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Indépendants, millionnaires et dépressifs : les créateurs de jeu vidéo indé ?

Quand on pense au jeu vidéo indépendant, on pense à un homme seul qui programme son titre avec les moyens du bord et beaucoup de temps libre. En réalité, il y a peut-être plus de millionnaires parmi les créateurs indé qu’on ne le croit. Et leur point commun est d’être légèrement dépressifs… avec le succès !

Paradoxalement, après avoir trimé pour sortir un jeu et espérer que des gens y jouent, les créateurs de jeu semblent plutôt mal vivre leur quart d’heure de célébrité et leurs millions.

Le cas le plus connu est évidemment Markus Persson alias Notch, créateur indé du jeu vidéo Minecraft. Entre sa sortie en 2009 et de début de cette année, le titre s’est vendu à plus de 35 millions d’exemplaires toutes plateformes confondues. L’an dernier le jeu générait encore un bénéfice de plus de 89 millions d’euros. Pourtant, il a revendu sa création avec soulagement pour 2,5 milliards de dollars à Microsoft en septembre. Sur son blog, il explique : « It’s not about the money. It’s about my sanity. » Ne plus être lié à un hit planétaire serait donc bénéfique pour sa santé mentale.

Plus d’argent, plus de souci ?

En février 2014, Davey Wreden jeune américain de 25 ans et créateur indé de Stanley Parable (sortie du MOD en 2011, sortie de la version PC en octobre 2013) faisait une bande dessinée pour expliquer sa déprime.

Certes, son titre s’est vendu à 600 000 exemplaires et a rapporté environ 6,3 millions de dollars. Il a même remporté le titre « Game of the Year » (Jeu de l’année). Et pourtant, Wreden ne peut s’empêcher de se sentir mal à l’aise. Il explique ainsi sur son blog :

The GotY awards did not cause me to be depressed, they simply unearthed a depression I had been harboring and trying to bury since the launch of the game. But for whatever inexplicable reason, I felt depressed and anxious again. »

(Recevoir le prix du Jeu de l’année ne m’a pas rendu dépressif mais cela a ravivé la dépression que j’avais développé et essayé de soigner depuis la sortie du jeu. Pour une raison inexplicable, je me sentais de nouveau déprimé et angoissé.)

Dans un autre genre, le Vietnaniem Dong Nguyen, concepteur indé du jeu mobile Flappy Bird a mis fin à sa célébrité et ses rentrées d’argent en retirant le jeu de l’App Store et autres plateforme. Il gagnait jusqu’alors 50 000 de dollars par jour grâce à la publicité sur son jeu. Mais en février 2014 il expliqua sur Twitter qu’il arrêtait ce jeu pour enfin revivre « normalement » car il ne pouvait plus supporter la pression. « I cannot take this anymore » écrit-il sur Twitter.

Dans le cas de l’Australien Alexander Bruce, la dépression est arrivée avant la sortir du jeu. Il explique lors d’une conférence de la GDC de mars 2014 qu’il cherché à attirer l’attention des médias et des joueurs lorsqu’il réalisait Antichamber. Mais quand il a été mis sous les feux de la rampe, il s’est senti déprimé devant la tâche à accomplir : le jeu était loin d’être fini et les attentes étaient soudain devenues énormes. En 2012, lorsqu’il a reçu un prix pour la qualité technique de son jeu lors de l’IGF (Independent Games Festival), la dépression était encore plus grande. Le jeu s’est finalement écoulé à 250 000 exemplaires en six mois.

Comment expliquer que ces personnes qui ont a priori tout réussi se sentent si mal ?

L’effet Loto

On pourrait se dire que ces dépressions d’artistes millionnaires n’ont pas d’intérêt. Mais on peut aussi les rapprocher du cas des gagnants du loto. Après avoir joué chaque semaine en espérant gagner, soudain la réalité dépasse les espérances. Auparavant, les gagnants étaient laissés à eux-mêmes tandis qu’aujourd’hui ils peuvent bénéficier de soutien psychologique. En général, après un moment d’euphorie, les gagnants sombrent dans l’angoisse liée aux changements de vie. Que faire de tout l’argent ? Comment se comporter avec tous les « amis » soudain ?

Dans une interview de 2013, Notch explique qu’au début il mettait tout à la banque sans trop savoir quoi en faire.

