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Entretien Thomas Romain : animation japonaise, conditions de travail et passage à la 3D

Coréalisateur et character designer de Oban Star Racers, cocréateur de Code Lyoko, Thomas Romain est un professionnel de l’animation vivant au Japon depuis 2003. Il y poursuit une carrière de designer dans le studio d’animation Satelight.

Il connait donc bien la situation du marché actuel et avait été interviewé à plusieurs reprises lors des récriminations des fans occidentaux par rapport aux nouveaux épisodes de Dragon Ball

Voici la première partie de son interview (brut de décoffrage), où il évoque son passage au Gobelins, la passion pour l’animation japonaise, les conditions de travail au Japon, la transition technologique et la difficulté à créer des séries originales.

Livre de Thomas Romain sur ses travaux d'animation
COMMENT AS-TU DÉCOUVERT LE MILIEU DE L’ANIMATION ?

Thomas Romain : J’ai fait des études en fac de sciences mais ce n’était pas vraiment mon truc. J’ai alors pris le risque de me réorienter vers ma passion pour le dessin et je suis entré à l’école des Gobelin pour 1998-2000 (à l’époque le cursus était en deux ans).

En fait, j’ai découvert le métier de l’animation avant même de rentrer dans cette formation grâce à ma rencontre avec Savin Yeatman Eiffel.

Savin Yeatman Eiffel Thomas Romains

Il travaillait déjà dans le milieu de l’animation française et il était en train de développer le projet Oban Star Racer (devenu Molly Star Racer) et il recherchait des dessinateurs.

Je devais avoir que 19 ans et je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Je me disais que je ferais peut-être de la BD. Il m’a présenté à d’autres personnes travaillant dans ce milieu des storyboarders, des character designers…

C’est comme ça que j’ai découvert le milieu, qu’ils m’ont parlé des Gobelins et que j’ai tenté le concours d’entrée. J’ai donc tout de suite été intégré dans le milieu professionnel.

Je n’ai pas eu ce passage à vide après les études où tu cherches à t’insérer. J’avais un pied dedans car j’avais commencé en à travailler sur le projet Oban avec Savin dès 1997.

QUAND ES-TU ARRIVÉ AU JAPON ?

Thomas Romain : C’était en 2003 pour Oban. Je voyais Savin de temps en temps et le projet a pris plus de 6 ans à se monter car on a dû apprendre chacun de notre côté pour le monter.

Il était scénariste et il a dû apprendre à devenir producteur et à intéresser les investisseurs. Moi, j’ai dû faire les Gobelins et j’ai acquis de l’expérience tout en faisant de nouvelles rencontres professionnelles à la base.

QU’EST-CE QUI VOUS A INTÉRESSÉ DANS L’ANIMATION JAPONAISE ?

Thomas Romain : Savin était plus passionné par l’aspect feuilletonnant des séries à suite et le ton plus mature. Elles proposaient des thèmes plus profonds avec des passages tristes et une foule d’émotions différentes.

C’était différent de ce qui se faisait en France où il n’y avait que de l’action ou de l’humour sans aucune subtilité. Moi c’est style qui m’a le plus attiré : plus réaliste avec une image plus travaillée et un niveau technique plus élevé que ce qui se faisait en France à l’époque.

C’est pour ces raisons qu’on souhaitait aller au Japon pour produire la série.

EST-CE QU’À L’ÉPOQUE VOUS CONNAISSIEZ LE SYSTÈME DE FONCTIONNEMENT DES STUDIOS JAPONAIS OU C’ÉTAIT UNE DÉCOUVERTE ?

Thomas Romain : On n’avait pas tellement de moyen de savoir comment ça se déroulait vraiment.

Quand on est parti en 2003, il y avait le net mais il y avait peu d’info là dessus. Ce qui nous a vraiment donné des pistes c’est qu’il y avait eu un précédent.

