La mode avant l’introduction en bourse de Facebook et Zynga était aux jeux sociaux, comprenez par là que vous deviez abreuver vos « amis » virtuels de demandes pour qu’au moins une partie d’entre eux vous aide à progresser dans une simulation de ferme ou autre. Pour Motion-Twin, un jeu social se rapproche plus des jeux de plateau où les interactions entre joueurs sont plus importantes que tout le reste. Après Horde, Mush tente de donner un autre sens aux termes jeu social. L’un de ces créateurs, David Elahee alias Blackmagic, nous explique comment ce jeu de rôle social a été créé.
Comment a débuté le projet ?
David Elahee : Benjamin a voulu faire un jeu web basé sur les jeux de plateau qu’il appréciait comme Battle Star Galactica, Loups Garous de Thiercelieux et Novembre rouge.
Il a élaboré la base et modifié des mécaniques de jeu pour que cela marche sur le web et petit à petit on en a fait un objet vraiment unique.
Il y a eu plein de prototypes et très vite les bêta avec un nombre très réduit de joueurs ont été lancées. À part de là, on a affiné les choses, refait des clients et des graphismes.
Pourquoi s’inspirer des jeux de plateau ?
David Elahee : C’est tout simplement parce qu’il n’y a pas vraiment de jeux sociaux sur le net en dehors des mécaniques de guilde dans les MMO.
Nous avions besoin d’exemples concrets et fonctionnels pour les adapter au web.
En gros il y a deux types de jeux dits sociaux. Dans la plupart, on vous fait jouer avec vos amis et on vous donne de quoi briller en société et se comparer aux autres.
C’est le cas de Farmville où l’on peut voir sa réussite par rapport aux autres.
Dans notre cas, nous voulons poser un gameplay sur le lien social qui existe entre les gens.
C’est pour cela que nous avons des actions en jeu comme flirter, « le faire », soigner ou encore des actions concertées comme les expéditions.
On a mis l’accent sur ce qui fait la relation sociale, comment et pourquoi elle va se construire ou non.
D’un autre côté, le fait de devoir attendre pour avoir de nouveau des points d’action et de mouvement, c’est une mécanique commune à tous les jeux sociaux sur Facebook, non ?
David Elahee : En fait, ce sont plutôt les jeux Facebook qui ont repris une mécanique exploitée par Motion Twin et les jeux de plateaux depuis bien longtemps.
Ce système permet de gérer le gameplay asynchrone, c’est-à-dire que les joueurs peuvent agir en décalé sans avoir à attendre, tout en réalisant le même quota d’action.
C’est une mécanique que nous avions utilisée dans Hordes et qui est reprise et affinée dans Mush.
Ce ne sont pas des jeux en temps réel et ils demandent un peu plus de réflexion.
Dans le cas de Mush, le jeu fonctionne lorsque le joueur se connecte toutes les 12 à 36 heures.
Pourquoi fixer le nombre de joueurs à seize ?
David Elahee : À la base on voulait capitaliser sur le succès de Hordes et son gameplay social. Mais je ne voulais pas repartir sur un projet à 40 personnages.
L’idée est d’avoir un groupe réduit avec plus de mécaniques d’empathie et de micro collaboration.
Le nombre de 16 était intéressant pour que le jeu fonctionne même s’il y a des joueurs inactifs. Il fallait une certaine masse critique pour que le jeu soit captivant.
On s’est dit que le joueur se connecte en moyenne toutes les 36 heures.
Du coup, pour que le jeu soit vivant, il faut qu’il y ait des gens qui passent toutes les deux ou trois heures.
Donc si la moitié des joueurs intervient souvent, le nombre de 16 nous paraissait bon.
Bien sûr, c’est aussi lié au type de jeu. Par ailleurs nous sommes en train d’élaborer des jeux avec des groupes de quatre personnes.
Comme dans Hordes, il s’agit de survivre. Ne peut-on pas trouver un autre principe pour fédérer les gens ?
David Elahee : La survie n’est pas une obligation et nous sommes en train de travailler sur autre chose. Mais c’est compliqué.
Par exemple, nous avançons sur l’idée d’un vaisseau qui n’est pas obligé de finir à la casse en fin de partie.