The money is a strange one. I’m slowly getting used to it, but it’s a Swedish trait that we’re not supposed to be proud of what we’ve done. We’re supposed to be modest. So at first, I had a really hard time spending any of the profits. Also, what if the game stopped selling?

L’argent est une chose étrange. Je me suis petit à petit habitué à en avoir autant mais dans la mentalité suédoise nous ne sommes pas censés être fiers de ce que nous avons réalisé. Nous devons être modeste. C’est pourquoi au début j’ai eu du mal à dépenser l’argent gagné. Et puis je me demandais ce qui se produirait si le jeu ne se vendait plus.

Depuis lors il a fondé Mojang pour gérer Minecraft et l’a revendu. Entre temps, il a donné 3 millions de dollars à ses employés et 250 000 dollars à une fondation pour réformer le droit régissant les brevets sur l’informatique.

Avec les millions arrive aussi la culpabilité. C’est ce qu’explique Rami Ismail, co-créateur de Ridiculous Fishing, au New Yorker. Lorsque le jeu est devenu un hit sur l’App Store, il a gagné en une nuit ce que sa mère peut toucher après une vie de labeur. Lors du premier mois sur la plateforme de vente d’Apple, le titre a rapporté 100 000 dollars et plus d’un million au bout de six mois. Au début, il a également eu du mal à se donner l’autorisation d’utiliser son argent avant de dépasser ce cap.

Quant à Edmund McMillen, créateur indé de Super Meat Boy, il a ressenti un autre effet secondaire des gagnants du loto : sa famille éloignée a soudain cherché à être plus proche de lui après son succès. Son jeu s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires avec un prix de vente autour 15 dollars.

En plus des différents états psychologiques liés à l’afflux soudain d’argent et sa gestion, les développeurs indé devenus millionnaires doivent aussi gérer leur brusque notoriété sur la toile. Et c’est peut-être le plus dur. En effet, les gagnants du loto font en général tout pour ne pas être connus selon l’adage de Jean-Pierre Claris de Florian : « Pour vivre heureux, vivons cachés ».

Le problème des créateurs de jeu indé est qu’ils ne peuvent plus vivre dans l’anonymat après leur succès. Dans le cas de Dong Nguyen, qui vivait paisiblement chez ses parents à Hanoi, les paparazzi et la presse internationale se sont mis à camper devant le domicile, le poussant à trouver refuge chez un ami. Et s’il est difficile d’échapper à des gens dans le monde réel, c’est sans doute encore plus dur dans le monde virtuel.

L’effet internet

Autrefois, lorsqu’un artiste créait une œuvre, le public ne pouvait interagir avec lui que de façon très limitée afin de lui montrer son admiration ou la commenter. Avec l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux, ces interactions sont bien plus rapides et nombreuses. Désormais n’importe qui peut écrire un email ou envoyer un tweet au créateur indé pour lui dire ce qu’il pense en bien ou en mal.

Du coup, les développeurs indépendants se trouvent submergés par des vagues de messages dont ils ne savent pas toujours quoi faire. Edmund McMillen (Super Meat Boy) s’est senti coupable face à des fans qui quittaient leur travail pour se mettre à faire des jeux vidéo afin de suivre son exemple.

Dans un autre registre, la frustration liée à Flappy Bird pousse les utilisateurs à accuser Nguyen de tous les maux : son jeu serait trop addictif. Entre les messages de ceux qui ont cassé leur iPhone de rage et ceux qui ont perdu leur emploi à force de jouer, l’indé n’a pas eu beaucoup de répit. Le développeur avait de plus en plus de mal à supporter ce flot de messages ininterrompus comme il l’explique à un journaliste de Rolling Stone.

Wreden (Stanley Parable) avait lui aussi beaucoup trop de messages et retranscrit son angoisse face à cette somme colossale de demandes de toute sorte :

People don’t just play your game and then shut up, they’ll come back to you in force and really let you know how it made them feel. The vast majority of the response to Stanley was extremely positive, some of it was also extremely negative. I had emails from people who told me I had forever changed the way they saw the world, emails from people who wanted me to know I was a spineless coward who should hate himself, emails from people asking for advice and for tech support and to look at their work and just talk about what they’d been up to, emails from fans and journalists asking over and over and over and over and over where the idea for the game came from, until the answers to those questions simply became stock and lost their meaning and even I began to lose track of where the idea had actually come from. Thousands of people asking you to carry some amount of weight for them, to hear them, to talk to them, to tell them that things are going to be okay, to not turn them away.