David Encinas a été le premier français à aller bosser au Japon dans un studio d’animation. Il a été intervalliste au studio Ghibli et à son retour en France, il a fait quelques interventions aux Gobelins pendant mes études. Et ça, ça m’a vachement marqué !

Il nous a montré la qualité des dessins réalisés là-bas. Il nous avait raméné des photocopies de plans. Il nous parlait des délais de productions et des budgets. On trouvait ça fou ! 

Aux gobelins on était plus formé avec la méthode américaine pour faire du Disney et tout ce qui va avec, c’est-à-dire des temps de productions très longs avec un staff important et un très gros budget.

David nous a appris qu’au Japon c’était l’opposé. Mais il y avait des gens qui se donnaient à fond. Ça m’avait marqué de voir des gens si passionnés capables de produire une telle qualité malgré les conditions de travail et les délais. Ils ont des moyens dérisoires par rapport à ce qui est fait aux USA ou en France.

Je trouvais ça incroyable et je me disais qu’il fallait absolument que j’aille travailler sur ces productions là.

Thomas Romain Jérémie Périn

Donc David a eu une grosse influence sur moi et d’autres collègues de promotion comme Stanislas Brunet (qui est toujours avec moi à Satelight) ou Jérémie Périn qui est également très influencé par l’animation japonaise et qui a choisi de rester en France.

On était un petit groupe à être vraiment très marqué par ce qui se faisait au Japon et ça a influencé notre démarche professionnelles par la suite.

Y A-T-IL D’AUTRES ÉVÉNEMENTS DÉTERMINANTS DANS CETTE PASSION POUR L’ANIMATION JAPONAISE ?

Thomas Romain : Il y a eu le festival « Nouvelles Images du Japon » au forum des images au Halles en 2001. En plus des projections de films, Ilan Nguyen avait fait venir Yasuo Otsuka pour animer une master class.

Thomas Romain Otsuka 2001

En 2003, il a venir Yoichi Kotabe. J’ai participé à la première session avec Otsuka et pendant une semaine il nous donnait des exercices à faire.

Dans cette session, il y avait des gens que tu connaissais aussi comme Christophe Ferreira, Eddie Mehong, Jéremie Périn. Otsuka nous a parlé des conditions de travail au Japon et notamment de la production de Cagliostro.


La production de ce long métrage a duré six mois et il n’était que douze animateurs. C’est un des mes films préférés. Il est brillant à tout point de vue. Quand Otsuka nous a dit ça, on était vraiment impressionné.

On était assez jeunes et hyper motivés. On se disait que même si c’était dur on allait y aller pour apprendre et faire notre carrière là-bas. Otsuka nous a dit qu’il était assez impressionné par le niveau qu’on avait, qu’on était plutôt bien formé en France par rapport à d’autres écoles d’animation japonaise.

Au japon, c’est un circuit très différent car les gens en sortent très tôt et très jeunes. Ils ne sont pas bien formés car c’est l’entreprise qui les forme réellement. Ils travaillent rapidement comme intervallistes ou autres dans les studios. C’est là qu’ils apprennent le métier.

En France, c’est l’inverse les études durent longtemps. L’école des Gobelins propose actuellement un cursus de 4 ans. À mon époque, ce n’était que 2 ans, mais c’était déjà hyper intensif.
Suite aux encouragements d’Otsuka, on s’est dit qu’on pouvait travailler au Japon, qu’on avait du potentiel.

Eddie Mehong et Christophe Ferreira sont partis pendant un an au studio Telecom pour un stage en tant qu’intervalliste. Je les ai rejoint fin 2003 quand on a lancé la production d’Oban.

TU ÉTAIS DONC CONSCIENT DES CONDITIONS DE TRAVAIL PLUS DIFFICILES.

Thomas Romain : Par le biais d’Otsuka et de David, on avait quelques informations sur le marché du travail : on savait que c’était dur et qu’on était pas payé beaucoup. J’ai aussi eu l’occasion de croiser Morimoto qui avait été invité à l’occasion d’un festival sur Paris en 2002 et j’avais pu lui poser des questions à ce sujet.

