Stéphane Beauverger est à la fois scénariste de jeu vidéo et romancier (Chromozone, Déchronologue). Pour Remember me, il a conçu plus de vingt-trois versions du script avant la mouture finale que l’on découvrira en 2013. Il supervise la narration et la cohérence du monde par rapport à celui qui a été créé par Alain Damasio pour le studio parisien DontNod.
Dans le Néo Paris, dans un futur proche, la plupart des habitants sont équipés d’une prise dans la nuque leur permettant d’échanger les souvenirs numérisés avec d’autres personnes. Les memory hunters sont capables d’effacer et de voler ces données. L’héroïne que l’on incarne, Nilin, en fait partie mais au début du jeu, elle se réveille amnésique dans les bas-fonds de la capitale. Sa particularité est de pouvoir modifier les souvenirs en déplaçant des objets. En tournant le stick analogique gauche, comme les aiguilles d’une montre, on peut remonter le temps et faire « pause » pour changer les éléments afin que le souvenir soit modifié sans que la personne s’en aperçoive. Ces phases de hack mémoriel sont nommées memory remix.
Jeu d’action-aventure dans un univers cyberpunk, Remember me alterne les phases de combats et d’exploration, les memory remix étant des points d’orgue faisant avancer l’intrigue principale. Il n’y a pas de paradoxe temporel mais des confrontations douloureuses entre souvenir et réalité. Linéaire, le jeu tourne autour d’une structure narrative forte et il n’est guère question d’explorer le Paris futur.
Le premier memory remix est très court. Les suivants seront-ils plus importants ?
Stéphane Beauverger : Le premier sert de tutoriel pour que le joueur apprenne à entrer dans les souvenirs et les modifier. À chaque memory remix, nous livrons aussi des informations sur la trame principale et plus on avance dans l’histoire, plus ces memory remix sont importants en termes de révélation sur la nature du monde et le passé de Nilin. Je m’en suis servi comme de grande cinématique interactive. Ainsi, dans le premier memory remix, on voit de quelle façon les gens s’échangent des souvenirs et que ces échanges peuvent causer des maladies qui sont traitées dans des cliniques comme des maladies auxquelles nous sommes habitués. On voit aussi que le malade a un début de coloration qui fait penser aux leepers que le joueur a rencontrés en début de session, ce qui peut lui donner des pistes d’interprétation. Ces missions sont des éléments majeurs pour le joueur et servent de grands moments de révélation.
Par la suite, les personnages dont la mémoire a été modifiée peuvent rencontrer ceux qu’ils pensent être morts suite aux memory remix. Que se passe-t-il alors ?
Stéphane Beauverger : Bonne question mais je ne peux pas en dire plus. Peut-être vont-ils se rendre compte qu’ils ont été manipulés et très mal le prendre. Dans une société où tout est mélangé, tous les coups sont permis. Peut-être que Tommy n’a jamais été l’ami de Nilin et qu’on le lui a fait croire quelques instants avant l’arrivée de l’héroïne. Avec le contrôle de la mémoire, on ne peut plus faire confiance à personne. C’est la question qui est mise en scène dans Blade Runner : la replicant possède une fausse mémoire et est persuadée qu’elle est humaine. La mémoire est la partie la plus intime d’une personne. Si tu as la possibilité de la changer, c’est épouvantable. Nilin est la seule memory hunter capable d’altérer les souvenirs, tandis que les autres peuvent seulement les effacer ou les dérober.
N’y a-t-il qu’une seule méthode pour réussir la mission imposée dans le memory remix ?
Stéphane Beauverger : Dans le tutoriel, les choix sont limités car il s’agit d’apprendre au joueur comment interagir. Par la suite, les options sont plus nombreuses et plus compliquées, même s’il n’y a finalement qu’une seule bonne méthode. Le joueur peut faire autant d’essais qu’il le souhaite et ce n’est pas une phase de jeu punitive. Nous avons créé ce que nous appelons des crashs mémoriels lorsque le joueur modifie la mémoire d’une façon que la cible ne peut pas concevoir comme plausible.
Les objets à collecter servent-ils à augmenter la mémoire de l’héroïne ?
