Reconnu pour son talent d’animateur et de metteur en scène, Hayao Miyazaki gagne à être lu et relu pour sa bande dessinée. Nausicaä de Hayao Miyazaki est l’œuvre d’une vie. Les sept volumes de ce manga sont le fruit de 13 années de dessins et de réflexion autour des thèmes chers à l’artiste.
En 1982, lorsqu’il commence à publier Nausicaä dans le magazine d’animation japonaise Aminage, Hayao Miyazaki ne pensait guère à en faire une adaptation cinématographique. Ce manga était un passe-temps en attendant de retrouver du travail en tant qu’animateur. D’ailleurs, il a interrompu à plusieurs reprises sa parution pour se consacrer à des projets de longs-métrages. La bande dessinée était aussi pour lui un moyen d’approfondir un univers que le temps d’un film ne lui permettait pas de développer. Aussi de nombreux éléments ont dû être simplifiés pour assurer la cohérence du scénario et l’animation de cet univers post-apocalyptique.
Le film ne reprend que les deux premiers volumes du manga. À l’époque, les autres n’avaient pas encore été conçus. C’est pourquoi la fin du film est très différente de celle de la bande dessinée qui a permis à l’artiste de mûrir ses idées et peaufiner son trait. La galerie des personnages est bien plus étoffée et contrastée. On y comprend mieux le parcours jonché de cadavres de Kushana, et les jeux de pouvoirs qui liguent les peuples entre eux.
Problème géopolitique
Tandis que film se concentre uniquement sur l’invasion des Tolmèques et se termine par l’accomplissement d’une prophétie, le manga est une critique acerbe des superpuissances militaires et du fanatisme religieux.
Dans un monde recouvert en grande partie par une forêt toxique, seules quelques terres sont encore habitables et les hommes se battent pour ses territoires temporairement préservés. La guerre entre le peuple Dorok et le pays Tolmèque n’est pas seulement un conflit impérialiste entre deux États désireux d’accroître leur espace vital. En fait, elle recoupe bien d’autres conflits.
Si l’État tolmèque s’apparente à une royauté organisée autour d’un monarque absolu et d’une caste de chevaliers, celui des Doroks est une théocratie reposant sur la croyance d’une origine divine de la famille impériale. L’empereur est censé régner sur le peuple, mais son frère gouverne en réalité le pays par le biais de ses prêtres militaires et d’une inquisition qui a tenté d’éradiquer l’ancienne foi. Doté de pouvoirs psychiques, il tente à plusieurs reprises de tuer Nausicaä que bien des gens assimilent à un messie.
Dans la famille royale des Tolmèques, dont la princesse Kushana est issue, les choses ne sont guère plus simples : trahisons et meurtres sont le lot commun. Isolée de ses frères car elle porte en elle le sang du véritable roi, mais vénérée par ses soldats fidèles jusque dans la mort, elle s’oppose tout d’abord à Nausicaä avant de devenir l’une de ses principales alliées. Le camp des Doroks est lui aussi scindé en plusieurs groupes dont les intérêts et les croyances divergent.
Dans les premiers volumes du manga, la guerre entre les États et les jeux d’alliance sont l’un des thèmes principaux. Mais très vite l’intérêt se déplace vers la forêt toxique et son origine. Dès le premier tome, Nausicaä nous apprend que les champignons et les fougères géantes ne font que purifier le sol pollué. Les spores et les miasmes toxiques qu’ils rejettent ne sont que les parties non encore traitées de cette formidable usine vivante de traitement des déchets. Mais, dans ce cas, où se trouve la partie purifiée de la Terre et comment est-ce que l’homme a pu survivre malgré cet environnement empoisonné et des masques plus que rudimentaires ? D’autres questions sont liées à l’origine des insectes géants et des Ômus. Cette espèce littéralement nommée « roi insecte » semble être la gardienne de la forêt et peut parfois communiquer avec l’homme par télépathie.