Donc oui, on était conscient des conditions de travail des animateurs, on savait que c’était plus difficile qu’en France ou aux USA, mais ça ne nous a pas refroidi. Une fois arrivé sur place, je me suis plus rendu compte de la réalité.

Mais d’un autre côté, moi j’ai jamais vraiment eu à subir ces conditions de travail difficile. J’ai en effet eu la chance d’arriver avec un poste à responsabilité puisque sur Oban on avait développé le projet en France pendant 2 ou 3 ans avant de lancer la production au Japon.

On arrivait avec le budget et le projet. J’avais les postes de coréalisateur, character designer et directeur artistique. Comme j’étais payé par la France, j’avais de bonnes conditions de rémunération. En revanche, au niveau des heures de travail, c’était dur : on a bossé sans arrêt !

Mais je ne suis jamais passé par la case intervalliste puis animateur pour gravir les échelons. Ce n’était pas comme cela que le projet c’était monté. Du coup, l’adaptation ne fut pas si dure pour moi.

MAIS D’AUTRES N’ONT PAS EU CETTE CHANCE DE DÉMARRER À UN POSTE À RESPONSABILITÉ. LA PLUPART DU TEMPS, IL FAUT GRAVIR LES ÉCHELONS.

Thomas Romain : Bien sûr, il y toujours des gens qui tentent de devenir intervallistes et animateurs mais c’est plus dur d’en vivre. J’ai découvert autour des moi des gens mal payés qui bossaient tout le temps, qui dormaient sur place et qui ne s’en plaignait pas.

Pour eux, bosser dans l’animation, c’est comme ça. Ils n’ont pas d’ordre de comparaison, ils ne sont jamais allés bosser à l’étranger. Nous, nous sommes capables de dire que c’est dur car nous avons un élément de comparaison : en France on est mieux payé et on bosse moins d’heures.

Dans leur cas, ils ne peuvent pas remettre en cause les problèmes parce qu’ils en n’ont pas vraiment conscience, je pense.

QUELS ÉTAIENT LES HORAIRES DE TRAVAIL ? 9 HEURES À 22 HEURES COMME DANS LES ENTREPRISES JAPONAISES ?

Thomas Romain : Non, pas du tout. Les studios d’animation ne fonctionnent pas sur le modèle des bureaux traditionnels. C’est un univers à part comme d’autres domaines un peu créatif que ce soit le manga ou la télévision.

C’est différent car il n’y a pas d’horaire déterminé à part pour les gens qui sont à des postes administratifs. Mais tous les créateurs, tous les gens qui sont sur le terrain pour fabriquer le dessin animé, ont des horaires flexibles selon le travail à fournir.

Le studio est ouvert 24h sur 24, 7 jours sur 7, sauf peut-être quelques jours dans l’année comme la pause traditionnelle au premier janvier.

Mais à part ça, les gens se reposent quand ils le peuvent. La plupart des gens sont d’ailleurs horaires décalés. Ils sont plutôt nocturnes ce qui fait qu’il y a rarement des gens sur place avant le début d’après-midi. Là où ça tourne à plein régime, c’est entre la fin d’après-midi et minuit.

Pour ma part, je ne bosse pas à ces horaires là car j’ai un poste qui me permet de déterminer mes horaires différemment. Je viens plutôt le matin entre 9h30 et 10h.

Puis je bosse jusqu’à 19h. Il m’arrive de revenir bosser après le repas jusqu’à minuit mais généralement je ne bosse pas la nuit. Ça m’est arrivé mais quand y a des besoins urgents, des rendus impératifs et qu’on est hyper en retard. Mais j’arrive en général à anticiper de manière à ne pas faire ça.

