de course, je pense que j’ajouterais des trucs comme la possibilité de voler les pneus dans les stands concurrents ou ce genre de chose, histoire de changer un peu.

Je pense qu’il y a encore beaucoup à faire dans le genre de l’ochige, les puzzle games où les éléments tombent du dessus. Tetris a créé le genre et a été copié mais finalement, il y a peu d’innovation dans ce domaine. C’est dommage.

Récemment, Yoshihisa Kishimoto a prêté son image pour un jeu RPG Beat Them All : River City Ransom : Underground. Son sprite était à débloquer dans le kickstarter servant à financer le titre.

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