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La représentation du corps féminin dans le manga et l’anime de SF

À la suite de Michel Foucault qui avait montré l’importance du corps comme lieu où s’exercent les techniques de l’individualisation du pouvoir[i], de nombreuses féministes ont essayé de repenser l’histoire dans une perspective différente. Dans son manifeste du cyborg de 1984[ii], Donna Haraway propose un rapport nouveau par rapport aux nouvelles technologies. Elle y définit le cyborg comme une utopie politique et ironique abolissant l’opposition homme/femme. Il serait le paradigme du dépassement de la dualité car il permet de brouiller les limites entre les rôles de sujet et d’objet. 

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Cette critique qui a énormément influencé les récits de SF est d’ailleurs évoquée dans Innocence[iii]. Dans ce film, le médecin légiste du début s’appelle aussi Donna Haraway.

Il serait intéressant de voir comment la représentation actuelle du cyborg vient confirmer ou infirmer l’idée de ce corps postmoderne, libéré de l’opposition binaire entre les genres. Nous analyserons plus particulièrement à la figuration du corps féminin dans la culture populaire japonaise, dans la représentation du manga [iv] et des anime[v].

La passion des Japonais pour les machines est telle qu’ils désignent souvent leur pays comme le royaume des robots, “ robotto ôkoku ”. Cet engouement est entretenu par la culture populaire, notamment les BD ou manga et les dessins animés ou anime. Le manga représente environ un tiers du chiffre d’affaires total du secteur de l’édition, et l’anime est une industrie qui génère près de 5 trillions yen. Il y a plus de 440 studios de production de dessin animé.[vi]

Le personnage le plus populaire durant la période d’après-guerre est d’ailleurs un petit robot Tetsuwan Atom [vii] connu en France sous le nom d’Astro le petit robot. Ce héros d’acier a bercé l’enfance de plusieurs générations de Japonais sous la forme de manga avant d’être adapté sous la forme d’anime à partir de 1963. Il est d’ailleurs le héros de la première série de dessins animés pour la télévision produite au Japon. Frederik L. Schodt souligne l’importance symbolique d’Astro en montrant notamment que ce manga a influencé toute une génération de scientifiques[viii] qui ont rêvé de créer un jour un robot capable de marcher comme le héros de leur enfance.

Si Astro a été un modèle pour bien des enfants, d’autres robots aux traits féminins ont fait fantasmer les adolescents. Dans le manga comme dans les dessins animés japonais, le corps féminin se prête à toute sorte d’hybridation entre l’humain et de l’artificiel : robot, cyborg, intelligence artificielle[ix]. Il est remarquable que même dans le cas des ordinateurs, une figuration corporelle féminine est souvent attribuée.

On peut s’interroger à la suite de Donna Haraway si ces êtres hybrides ne permettent pas de faire éclater les différences entre les sexes pour définir un nouveau type d’humanité. Ils seraient porteurs d’une possible transgression des genres au profit d’une redistribution des valeurs dans des univers sociaux fictionnels.

Dans un premier temps, il serait nécessaire de mettre en lumière les raisons multiples qui favorisent la présence d’héroïnes robots ou cyborgs dans les manga avant d’analyser les différents stéréotypes qui y sont liés. On s’attachera également à montrer de quelle manière la femme robot ou cyborg permet aux dessinateurs d’allier dans une même image l’idée de douceur et d’innocence de la femme à celle de puissance destructrice de la machine. Il y a ainsi plusieurs héroïnes robot ou cyborg qui se révèlent être des guerrières impitoyables derrière l’apparente délicatesse de leur corps. On se demandera si le manga et le dessin animé sont l’occasion d’une nouvelle définition de l’homme dégagé des préjugés sociaux, ou si la culture populaire tend à réaffirmer les différences de genre à travers la figure de l’héroïne robot/cyborg.

Un univers masculin

Plusieurs éléments permettent d’expliquer la forte présence de représentations féminines dans les robots, cyborgs et intelligence artificielle. La première est que le public de SF est assez majoritairement masculin. Pour l’attirer, l’image d’une jolie femme reste une technique efficace à défaut d’être originale.

D’autre part, bien des auteurs de SF appartiennent également au sexe masculin, ce qui explique sans doute pourquoi il est assez évident qu’ils apprécient de mettre en scène leur propres fantasmes, leur idéal de femme.

Les manga ayant généralement un rythme de parution très soutenu (environ 600 pages par ans), il est compréhensible que certains dessinateurs choisissent des figures agréables à l’œil.