Ce n’est pas le cas des animateurs japonais qui bossent souvent la nuit. Quant aux assistants de production se repose très très peu. Ils sont obligés d’être toujours disponibles. Quand j’arrive le matin, j’ai souvent des emails de confirmation de design envoyé vers 2h du matin.

LA DIFFÉRENCE POSTE TE PERMET D’AVOIR UN PLUS GRAND CONFORT DE TRAVAIL.

Thomas Romain : L’animation est un travail d’équipe. Il y a une chaine de production avec des étapes qui sont immuables. Certaines choses sont réalisées très en amont comme le design, le scénario le storyboard.

Mais plus tu es en bout de chaine animation (intervalle, mise en couleur, composition, montage), plus c’est difficile de gérer son temps. Plus on se rapproche des étapes finales et de la date de diffusion, plus c’est dur de s’organiser car les plannings sont rarement respectés.

Il y a toujours du retard. C’est assez systématique. Et les petits retards s’accumulent pour former un temps non négligeable ce qui réduit d’autant plus les délais pour réaliser les étapes finales.

QUEL EST LE POSTE LE PLUS DIFFICILE POUR LE TEMPS DE TRAVAIL ?

Thomas Romain : Beaucoup de postes sont durs, mais les intervalles, la mise en couleur et le compositing sont parmis les plus difficiles niveau delais. Au niveau des décors, ils sont également en bout de chaine mais c’est vraiment les opérateurs de compositing qui ont les horaires les plus difficiles.

Ils doivent recevoir les éléments de toutes les équipes (animations, décors, etc.). Ils doivent faire respecter le timing, rajouter les effets spéciaux, etc. Comme ils sont en bout de chaine, il leur arrive de faire des sessions de 2 jours sans rentrer chez eux. C’est vraiment intensif.

J’ai la chance de souvent occuper un poste très en amont, à l’étape du design. Donc c’est plus facile de s’organiser. Mais j’ai aussi parfois aussi travaillé en décor et là c’est vraiment plus rude. Tout dépend des projets et des périodes. Depuis quelques années, c’est devenu plus facile pour moi.

PEUX-TU PRÉCISER LES ÉTAPES QUI SE DÉROULENT ENCORE DE MANIÈRE TRADITIONNELLE À LA MAIN ET LES AUTRES ?

Thomas Romain : 90% des studios japonais dessinent l’animation à la main sur papier. Puis les dessins sont scannés. Il y a quelques studios qui essaient de se mettre au dessin sur palette graphique et il y a certaines sociétés qui font de l’animation 3D mais avec un rendu 2D, mais c’est encore minoritaire.

Ensuite il y le fait de peindre les animations. Ça c’était fait à la main sur celluloïd avec des peintures acryliques. Mais assez vite toute l’industrie japonaise s’est mise au numérique pour cette étape (nommée shiage). Ça apporte un gain de temps et de coût considérable.

Et l’on ne voyait pas tellement les différences à l’image. À la fin des années 90, il y a encore un peu des deux techniques. Jin-Roh était fait à la main. Au niveau des séries, les personnages de Cowboy Bebop ou Evangelion, par exemple, sont également peints à la main.

Pour les décors il y a des directeurs artistiques et chefs décorateurs qui ont travaillé durant toute leur carrière sur papier et qui ont une maîtrise des supports, des encres (gouaches, acryliques et types de papier) telle qu’ils préfèrent continuer à travailler ainsi.

Les décors du studio Ghibli sont ainsi réalisés sur papier. Il y a aussi des gens qui travaillent sur papier par choix. Dans le cas de Kill la Kill, les decors sont exceptionnellement peints sur papier car le réalisateur, Imaishi san, visait un rendu ressemblant aux series qui l’avaient marquées lui-meme dans sa jeunesse.

C’est purement un choix artistique et non pas un choix contraint. Mais la plupart des décors sont désormais traités sur ordinateur car les programmes sont aujourd’hui suffisamment avancés pour obtenir des rendus qui sont vraiment satisfaisants et proches de la touche traditionnelle. Ça présente plein d’avantages.