Maître et possesseur de la Nature
Chaque peuple décrit dans le Nausicaä de Miyazaki correspond en fait à un rapport particulier à la forêt et aux Ômus. Les uns vivent en craignant la Nature et ses manifestations mystérieuses, les autres en essayant de la manipuler pour en faire une arme contre les États voisins. Certains peuples vivent dans des espaces épargnés par les miasmes toxiques, tandis que d’autres résident au sein de la forêt, en symbiose avec celle-ci et en abandonnant le feu. Si bien des hommes craignent les insectes géants, il existe aussi des tribus qui vivent en compagnie des vers et qui font du troc avec les autres populations en dépouillant les morts de leurs biens.
Il semble que Miyazaki ait voulu présenter toutes les attitudes possibles face aux éléments naturels afin de dénoncer la volonté de se rendre maître et possesseur de ceux-ci. Les technologies y sont présentées comme néfastes et causes de malheurs plus grands que les progrès et le bien-être qu’elles sont censées dispenser. Les anciennes grandes civilisations industrielles ont ainsi décliné dans un conflit devenu légendaire. Lorsque le royaume d’Eftal a exploité trop intensivement les ressources de la forêt en massacrant les Ômus, ceux-ci ont ravagé le pays, engloutissant une civilisation entière dans les émanations empoisonnées. Reprenant en quelque sorte le mythe de l’Atlantide, pays aux technologies très avancées, englouti à la suite d’un cataclysme, Miyazaki nous met ainsi en garde contre une tentative de contrôle du flot naturel de la vie. La dernière partie du mangarecouvre d’ailleurs le périple de Nausicaä vers la cité sacrée de Shuwa pour sceller à jamais les anciennes connaissances scientifiques.
Tout est un, un est tout
La grande leçon de ce manga est que toutes les formes de vies sont liées. Qu’elles soient naturelles ou artificielles, toutes sont dignes d’exister et toutes possèdent une « âme », que ce soient les insectes, les mammifères ou même les champignons toxiques. Nausicaä est la seule personne à pouvoir communiquer avec toutes entités vivantes. Elle parvient à réunir autour d’elle tous les peuples jusqu’alors ennemis. Mais c’est au prix de sacrifices et de morts tragiques que la paix pourra enfin revenir parmi les hommes pris dans la spirale de la vengeance sans fin. L’engouement irrésistible que suscite cette héroïne est lié à l’alliance d’une sensible touchante et d’une détermination sans faille. La jeune adolescente se comporte à la fois en guerrière et en mère attentive, même envers une créature dont elle regrette la naissance. Les personnages les plus cyniques et les plus désabusés finissent par se rallier à sa cause. Le lecteur tout d’abord incrédule devant tant de qualités ne peut qu’adhérer lui aussi à cette figure épique qui nous rappelle le sens originel du mot héros : « demi dieu ». Certes, on peut se dire que Nausicaä est trop parfaite pour être crédible. Mais de telles figures utopiques sont nécessaires.
Alternant entre combats épiques, réflexions sur les rapports entre civilisation et nature, et pauses lyriques, le Nausicaä de Miyazaki est une œuvre complète où rien ne manque ni même une critique de l’héroïsme. Le gardien de la crypte nous révèle ainsi que bien des hommes ont voulu sauver l’humanité malgré elle, avant de devenir eux aussi des tyrans. Complexe et porté une confiance en la puissance de régénération de la Nature que certains peuvent estimer naïve, le manga de Miyazaki nous plonge dans une formidable geste épique qui n’a rien à envier au cycle de Dune ou au Seigneur des Anneaux. La violence du Nausicaä de Miyazaki ne se retrouve en partie que dans Princesse Mononoke où une autre lutte pour le territoire oppose les hommes aux divinités de la forêt. Entre les deux œuvres, l’idéalisme est devenu plus nuancé, mais la méfiance à l’encontre d’une science sans conscience demeure.
Une adaptation cinématographique du début du manga avait permis la création du studio Ghibli en 1984.
L’intégralité des manga sont disponibles en français.