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Dans Cutey Honey[x] de Go Nagai, les délires visuels de l’auteur empruntaient beaucoup de clichés à l’esthétique et rappellent parfois l’esthétique sadomasochiste.

Plus récemment, les poses suggestives du major Kusanagi dans Ghost in the Shell[xi]de Shirow montrent que la cible visée reste essentiellement masculine. Le corps cybernétique se fait aussi désirable que le corps de chair. Le corps féminin est mis en scène en tant qu’ objet sexué. Il est là pour susciter une attirance presque charnelle.

Enfin l’importance des gynoïdes et des cyborgs féminins est peut-être liée à l’origine même du robot. Le terme désigne initialement une machine qui aide l’homme et effectue le travail pénible à sa place.

Ce rapport de force et de domination entre l’humain et la machine évoque celui qui lie l’homme et la femme : elle est traditionnellement considérée comme un être mineur, soumis à l’autorité du père puis du mari.

Selon Zoé Sofoulis, “ les femmes et les technologies peuvent être positionnées comme structurellement équivalentes : des outils que les hommes utilisent. ”[xii]

Le fait que les premiers personnages de robots dans la littérature soient des femmes vient en quelque sorte confirmer cette idée. Ainsi dans L’Homme au sable d’Hoffmann, le héros tombe amoureux d’une femme robot créée par le savant fou Coppélius.

Dans L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, un Édison fictif fabrique pour le compte d’un jeune Lord anglais un robot qui est la copie conforme de la femme aimée, la bêtise en moins.

Innocence de Mamoru Oshî fait d’ailleurs de nombreuses références à l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam. La phrase d’exergue est tirée de l’Ève future et le nom de série des cyborgs devenues folles n’est autre que celui de l’Hadaly (nom de l’androïde dans le roman).

Ce qui explique la prolifération des robots ou des cyborg féminins dans le manga et l’anime, c’est donc d’une part le pourcentage d’homme dans le public et chez les auteurs, et d’autre part l’analogie entre la situation de la femme et de la machine. La femme est à l’homme ce que le robot est à l’humain : une figure de l’autre que l’on peut asservir.

Abolition de la différence entre homme et machine

Haraway proposait une lecture progressiste et féministe du mythe du cyborg.  Pour elle, le cyborg est la figure d’un futur ouvert aux ambiguïtés et aux différences. Il permet de réunir dans un même corps de l’organique et du mécanique, de la nature et de la culture.

Dans le cadre de la fiction, les gynoïdes et les cyborgs féminins apparaissent dans des thématiques fictionnelles récurrentes qui permettent d’interroger les critères de définition de l’humain et de la machine. Le rapprochement de l’homme et de l’artificiel grâce à la cybernétisation contribue en effet à brouiller des frontières qu’il s’agit de déplacer.

Parmi les stéréotypes récurrents, on trouve celui du robot remplaçant un être cher. Dans de nombreux manga et anime, à la suite d’Astro, la créature artificielle sert à remplacer un humain décédé.

C’est le cas dans Cutey Honey. Après la mort de sa fille, le professeur Kisaragi crée une androïde, Honey, à l’image de celle-ci. Dans Métropolis[xiii], le cyborg Tima possède le cœur organique de la fille défunte d’un homme politique.

Dans Armitage III[xiv], la série de cyborg du même nom possède les traits de la fille défunte du créateur des cyborgs de 3ème génération. Dans Chobits[xv], Kokubunji est un petit génie de l’informatique qui a créé le robot Yuzuki à partir de ses souvenirs de sa sœur. Il a beau savoir qu’elle n’est qu’une machine, il y tient comme si c’était vraiment sa sœur.

Ces différentes œuvres s’attachent à montrer de quelle manière le cyborg ou le robot se créent une identité à partir des données initiales sur lesquelles ils n’ont pas de prise.

Les personnages évoluent ensuite en se créant une identité propre, en devenant autonome, et donc en se rapprochant du processus évolutif de l’humain.

Si, au début de la fiction, le mécanique remplace l’organique, les récits tendent généralement vers une abolition des frontières entre humains et artificiel. Ce questionnement sur les limites de l’humain et de l’artificiel est souvent lié à une sorte de réécriture de Pygmalion. La statue prend vie en tant qu’être humain grâce à l’amour de son créateur, de son propriétaire ou d’un ami. L’amour (du père ou de l’amant) rend la machine humaine.