À QUEL MOMENT A-T-ON COMMENCÉ À UTILISER DE LA 3D INCRUSTÉE DANS LA 2D ?

Thomas Romain : Je ne suis un historien de l’animation ou un critique. Je ne fais que travailler dans l’animation donc mes informations sont à recouper et confirmer.

Mais je pense que l’incrustation d’objet 3D dans une animation 2D a débuté à la fin des années 90, début 2000. Je sais que sur Cowboy Bebop tous les vaisseaux sont faits à la main. Mais il commence à y avoir des effets numériques dans les warps et dans les écrans. Je pense que Gonzo et Satelight qui ont été un peu en avance à l’époque.

Il y a eu Production IG sur Ghost in the shell. Actuellement, la plupart des véhicules et des robots sont en 3D. Shoji Kawamori avec qui je travaille régulièrement s’est assez vite intéressé à la technologie. Depuis Macross zero, toutes les scènes de combat avec robot sont en 3D.

En fait, les objets avec des volumes constants sont très adaptés à la modélisation en 3D car ce sont des éléments « solides » qui ne vont pas avoir la souplesse de créatures ou de personnages. Or c’est très difficile de conserver un volume quand on dessine à la main.

C’est dur de garder les proportions sans que ce soit déformé au fur et à mesure des animations. La 3D était donc bien adaptée à ces usages mais il a fallu tester différents types de rendus. Maintenant c’est la norme. Dès qu’on a une voiture ou un robot c’est presque systématiquement en 3D.

POURQUOI N’Y A-T-IL PAS DE PÉRENNITÉ DU DESSIN À LA MAIN POUR LES MECHA ?

Thomas Romain : Ce sont des compétences qui se perdent chez les animateurs. Même Bones et Sunrise qui continuaient à utiliser la 2D commencent à passer a à la 3D. 

C’est difficile de trouver des gens qui sont encore capables de faire ça, alors que, dans le même temps, les équipes de 3D se sont développées et sont devenues plus performantes pour ce genre de séquences.

Du coup ça passe assez naturellement de la 2D à la 3D. Et c’est un processus qui se produit à un rythme beaucoup plus lent sur les personnages. Je pense qu’il y a moins de 5% des séries qui sont actuellement faites avec des personnages modélisés en 3D mais avec un rendu 2D. Toutes les autres sont encore dessinee de maniere traditionnelle.

COMMENT EXPLIQUER CETTE TRANSITION LENTE AU NIVEAU DES TECHNIQUES ?

Thomas Romain : C’est sans doute avant tout un problème de coût. Je pense qu’il y a un retard technologique dans certains domaines comme l’animation mais aussi le jeu vidéo. Il faut dire que les innovations technologiques ne se produisent plus au Japon. C’est un peu le phénomène Galapagos.

Les Japonais sont hyper en avance à la fin des années 90 sur l’animation. Mais il n’y a pas de remise en question des méthodes alors que les challengers étrangers vont tenter d’être plus créatifs et de se creuser la tête pour arriver à les dépasser en exploitant mieux les nouvelles technologies.

De leur côté, les Japonais ont plus de mal à négocier ces transitions technologiques. Quand tu regardes les longs métrages de la fin des années 90 en terme d’animation, de mise en scène, il n’y a pas d’équivalent à l’Ouest. Maintenant c’est plus discutable. Quand tu vois les films réalisés aux USA, le niveau a augmenté et un fossé s’est creusé.

Bien sûr, c’est aussi lié à une différence de budget et de marché. Les Japonais travaillent essentiellement pour un marché interne alors que les américains travaillent pour une diffusion mondiale. Les budgets et les plannings sont si serrés qu’ici on n’a pas le temps et pas l’argent : on va au plus efficace.