Cela nous oblige à penser à des manières de renouveler le stock de joueurs. C’est un chantier que nous ne voulions pas explorer dans Mush.
Au début de ce jeu, on pouvait se réincarner sur un vaisseau qui voguait déjà mais ça ne fonctionne pas très bien si l’on veut des personnages avec des caractéristiques.
Ce que nous voulions, c’est une expérience resserrée avec du role play et créer des liens.
Pour cela, il fallait de l’intensité dramatique et elle est générée par la menace de mort. Nous aurions pu partir sur des arcs narratifs plus longs à la Star Trek ou Cosmos 999.
Mais c’était difficile de faire en sorte que cela colle avec le projet tel que nous le concevions.
À lire : Entretien avec le créateur de Hordes
Pour quelle raison les titres alternent-ils et sont-ils distribués au hasard ?
David Elahee : Les titres correspondent à des postes précis dans le vaisseau et nous avions besoin qu’il y ait toujours quelqu’un qui sache faire cela. Ce sont les seuls postes vraiment critiques.
De plus, c’est intéressant de voir des gens propulsés à des postes qu’ils n’ont pas choisis.
Il était plus intéressant de créer cette dichotomie entre ce que le personnage est et ce qu’il va devoir accomplir.
Pourquoi y a-t-il autant de canaux de discussion ?
David Elahee : Dans la plupart des jeux sociaux, on demande aux joueurs d’agir ensemble mais les joueurs entre eux interagissent peu.
Nous nous sommes interrogés sur la manière dont les gens interagissent pour mettre du gameplay là-dessus.
Comme la composante sociale réside dans la communication, nous avons testé un premier et unique moyen de communication pour tous les joueurs.
C’était un simple chat et ça ne fonctionnait pas.
Chaque type de communication a besoin d’un outil spécifique. Si on a seulement un forum, ce n’est pas bon non plus car la communication est trop massive.
Par exemple, lorsque l’on est Mush, on est peu nombreux et on a envie de communiquer vite et de façon instantanée.
Quand on est en groupe, on a envie d’avoir un canal global pour s’adresser à tous et une archive de ce qui s’est dit.
Bref, nous avons fait des choix pour adapter au mieux les canaux de communication aux relations entre joueurs.
Comment avez-vous défini les personnages ?
David Elahee : Benjamin a élaboré des personnages qui n’avaient pas de nom ni de background.
Il a défini leur rôle puis il a ajouté des noms et nous avons commencé à écrire leur histoire et à leur donner une silhouette.
Petit à petit, le pool de personnages avec des compétences plus ou moins attribuées a été construit. Ensuite, nous avons défini des cycles de gameplay.
Nous voulions un vaisseau qui voyage, des ennemis qui l’attaquent, des expéditions.
À partir de là, nous avons pris les personnages et essayé de les mettre dans ce système de gameplay. Bon, il nous est arrivé de péter un câble…
Pour Janice par exemple, nous avons créé des microboucles de gameplay car nous tenions au personnage de psy.
Nous avons introduit les maladies et la psychologie, ce qui nous a amenés à définir le rôle de psychologiste et à affiner l’identité de Janice et la psychanalyse de Néron avec une histoire préalable.
Nous réfléchissions aux personnages et aux boucles de gameplay tout en définissant les compétences des personnages qui nous semblaient utiles.
Nous avons refait plusieurs fois le système de skill et aussi tenté de créer des personnages sans compétence.
Nous avons réattribué certaines compétences d’un personnage à un autre. Tout ceci a beaucoup changé au cours des bêtatests.
Pourquoi y a-t-il un chat ? Est-ce lié à Alien ?
David Elahee : Non, c’est vraiment lié au chat de Schrödinger. Par la suite, nous nous sommes aperçu qu’il avait aussi un chat dans Alien. Le chat est une idée qui rappelle ces memes exponentiels sur le web.
Nous trouvions que cela avait un côté sympa et comme nous avons ajouté du gameplay par-dessus, c’est encore mieux (NDLR : caresser le chat redonne des points en moral, indispensable pour ne pas finir dépressif).
