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Interview de The Game Bakers

Audrey Leprince et Emeric Thoa ont délaissé Ubisoft pour devenir des artisans du virtuel avec The Game Bakers, petit studio de jeux indé qui sort des titres pour gamers sur iPhone. Avec Squids, ils espèrent créer un univers pérenne avec une série de jeux et des déclinaisons dans différents médias.

Squids est dans deux catégories : aventure et RPG. Pour quelles raisons ?

Emeric Thoa : Nous avons choisi « aventure » car il y a une histoire et de l’action. Par ailleurs, on commence avec des poulpes de niveau un et ils montent en niveau, ils ont des casques en guise d’équipement et des statistiques, ce qui correspond à des mécanismes du RPG. C’est bien sûr un jeu hybride.

Pourquoi avoir opté pour un jeu au tour par tour ?

ET : Imaginons que je suis dans le métro ou en train de prendre un café à un comptoir. Je peux m’arrêter sans avoir à mettre sur pause, on peut me déranger sans que je perde la partie et je peux prendre le temps. Je peux poser le téléphone ou la tablette et y revenir plus tard sans qu’un sniper me tire dessus entre-temps. C’est le joueur qui contrôle le rythme du jeu. C’est idiot mais j’ai montré le jeu à ma grand-mère et c’est le premier titre auquel elle parvient à jouer. Prends l’exemple de Mario : tu attends sans rien faire et il y a trois champignons qui t’arrivent dessus, tu meurs.

La pression du temps est un facteur d’exclusion même sur les jeux pour consoles. Je me souviens d’avoir travaillé sur Prince of Persia, un mode de jeu en temps limité où il fallait se faire poursuivre : il y avait des joueurs qui arrêtaient là car cela allait trop vite pour eux. Dans Squids, on donne la chance à tout le monde. Ensuite, on aime ou on n’aime pas, on trouve ça trop tactique ou pas assez, mais tout le monde peut y jouer.

 Le jeu mise donc tout sur l’accessibilité, mais avec du contenu.

Audrey Leprince : Prends le principe pour diriger les squids : tu les tires en arrière, ils se lancent, ils rebondissent. C’est très simple à comprendre et manier. Dans la suite du jeu, nous avons encore accentué la chose : tu fais des combos partout, tu gagnes des perles facilement… Certaines personnes veulent des jeux qui ne soient pas seulement des passe-temps. Elles ont envie qu’on leur raconte des histoires, qu’il y ait un peu de tactique, qu’on leur donne des challenges, des personnages dans lesquels elles vont pouvoir s’investir.

C’est tout le côté RPG du titre avec les casques, le fait de monter de niveau. C’est notre parti pris de développeurs et c’est lié à notre background chez Ubisoft. Nous prenons le meilleur de l’iPhone (l’accessibilité, le côté immédiat) mais nous gardons la profondeur d’un jeu triple A pour console.

ET : Quand nous avons reçu ces retours, nous nous sommes dit que nous avions réussi. Le Saint Graal serait d’amener les gens qui ne jouent qu’à Angry Birds à des titres un peu plus gamers car il y a de la place pour cela aussi ! Souvent, les jeux pour iPhone sont très répétitifs et je voulais donner au nôtre un peu de profondeur et de variété. Il y a beaucoup de contenu et de richesse car il me semblait important de fournir ce qui fait la base du jeu vidéo.

Les graphismes sont néanmoins taillés pour l’App Store…

ET : Avec Audrey, nous avons un long passé de jeux de guerre sur console et nous avions envie de quelque chose de plus léger et plus joyeux. Nous avons mangé du shooter gris et marron. C’était génial de bosser sur Splinter Cell, puis nous avons enchaîné sur Ghost ReconRainbow Six, H.A.W.X.EndWar… À la fin, tu en viens à te dire : « Tiens, et si on imaginait des poulpes dans un univers coloré ?! »

AL : C’est vrai qu’il y a un côté très casual dans la direction artistique. C’est pleinement assumé et cela marche bien sur l’App Store aussi pour cela. Mais nous aurions pu faire le même jeu avec des visuels hyper gamers. Peut-être qu’un jour nous le ferons, mais disons que pour le moment ce n’est pas le cas, et nous travaillons sur cette licence Squids de nombreuses manières différentes.

Nous avons signé un comic book chez Ape Entertainment et nous travaillons sur une série télévisée. C’est quelque chose qui prend de l’ampleur et c’est aussi pour cela que nous avons construit cet univers qui se tient et qui se poursuit à travers les jeux. Nous n’avons pas conçu l’univers uniquement pour créer un jeu iPhone, mais pour raconter une aventure.

ET : Et puis nous sommes sur Mac, PC, Android et nous aimerions aller sur de la 3DS et du XBLA. Nous sommes « cross-plateformes ». Nous avions envie que les joueurs découvrent notre univers, c’est pourquoi nous l’étoffons.

Comment s’est passé le développement des versions Android ?

AL : Nous n’avons pas la solution miracle et pour Squids 1, ça a été un cauchemar à cause des problèmes de résolution, de taille d’écran, etc. Nous avons tenté le freemium avec des « in app purchase » comme dans la version iOS mais comme les gens n’étaient pas obligés d’en acheter pour progresser, ça ne s’est pas du tout vendu… Seuls quelques fans en ont acheté pour nous remercier.