Pour prendre le risque de monter des équipes de recherches et développement, pour développer l’animation 3D, il faut avoir une bonne trésorerie et se donner le temps de le faire. Ici, on fait avec les bonnes vieilles habitudes et c’est difficile de dépasser cela. En série télévisée, c’est encore pire : il faut aller tellement vite avec un budget tellement faible qu’il est difficile d’envisager d’éduquer ou de constituer des équipes en animation 3D.

MAIS L’ANIMATION 3D DEVRAIT POUVOIR FAIRE GAGNER DU TEMPS SUR LE LONG TERME, NON ?

Thomas Romain : Je ne suis pas un spécialiste mais pour faire de l’animation 3D, il faut du matériel plus cher que du simple papier et des crayons. Il faut prendre le temps de tout modéliser ce qui est beaucoup plus long qu’un simple croquis papier avec lequel l’animateur va tout de suite pouvoir travailler. 

Chaque personnage du scénario devant être modélisé, cela impose une limite au niveau de l’ecriture des scenarios et demande un temps de preparation important, et donc une bonne planification. Mais le temps est souvent ce qui manque le plus malheureusement.

Là où tu peux gagner du temps, c’est après, une fois que le personnage est modélisé. Tu vas plus vite à l’étape de l’animation car les images, les rendus sont fait par l’ordinateur. Dans l’animation 2D, après l’étape de l’animation, il faut encore coloriser les images et créer les intervalles.

PENSES-TU QUE LES JAPONAIS VONT TOUT DE MÊME PASSER À L’ANIMATION 3D ?

Thomas Romain : Je pense que les deux vont cohabiter et que cette transition vers l’animation 3D prend du temps. Il faut trouver des budgets pour former des gens alors que toute une industrie existe déjà et qu’elle produit des centaines de séries et des longs métrages en 2D avec des équipes spécialisées et des habitudes de travail qui datent des années 1960.

Les boites qui choisissent de faire de la 3D sont des sociétés plutôt jeunes qui ont fait ce choix technologique avec un pipeline de production différent. Elles s’inspirent des méthodes de production traditionnelles mais s’en démarquent.

On ne peut pas demander à une boite qui n’a jamais fait de l’animation 3D de se lancer dans cette technique car elle n’a pas les compétences en interne et qu’il lui faudra embaucher des gens et les former. La transition ne pas se faire du jour au lendemain. Par exemple, chez Satelight, on a un département 3D pour les robots.

Mais il nous est impossible de soudain leur demander d’animer des personnages en 3D parce qu’ils n’ont pas les compétences. On a des animateurs 2D et il faudrait les former aux softwares.

Or s’ils ont choisi ce métier, c’est avant tout parce qu’ils souhaitent dessiner et ils n’ont pas toujours envie de jouer avec des programmes informatiques. Ce n’est pas le même métier.

Le passage de l’animation 2D à la 3D est donc compliqué et loin d’être automatique. La révolution a eu lieu aux USA où la 2D a quasiment disparue. Mais ça a été difficile aussi. Ils ont dû former toute une génération d’animateur chez Dreamworks et Disney et abandonner un savoir-faire. Il y a beaucoup gens qui y sont allés à reculons. Ça a été très difficile.

L’ABSENCE DE BUDGET DÉDIÉ À CES CHANGEMENTS TECHNOLOGIQUES EST LIÉ AU FAIT QUE LES STUDIOS N’ONT SOUVENT PAS LES DROITS DES DESSINS ANIMÉS QU’ILS PRODUISENT. MÊME SI LA SÉRIE EST UN SUCCÈS MONDIAL, LE STUDIO PEUT N’AVOIR AUCUNE RETOMBÉE FINANCIÈRE CAR LES DROITS SONT DÉTENUS PAR DES COMITÉS DE PRODUCTION. 

Thomas Romain : C’est exact. Les budgets et les droits sont détenus par le comité de production (seisaku iinkai), regroupement de plusieurs sociétés qui ont des intérêts commun comme une agence de pub, l’éditeur du manga original, des fabricants de jouets. 