Pourquoi ne pas adapter le jeu sur d’autres plateformes ?
David Elahee : Il y a trois raisons principales. Faire un jeu pour consoles ou appareils mobiles demande beaucoup de temps et nous n’aurions pas eu la fluidité actuelle dans les processus de création.
Nous avons essayé de faire des portages avec d’autres jeux mais c’est vraiment trop long et nous préférons réaliser plus de titres avec des technologies que nous maîtrisons bien comme Haxe, que nous avons élaborée ici.
En raison de la multiplicité des appareils, la conception et la publication sont compliquées.
Aujourd’hui, si je veux ajouter un chien en plus du chat, je peux le faire tout seul en une journée.
Si je devais le faire sur d’autres plateformes, il faudrait compiler le code natif, l’envoyer partout en le soumettant aux canaux de distribution.
Cela demande une infrastructure plus grosse.
Ensuite, il y a un problème de coût : sur le web, nous ne rendons de compte à personne, ni à Apple ni à Google ni à Steam ni à un constructeur de console !
Nous percevons directement les paiements sans prélèvement de commission de leur part. Enfin, ce qui est intéressant avec le web, c’est qu’il se réinvente tout le temps.
Du coup, va-t-il y avoir beaucoup de mises à jour ?
David Elahee : Nous nous sommes rendu compte que faire des mises à jour très fréquentes n’était pas un modèle très performant.
Il vaut mieux sortir des jeux plus souvent, les patcher jusqu’à un certain point et décider si on les laisse tel quel ou si on en fait d’autres pour les remplacer.
Qu’est-ce qui a été si long à faire pour qu’il s’écoule un an et demi entre la conception et la sortie du jeu ?
David Elahee : J’ai travaillé sur des jeux pour console où nous étions une équipe de quatre codeurs à plein temps pendant quatre mois. Là, je suis seul ou presque.
Donc en temps, c’est à peu près le même ratio. Disons que nous avons un système de fonctionnement démocratique assez spécifique.
Le développement du jeu ressemble à une auberge espagnole avec des gens qui entrent et qui sortent. Il y avait une à quatre personnes sur le jeu selon les moments.
Actuellement, je m’occupe du gameplay et du code tandis que Guillaume fait les graphismes.
Nous avons des équipes assez petites et nous essayons de produire des jeux malins avec des nouveautés dans le gameplay. Hordes a été réalisé par deux personnes et depuis, c’est un genre à part entière.
Est-ce vraiment différent de coder un jeu console et un jeu web ?
David Elahee : La grosse différence avec un jeu sur console ou autre est que dans Mush, le social prend le pas sur les mathématiques, c’est-à-dire que selon la façon dont les gens comprennent ou non les éléments, ils agissent différemment.
Il arrive que des éléments soient mathématiquement corrects mais comme cela ne fait pas rêver les joueurs, ils ne les utilisent pas. Du coup, c’est à refaire !
Pour Mush, je code des mécaniques d’interactions sociales parfois un peu complexes. Je fais des allers et retours entre ce que nous avons prévu et ce que font les joueurs.
Je m’occupe de créer le site de jeu, de coder des micro-actions qui paraissent transparentes mais correspondent à plein de lignes de code.
C’est un jeu qui attire dix mille personnes sur le site de façon régulière et il faut une infrastructure spécifique.
Bref, réaliser un jeu web comme Mush demande plus de travail car le temps de développement n’est pas réparti uniquement sur le « faire le jeu » mais sur plein d’autres choses en plus.
Auriez-vous un exemple de chose mathématiquement correcte qui ne fonctionne pas ?
David Elahee : Disons que je crée une boucle de gameplay où le joueur doit mettre un objet dans un autre.
C’est intéressant car cela donne des points d’action complémentaires.
Le joueur expert le fera mais la plupart ne vont pas s’y intéresser si la mécanique ne donne pas envie ou si elle est mal expliquée.
De la même façon, on peut mettre des valeurs qui sont mathématiquement justes mais que le joueur va percevoir comme étant trop faibles et du coup, il ne va pas exploiter le gameplay.
Nous avons eu ce problème sur les expéditions. Elles sont mathématiquement intéressantes car elles sont bien équilibrées mais les joueurs y ont surtout vu le risque de mourir et de se blesser.
