Lors d’un E3, j’avais eu le droit de faire une très courte interview de Timothy Gerritsen (Director of Product Development) à propos de BioShock Infinite. Le premier BioShock avait séduit par son univers dystopique servi par une esthétique et un sound design très soignés. La licence se poursuit avec un nouvel épisode qui se déroule dans une cité volante, Columbia.
LE PROCHAIN BIOSHOCK PROPOSE À NOUVEAU UNE UTOPIE QUI SE FINIT MAL. POURQUOI AVOIR REPRIS CE THÈME ?
Timothy Gerritsen : Une fois le premier BioShock achevé, nous nous sommes dit que nous avions fait à peu près le tour de Rapture. Nous souhaitions toutefois approfondir le thème du jeu, qui est ce qu’il advient de l’utopie quand elle se réalise. Que se passe-t-il quand il n’y a aucune barrière entre vous et vos désirs ? C’est une question similaire qui se pose dans BioShock Infinite, dans le sens où la cité de Columbia est une autre utopie. Mais il y a aussi des différences significatives entre les deux villes.
Rapture était une cité sous-marine cachée alors que la cité volante est connue du reste du monde, qui assiste à sa grandeur et à sa décadence. Dans BioShock, le joueur pénètre à Rapture après les événements qui conduisent à sa perte, alors que dans BioShock Infinite, il arrive dans la ville au moment où tout dégénère. L’atmosphère n’est donc pas semblable, même si l’on crée de l’angoisse dans les deux titres. Dans Rapture, le joueur se retrouve seul dans un monde mort tandis que dans Columbia, il est au milieu de la foule. Il n’est jamais vraiment seul et la peur naît d’autres mécanismes. Donc oui, il s’agit d’explorer le même thème dans les deux jeux mais avec un traitement et une mise en scène différents.
PEUT-ON DIRE QUE LES DEUX FACTIONS QUI S’AFFRONTENT DANS LE JEU CORRESPONDENT AU COMMUNISME ET AU CAPITALISME ?
Timothy Gerritsen : Ce serait un peu trop caricatural mais il est vrai que certains éléments peuvent y faire penser. Disons que le jeu se place à l’aube des temps modernes et que les grandes utopies se sont développées autour des thèmes de l’industrialisation et du droit à une vie décente pour les travailleurs. Dans le cas de Columbia, il ne s’agit pas vraiment de capitalisme mais de ce que nous appelons en interne des idées « jeffersoniennes » qui reposent sur la conviction que l’on peut tailler le monde selon ses désirs. À cela s’ajoute l’importance de la volonté individuelle et d’une sorte de doctrine du self-made man. L’autre faction, Vox Populi, est un groupe de travailleurs. Au départ, il s’agit d’une organisation pacifique qui réfléchit à l’héritage des fondateurs et à des manières de l’améliorer. Même si l’opposition peut faire penser à l’antagonisme du capitalisme et du communisme, nous avons essayé de créer un conflit non-manichéen pour que le jeu soit plus intéressant.
QUELLE EST L’INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE DES DYSTOPIES, COMME LE ROMAN 1984 ?
Timothy Gerritsen : Nous avons grandi dans la pop culture. Il y a donc des tas de références à la science-fiction que nous avons digérées et qui ressortent dans le jeu. Difficile de dire précisément ce qui est influencé par tel livre ou tel film car tout le monde met un peu de ses références personnelles dans le jeu. 1984 est un roman qui nous a marqués car il montre une forme particulière d’endoctrinement et de propagande. C’est l’un des grands thèmes du jeu. Mais il n’y a pas que cela. Nous avons utilisé les recherches scientifiques de l’époque pour développer les univers de BioShock. Dans le premier, nous nous sommes inspirés des premières recherches sur l’ADN. Dans Infinite, nous faisons référence aux théories de Werner Heisenberg et d’Albert Einstein pour le traitement de l’espace-temps. En fait, ce qui nous intéresse dans ces jeux, c’est de plonger dans les connaissances et la culture d’une époque pour la transformer et en faire un univers fictif cohérent qui pourrait avoir existé. Nous nous inspirons des images, des publicités, de la musique et de tout ce qui est disponible pour élaborer le monde fictif.
RAPTURE EST UNE VILLE TRÈS SOMBRE TANDIS QUE COLUMBIA BAIGNE DANS LA LUMIÈRE. COMMENT CONCILIER CELA AVEC LE THÈME DU JEU ET LE GAMEPLAY ?
Timothy Gerritsen : Dans les premières versions, Columbia était bien plus sombre qu’elle ne l’est actuellement. En quelque sorte, elle était ainsi plus proche du premier BioShock. Mais nous n’étions pas satisfaits ; cela ne fonctionnait pas bien. Puis Ken Levine a eu une idée géniale pour guider la création du jeu. Dans le premier titre de la série, il s’agissait d’une image. Il nous a dit : « Essayons de créer la soirée de réveillon de 1959 ». À partir de là, tout s’est enclenché plus facilement. Les décors, la musique, tout a coulé de source.
Dans le cas d’Infinite, le mot d’ordre était le suivant : « Essayons de créer la journée du 4 juillet 1910 ». Aux États-Unis, cette journée de fête nationale est liée aux pique-niques au grand air, aux feux d’artifice et à la fanfare. Bref, l’image nous a guidés pour créer Columbia, et là encore, tout est devenu plus fluide car nous avions une ligne directrice. Ensuite, il faut dire qu’Infinite nous propose aussi un challenge différent de Rapture. Il faut rendre une ville volante à la fois belle et terrifiante. Créer de l’angoisse dans un décor en pleine lumière est un défi bien plus grand que d’établir un climat de peur dans un lieu sombre. C’est aussi pour cela qu’il y a beaucoup de variations dans les lumières et que le contraste entre les intérieurs peu éclairés et l’extérieur est si important.
CONTRAIREMENT À RAPTURE, TOUS LES PERSONNAGES NE CHERCHENT PAS À VOUS TUER QUAND VOUS ARRIVEZ DANS UN LIEU. C’EST PRESQUE ÉTRANGE !
Timothy Gerritsen : Nous avons en effet voulu varier le gameplay. Dans la plupart des jeux, on vous demande en gros d’être un tueur psychopathe qui tire sur tout ce qui bouge. Nous avons trouvé plus intéressant de vous plonger dans une foule où chaque personnage est potentiellement un ennemi mais où vous avez à choisir s’il est utile de tirer ou pas. Vous devez dialoguer avec les autres pour savoir s’ils sont de votre côté et si le combat est indispensable ou non. Il y a des tas de situations où vous pouvez soit intervenir, soit passer votre chemin. Dans tous les cas, c’est au joueur de décider quoi faire, s’il veut s’impliquer dans ce qui se passe devant lui ou se concentrer sur son objectif. Ensuite, c’est notre petit challenge en tant que développeurs de lui donner des raisons de progresser dans un FPS sans nécessairement tuer tout le monde !