Ces droits n’appartiennent pas à la société qui réalise les anime. Produire un animecoûte moins cher qu’au USA ou en France mais ça reste un très gros budget par rapport à la publication d’un manga. Ça implique des équipes d’une centaine de personnes sur un projet pendant au moins une année complète. Il n’y a pas de boites capables de financer à elle seule la production d’un anime. 

Ce serait trop risqué. Dans le cas où le produit ne rencontre pas le succès escompté, c’est presque la fermeture assurée pour le studio. Les boites qui ont des intérêts communs s’associent donc entre elles pour partager les risques.

Les droits des anime sont donc répartis entre les différents membres du comité de production : si le dessin animé marche bien et qu’ils vendent beaucoup de produits dérivés tout le monde s’y retrouvent et sinon les pertes sont partagées et donc moindres que si une seule société avait pris en charge tous les coûts. La plupart du temps, le studio d’animation est juste un prestataire.

Bien sûr, il existe beaucoup de cas de figures. Mais la plupart du temps, on donne un budget fixe à un studio pour produire l’animeet celui-ci n’investit pas dans le projet, ce qui fait qu’il n’a droit à rien, quand bien même le dessin animé est un succès. Il est juste payé pour fabriquer l’anime et ne touche rien dessus.

Actuellement, pour motiver le studio à bien bosser sur un projet, il peut y avoir un intéressement. Si la série marche, il peut recevoir un faible pourcentage des recettes mais cela reste un petit montant. Pour sortir de ce système, les studios veulent avoir une part du gâteau si le dessin animé est un succès pour grossir évoluer et s’agrandir.

Certains essaient d’investir et font partie du comité de production. Mais si ça ne marche pas, c’est un risque d’autant plus grand pour eux.

Auto caricature avec Shoji Kawamori

QU’EN EST-IL DE SATELIGHT ? EST-CE QUE VOUS ARRIVEZ À PRODUIRE VOS PROPRES LICENCES AU MILIEU D’AUTRES PRESTATIONS ?

On essaie en effet d’avoir nos licences mais on n’est pas un très gros studio. D’ailleurs sur les quelques 400 sociétés de production qui existent au Japon, il y en a beaucoup qui sont minuscules et sont spécialisées dans le genga ou l’animation.

Mais elles ne sont pas en mesure de produire vraiment. Satelight fait partie des 25 plus gros studios ce qui nous permet de développer des séries originales. La société existe depuis une vingtaine d’années et je n’y travaille que depuis 8 ans. Je ne peux donc pas tout savoir sur elle mais il me semble qu’au début, l’entreprise faisait surtout de la prestation 3D et de la mise en couleurs.

Les choses ont changé avec l’arrivée de Shoji Kawamori vers 2001. Satelight a pu produire une série originale comme Arjuna en 2001 en capitalisant sur le nom du créateur de Macross.

Depuis lors, il créée régulièrement pour le studio des séries qui marchent plus ou moins bien commercialement. Au début, le studio n’était en mesure d’investir dans les projets mais c’est désormais le cas. Si ça marche, on a des bénéfices.

Mais la plupart du temps, on reste prestataires pour un tas de clients. Donc il y a un ratio qui doit être autour d’une série originale pour deux ou trois séries de commande.

COMMENT EXPLIQUER CETTE DISPROPORTION ?

Thomas Romain : Produire une série en tant que prestataire peut aller très vite car le concept est déjà là et qu’on commence à travailler dessus un an avant la diffusion.

Produire une série originale prend plusieurs années. Il faut la concevoir, la développer, et avant de passer à la réalisation il faut aussi chercher des fonds, convaincre des investisseurs. Il est donc difficile d’enchainer les séries originales les unes après les autres. Ça prend plus de temps à se mettre en place et à développer.