Du coup, il y a eu beaucoup de téléchargements mais ce n’est financièrement pas du tout intéressant pour nous dans ce format de freemium. Cela dit, ça nous a aidés à réfléchir sur les versions à venir pour Android mais aussi, de façon plus générale, pour que notre modèle freemiumne repose pas sur la frustration : car beaucoup jouent sur ce ressort-là et nous ne voulons pas aller dans cette direction. Nous préférons proposer une expérience de jeu généreuse et confortable.

Vous êtes dispersés à travers le monde, me semble-t-il.

ET : Je suis à Montpellier, Audrey est à Lyon. Nous avons un programmeur à Montréal, un artiste à Québec, un autre à Paris, un graphiste et un programmeur à Tours, un musicien et un modeleur au Japon, un musicien à Bangkok et un autre aux États-Unis.

Comment vous organisez-vous ?

ET : Nous sommes tout le temps connectés sur Skype, nous nous parlons régulièrement de vive voix et nous organisons une réunion toutes les semaines : nous avons des outils pour partager les fichiers et pour faciliter la communication, j’ai tendance à faire des trucs assez visuels, des vidéos pour faire partager les concepts de jeux aux autres. Nous organisons des « work camps » : nous réunissons tout le monde tous les six mois dans une maison en province et nous travaillons pendant quinze jours ensemble, ce qui nous permet de nous voir, de vivre des moments de détente et de nous parler pour partager la vision du jeu.

AL : Nous faisons cela en phase de conception et de finalisation, un peu avant la bêta, pour que tout le monde soit d’accord sur tout ce qu’il faut faire.

Pourquoi avoir quitté Ubisoft pour concevoir des jeux pour iPhone ?

AL : Je suis resté sept ans chez Ubisoft et nous avons mené à bien beaucoup de projets qui duraient très longtemps. Le dernier jeu sur lequel j’ai œuvré était Tom Clancy’s EndWar. J’ai travaillé pendant quatre ans à Shanghai. J’avais deux cents personnes dans mon équipe et trois territoires différents à gérer, avec des budgets de X millions d’euros. C’étaient de très grosses machines. C’était lourd et nous avions envie de retrouver un peu de fraîcheur, d’être plus près des joueurs et d’avoir un développement plus rapide, avec une petite équipe où tout le monde fait tout et non quarante mille intervenants : à la fin, tu ne sais plus qui a fait quoi ni comment ça marche, car il y a tant de gens dans l’équipe que tu passes plus de temps sur la communication interne qu’à travailler sur le jeu lui-même. Se retrouver à cinq pour réaliser un jeu en neuf mois, ça nous fait du bien.

ET : C’est aussi pour cela que nous nous appelons The Game Bakers, pour rappeler le côté artisanal. Bien sûr, l’E3 reste la messe du blockbuster, tout le monde a envie d’y être. Mais au quotidien, faire du jeu indé, c’est super plaisant, tu touches à tout : du game design, du level design, un peu de code, je fais du Photoshop. Nous avons une rapidité d’itération incomparable : c’est génial d’avoir une idée et, trois jours après, d’appuyer sur l’iPad et de voir que ça marche ! Ça n’existe pas sur un triple A d’Ubisoft : il faut six mois d’attente, parfois trois mais, globalement, ça se compte en mois. Et quand on est passionné et impatient, ça fait du bien de changer d’air. Si ça se trouve, d’ici à cinq ans, nous retournerons dans une grosse boîte car nous aurons besoin de changer, mais au bout de sept ans de blockbusters, ça fait du bien.

De ce fait, vous avez moins de moyens.

ET : C’est sûr que nous n’avons pas énormément de moyens, mais c’est cela qui rend le pari intéressant aussi : comment faire de la qualité et beaucoup de contenu sans avoir les moyens des autres ? Il faut être un peu malin et pas avare en efforts, et travailler avec des gens qui ont du talent. Nous bossons beaucoup, nous n’avons pas à rougir de ce que nous réalisons par rapport aux productions sur mobiles de plus grosses boîtes telles qu’Ubisoft ou EA.

Nous avons peu de moyens mais au moins, nous décidons de tout et tout va vite. Plus la boîte est grosse, plus le circuit de décision est long et il faut présenter, valider les différents éléments. On gagne en confort personnel : nous décidons ensemble après avoir discuté un quart d’heure. On gagne du temps et donc de l’argent par ce biais.

Vous avez dépassé le million de téléchargements, mais arrivez-vous à en vivre ?

AL : C’est toujours très serré car le prix est faible, et encore plus faible lorsque l’on fait des promotions, sans parler des versions gratuites. Peu de versions Mac et PC se sont vendues. Concrètement, nous ne pouvons pas payer cinq personnes avec ce que nous gagnons. L’avantage d’être en France est que nous avons des aides à la création de licence et des subventions, dont bénéficient aussi les gros éditeurs tels qu’Ubisoft. Cela nous permet de financer un peu les projets. Pour nous, c’est une année importante : nous sortons un deuxième titre, nous travaillons sur un troisième et il faudra qu’il y ait un effet catalogue nous permettant de gagner un peu plus d’argent et d’embaucher d’autres personnes. Du coup, nous ne nous payons pas et nous puisons dans nos économies. Bien sûr, nous ne demandons pas le même investissement à notre équipe, qui a des revenus plus normaux.

Donc, si tout se passe bien, les ventes des jeux décollent, vous sortez des BD et une série télévisée avec plein de produits dérivés !

ET : Et des jouets pour le bain !

AL : C’est important, les jouets de bain !

ET : Et ça change des canards.


Article initialement publié dans IG Magazine 22.


Voir le site du studio.

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