Ils n’ont pas perçu les gains mais seulement les dangers.
Nous avons donc retravaillé les expéditions pour qu’il y ait moins de morts, plus de blessés et des planètes plus intéressantes à explorer.
Vous passez donc beaucoup de temps à lire le forum…
David Elahee : Nous regardons les retours mais il faut aussi essayer de s’en abstraire car les gens n’expriment pas la manière de corriger le problème mais expriment la possibilité d’un problème.
Quelqu’un écrit : « Là, c’est tout pourri ! »
Nous avons le choix entre virer la fonctionnalité et nous demander ce qu’il a vraiment estimé être « pourri » ; et là, nous nous apercevons qu’en fait, il n’a pas compris la fonctionnalité et que c’est pour cela qu’il ne l’aime pas.
Donc il suffit de mieux la lui présenter et il va peut-être la trouver géniale !
C’est très difficile de faire la part entre ce qui est à changer et ce qui est mal présenté.
Ne craignez-vous pas que les gens ne veuillent jouer qu’avec ceux qu’ils connaissent déjà dans des parties privées ?
David Elahee : Dans un premier temps après le lancement, les joueurs sont complètement brassés et ne peuvent pas jouer avec des gens qu’ils connaissent car tout est anonyme.
Par la suite, nous étudions la possibilité de créer des groupes plus larges de cinquante ou soixante personnes dans lesquels il y aurait des parties privées.
Ce n’est pas que les gens souhaitent uniquement jouer avec des personnes qu’ils connaissent : ils veulent jouer avec des personnes ayant le même niveau de qualité et de rôle play qu’eux.
Pour notre part, nous avons besoin qu’il y ait une mixité entre les anciens et de nouveaux joueurs à intégrer.
Nous travaillons sur des systèmes pour répartir les joueurs selon leur « qualité de jeu ». Mais il ne sera pas possible d’avoir des parties privées pour toutes les parties de Mush.
En parlant de relation de « qualité », redoutez-vous des clashs entre joueurs ?
David Elahee : Sur Horde et ses forums, il n’y avait aucune censure. Dans Mush, nous avons procédé autrement car c’est un peu plus role play.
Chaque parole en jeu peut être signalée à un collège d’autres joueurs qui décident ou non de censurer le propos et de gérer les plaintes. C’est une justice communautaire.
Pourquoi mettre des récompenses ?
David Elahee : C’est une demande des joueurs ! Ils sont avides de récompenses. C’est l’une des mécaniques fondamentales.
S’il n’y avait pas de classement ou de pictogrammes, cela réduirait forcément l’intérêt des joueurs sur le long terme.
Nous avons besoin d’outils pour soutenir la courbe d’intérêt.
Comment gérer la frustration pour que les joueurs paient tout de même un jeu en free to play ?
David Elahee : Nous avons deux systèmes dans lesquels le joueur peut décider de payer : le distributeur et le mode « Or ».
Dans le premier cas, il s’agit de répondre aux attentes du joueur qui se sent bloqué dans certaines situations.
Nous lui donnons de quoi s’en sortir sans déséquilibrer le jeu puisqu’il ne peut acheter qu’une seule fois un objet en cours de partie.
Il peut ainsi acheter beaucoup d’objets optionnels dont certains sont à partager pour en faire profiter toute l’équipe.
Nous avons aussi beaucoup réfléchi au cas des joueurs qui ne souhaitent pas payer et nous leur proposons le mode « Or » qui leur donne des avantages à vie en ne payant que très peu en une seule fois.
Ensuite, pour la monétisation, il n’y a pas d’équation magique, cela dépend du jeu, du type de gameplay et c’est assez difficile de prévoir les réactions des gens.
Pour Alpha Bounce, on donne beaucoup de parties alors que sur Dino RPG, on en donne beaucoup moins mais on donne plus de dino ! C’est une question de feeling.
Cet entretien a initialement été publié dans IG Magazine 25 (mars 2013). Depuis, Blackmagic a quitté Motion-Twin et a développé un jeu indé mêlant zombie, Cadillac et musique metal.
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