Mais c’est clair qu’en tant que créatif, c’est que ce j’ai envie de faire au lieu de travailler à partir de matériel existant. En tant que designer, c’est plus intéressant pour moi de partir de rien et d’apporter quelque chose au lieu d’adapter quelque chose.

J’ai eu l’occasion d’adapter des séries tirées de manga, de redessiner ce qui est dans le manga pour que cela fonctionne dans l’animation. Mais ce n’est pas très intéressant. Je suppose que c’est la même chose pour les scénaristes et les réalisateurs.

Bien sûr, il faut tout de même avoir l’envie et le talent pour faire de bonnes adaptations. Mais je trouve qu’exploiter sa propre créativité est bien plus passionnant, quoique plus difficile.

COMMENT EXPLIQUER QU’IL Y A SI PEU D’ŒUVRES ORIGINALES ET TANT D’ADAPTATION ?

Thomas Romain : Quand tu adaptes un manga, tu as toute une base de fans installée et donc plus de chance de contribuer au succès de la licence de manière générale.

Quand tu as un projet original, tu pars de rien. Il faut que les gens le découvre et l’apprécie.

Or ça prend du temps et c’est pour cela qu’il est malheureusement rare que les projets originaux d’animation fassent de bons résultats commerciaux.

DONC KILL LA KILL N’A PAS ÉTÉ UN SUCCÈS COMMERCIAL MALGRÉ LES CRITIQUES POSITIVES ?

Thomas Romain : Je n’ai pas vérifié les chiffres mais en tout cas Trigger est un studio très apprécié par les fans étrangers et je pense qu’ils doivent s’orienter vers un public international au lieu de ne produire que pour le Japon.

Je pense qu’ils fonctionnent mieux à l’étranger qu’ici. Kill la Kill a marché de manière raisonnable mais je ne sais pas à quel degré ça a fonctionné ou pas.

CETTE DIFFICILE MÉDIATISATION ET L’IMPORTANCE DES BUDGETS INVESTIS EXPLIQUERAIENT-ELLES TOUS LES REBOOTS DE CES DERNIÈRES ANNÉES ? CE SERAIT LIÉ À FRILOSITÉ DES INVESTISSEURS ?

Thomas Romain : Mais est-ce que c’est spécifique au Japon ? N’a-t-on pas la même chose aux USA ? Peut-être que c’est un cycle aussi ? Je ne sais pas. Tu as peut-être l’impression qu’il y a beaucoup de reboot mais je ne pense pas que ce soit l’essentiel de la production non plus.

La seule chose sûre est qu’il y a une crise dans le sens où on ne vend plus en physique. Depuis une dizaine d’années j’entends le même refrain. Mais on vend de moins en moins en physique.

Il y avait un vrai marché de la vidéo mais ça s’est effondré au point qu’actuellement, faire une bonne vente, c’est écouler 5000 blu-ray. Et si tu parviens à vendre 10000 exemplaires, c’est un hit…

J’ai bossé sur la troisième saison de Senki Zesshō Symphogear chez Satelight. Ça s’est vendu à 20 000 blu-ray l’été dernier et ça a été la meilleure vente d’animation de la série durant cette période.

Il y a beaucoup de séries qui vendent à moins de mille exemplaires. C’est le cas pour Basquash! et Space Dandy qui s’est vendu à moins de 1000 blu-ray au Japon. 

Ce sont des chiffres insuffisants pour financer la production d’un dessin animé. Il faut donc trouver d’autres moyens pour financer une série. Il faut donc trouver d’autres moyens pour produire une série.

Pour financer un projet, il faut avant tout pouvoir vendre des goodies : ce sont les plus gros revenus générés par l’animation et ils ne viennent pas de la vente de l’animation en elle-même.

Pour la suite de l’entretien : nouveaux projets et avenir de l’animation japonaise.

Et vous pouvez toujours vous procurer son artbook : Lost in anime qui regroupe 10 ans de travail.

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