Pour s’en sortir, il a disparu de la toile et n’a parlé à personne pendant plusieurs mois.

Dans le cas de Persson, la pression du public l’empêche de prendre du plaisir à créer de nouveau jeu comme il l’explique en 2013. Il avait arrêté de travailler sur Minecraft pour se concentrer sur 0x10c qu’il ne finira pas.

Actually, it is the pressure to repeat. And with Minecraft it was just easier, because nobody knew who I was. Now I post a new idea and millions of people scrutinize it. There’s a conflict between the joy of being able to do whatever I want and the remarkable pressure of a watching world. I don’t know how to switch it off.

En fait, c’est la pression de répéter le succès. Lorsque je faisais Minecraft les choses étaient plus simples car personne ne savait qui j’étais. À présent, je publie une idée et des millions de gens l’analyse. Il y a un conflit entre la joie d’être en mesure de faire tout ce que je veux et la pression liée à tout ce monde qui me regarde. Je ne sais pas comment m’en débarrasser.

Par la suite, il se concentre sur des prototypes et des projets plus simples. Il pensait avoir des relations sereines avec ses fans quand il a été lui aussi submergé.

I was at home with a bad cold a couple of weeks ago when the internet exploded with hate against me over some kind of EULA situation that I had nothing to do with. I was confused. I didn’t understand.

Il y a quelques semaines j’étais chez moi avec un mauvais rhume quand internet a explosé de rage contre moi à propos de nouvelles conditions générales d’exploitation alors que je n’y suis pour rien. J’étais désorienté. Je ne comprenais pas.

Puis, il a alors pris conscience qu’il allait potentiellement finir comme Phil Fish, le développeur indépendant le plus haï d’internet… Il fallait se débarrasser de Minecraft.

Autre indé, le Canadien Phil Fish est à la fois connu pour FEZ, sa participation au documentaire Indie Game : The Movie et surtout pour son langage politiquement non correct. Il a été traité de raciste après son intervention à la GDC où il a dit à un développeur japonais que leurs jeux étaient de la merde (« your games suck »). Comme il est visiblement devenu la tête de turc préféré des gamers anglophones car chaque article le dénigrant remporte un nombre de clicks considérables, un « journaliste » de GameTrailer a commencé à le traiter de tous les noms car celui-ci refusait de répondre à ses demandes d’interview. (Vous remarquerez que si un journaliste commençait à insulter George Clooney car il ne répond pas à ses demandes d’interview, ce journaliste passerait juste pour un con… )

À partir de là, le dialogue s’est envenimé sur Twitter et Phil Fish a déclaré qu’il mettait fin au développement de FEZ II. Ceci fut suivi d’une longue vague d’injures toujours très en-dessous de la ceinture sur les réseaux sociaux. Malheureusement, cela ne s’est pas arrêté là et des hackers ont décidé de lui nuire de manière plus directe en divulguant des informations confidentielles (compte bancaire, mots de passe, etc.) et en piratant ses comptes et ses sites en fin août 2014. Il a alors annoncé qu’il vendait à la fois les droits sur FEZ et sa société.

Finalement, il y a pire que l’effet Loto, il y a Internet. C’est pourquoi Persson a définitivement tourné la page. Il refuse d’être un symbole ou une tête de turc.

I don’t want to be a symbol, responsible for something huge that I don’t understand, that I don’t want to work on, that keeps coming back to me. I’m not an entrepreneur. I’m not a CEO. I’m a nerdy computer programmer who likes to have opinions on Twitter.

Je ne veux pas être un symbole, ni être tenu pour responsable d’un quelque chose d’énorme qui me dépasse, sur laquelle je ne veux pas travailler et qui ne cesse de revenir vers moi. Je ne suis pas un entrepreneur. Je ne suis pas un PDG. Je suis un nerd et un programmeur qui aime pouvoir partager ses opinions sur Twitter.

Finalement, le bonheur pour un vrai développeur indé ne serait-il pas de finir son jeu, d’avoir du succès et de retourner dans l’anonymat pour continuer à créer sans risquer une dépression ?

Pour en savoir plus sur les développeurs indé, n’hésitez pas à feuilleter le livre qui leur est consacré 😉

Les bonnes feuilles sont ici.

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