Stéphane Beauverger : Ces « collectibles » ne lui servent pas à améliorer sa mémoire mais ils lui permettent de mieux comprendre le monde dans lequel il évolue. C’est toujours plus difficile de faire vivre un monde futuriste car il y a plus d’éléments à mettre en place en peu de temps pour que le joueur comprenne où il évolue. C’est aussi en partie à cause de cela que Nilin est amnésique : elle a presque le même niveau d’information que le joueur en début de jeu. L’idée forte est que l’on ne peut pas changer le monde sans se connaître soi-même. Nilin doit donc redécouvrir qui elle est pour achever sa mission.
L’univers est plus proche de Philip K. Dick (Blade Runner, Total Recall) que de Surveiller et punir de Michel Foucault.
Stéphane Beauverger : Nous mettons en scène une dystopie dans laquelle la société décrite par Foucault peut basculer. La prison dont s’est échappée Nilin évoque les bâtiments panoptiques de Foucault. Mais le jeu n’est pas un projet philosophique. C’est un divertissement qui peut mettre en scène des questions liées aux nouvelles technologies et à leur impact sur la société. Là, en l’occurrence, le paradigme est que la mémoire peut être numérisée et stockée, ce qui génère une réorganisation sociale. Dans Remember me, les gens se sont eux-mêmes soumis à la société dictatoriale. C’est au joueur de se poser des questions, nous ne sommes pas là pour donner des leçons. Dans le monde que nous décrivons, une entreprise a permis aux gens de faire de leur mémoire des éléments échangeables, commercialisables. Certains en abusent et deviennent des drogués. Une criminalité se forme autour des mémoires à voler ou échanger. La numérisation mémorielle est devenue la base de la nouvelle société.
Changer la mémoire était aussi plus simple pour vous que de changer le passé au niveau du scénario.
Stéphane Beauverger : Oui, mais c’est plus pernicieux. La mémoire, c’est ce que tu es. Ton rapport au monde ne se fonde que sur les informations que tu possèdes et sur la perception de ta présence en ce monde. Si tu ne peux même pas te référer aux informations qui sont les tiennes comme le fait d’avoir deux parents, d’avoir grandi à tel endroit ou d’avoir aimé telle personne, alors tu ne peux être sûr de rien. En modifiant la mémoire, on modifie la personne. C’est ce que Nilin est supposée être la seule à savoir faire.
Et pourquoi un romancier comme toi s’est-il fourvoyé dans le jeu vidéo, où il faut toujours recommencer les dialogues ?
Stéphane Beauverger : Ce sont deux volets de mon travail. Quand je travaille sur mes romans, je suis tout seul et ce sont mes idées. Quand je travaille dans le jeu vidéo, je suis scénariste. Remember me est l’occasion de participer à l’élaboration d’une grande histoire de science-fiction. Ce sont d’autres contraintes à gérer. Il faut faire avec le gameplay, la technique, les budgets… Mais c’est aussi un challenge intéressant à relever.
Contrairement aux autres types de scénaristes qui travaillent en amont de la production, sur un jeu vidéo, je participe pleinement à la production et je viens d’arrêter de travailler sur le scénario en octobre 2012. J’ai passé trois ans sur Remember me. Jusqu’au dernier moment, il y a des dialogues à écrire, des scènes à changer, un suivi à assurer sur le projet. C’est plus interactif. C’est moins un travail artistique qu’un travail d’artisan. Tu amènes un savoir-faire, celui de construire des personnages, de créer des dialogues, et tu te sers de toutes les contraintes pour continuer à réaliser un projet intéressant. Sur un roman, tu te donnes les contraintes que tu veux.
Quel a été le rôle d’Alain Damasio ?
Stéphane Beauverger : Il est l’un des fondateurs du studio et j’ai travaillé avec lui et sept autres scénaristes pour construire le monde de Remember me entre juillet et décembre 2009. Alain Damasio est un faiseur d’univers. Nous avons produit un document de plus de mille pages en essayant de tout couvrir : histoire, politique, gastronomie, évolution climatique, etc. Une fois que le monde a été conçu, il s’agit de développer le projet. Et il se trouve que je suis scénariste de jeu depuis 1996. Donc quand il s’agit de rester avec les équipes au jour le jour, il y a un savoir-faire différent à mettre en place. J’ai donc pris en charge le développement narratif même si Alain est resté le père du projet et continue à le suivre, mais d’un peu plus loin.
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