Dans Chobits et Armitage III, l’amour du héros rend humaine la gynoïde qui est même capable d’enfanter. Dans Key the metal idol[xvi], c’est l’amour des fans pour une chanteuse-robot qui la métamorphosera en femme. Dans Hand maid May[xvii], c’est l’amitié des autres robotset l’amour du héros qui permettent au robot de retrouver ses souvenirs et d’accéder à une certaine forme d’humanité.

Sexaroïde ou robot à usage sexuel

L’autre grand stéréotype est le robot à usage sexuel (sexaroïde) qui devient fou et se rebeller contre son utilisateur. L’influence du Blade Runner de Ridley Scott est évidente pour bien des anime. Dans le début d’Innocence, c’est une femme robot à usage sexuel qui devient fou et tue tous ceux qui se trouvent sur son chemin, avant de s’arracher la peau en silicone et dévoiler son corps mécanique.

Dans Bubblegum crisis[xviii], cinq robots désignés comme des sexaroïdes s’échappent d’une station spatiale pour essayer de vivre librement. Deux d’entre elles parviennent presque à trouver une vie “ normale ” et se lient d’amitié avec les héroïnes qui les croient humaines.

Dans AD Police[xix], un robot qui a été trafiqué pour servir d’objet sexuel se met à tuer. Le héros le met hors service, mais il n’est pas totalement détruit. Les pièces détachées servent à trafiquer un autre robot qui devient fou à son tour et recherche le héros pour qu’il finisse son travail, qu’il le détruit complètement car il ne supporte plus d’être un objet sexuel.

Dans cette même série, le stéréotype est inversé dans le second épisode. Ce n’est plus un être artificiel servant d’objet sexuel qui commet des crimes mais une femme devenue volontairement un cyborg qui tue les prostituées humaines.

Mais, il n’y a pas que les robots ou les cyborgs qui se sont vus affubler de caractéristiques féminines. C’est aussi le cas de plusieurs super-ordinateurs représentés comme des femmes séductrices.

Le premier d’entre eux apparaît dans Megazone 23[xx]. Le Bahamud est une intelligence artificielle qui a créé une idol[xxi] virtuelle, Ève afin de conditionner les survivants de Tôkyô qui croient toujours être dans la ville alors qu’ils sont en réalité à l’intérieur d’un vaisseau spatial les emmenant vers une nouvelle Terre.

L’idée est reprise et développée dans Macross plus[xxii]. L’idol virtuelle se nomme Sharon Apple en hommage à la célèbre marque de Cupertino. C’est une intelligence artificielle qui projette l’image de femme parfaite pour se matérialiser et dialoguer avec les humains. Elle s’incarne différemment selon le spectateur qui l’observe. Elle prend l’apparence de l’idéal féminin selon chaque personne et elle emprunte une partie des sentiments de sa conceptrice humaine.

Sharon Apple cherche assez vite à se débarrasser de celle-ci pour être totalement autonome. L’intelligence artificielle veut ainsi se débarrasser de son double humain et s’affranchir de son statut de création.

Haraway décrit la relation traditionnelle entre l’homme et la machine comme une guerre de frontières : la machine comme l’ennemi à contrôler, tout comme la femme doit être contrôlée. Dans ces fictions, la rébellion de la femme machine illustre à la fois la domination masculine et sa possible contestation.

Masculinisation

Mais la principale innovation des manga et des anime est de représenter le corps féminin comme une entité puissante, possédant force physique supérieure à l’homme.

La prééminence mécanique efface la différence physique et permet de pallier la masse musculaire moindre de la femme. Les gynoïdes deviennent alors les représentantes de valeurs souvent connotées comme masculines : compétition, la loi du plus fort, recherche de puissance.

Gunnm[xxiii] peut ainsi être résumé en une suite de combats où l’héroïne cyborg affronte des adversaires de plus en plus violents afin de parvenir à la maîtrise martiale.

Infatigables, inépuisables et performantes, le major Kusanagi dans Ghost in the shell ou Naoki dans Armitage III se montrent bien plus efficaces que tous les personnages masculins qu’elles doivent secourir. Elles n’incarnent plus la faible femme que le héros doit sauver.

D’ailleurs, les amours saphiques de certaines leurs permettent de se passer de partenaire masculin. Dans GITS[xxiv], le Puppet master (virus qui accède à la conscience) décide de s’incarner dans corps d’une femme, ce qui est peut-être le signe d’un renversement hiérarchique entre le masculin et le féminin.

En outre, la femme robot ou cyborg permet aux dessinateurs d’allier dans une même image l’idée de douceur et d’innocence de la femme à celle de puissance destructrice de la machine.

C’est le cas de Mahoromatic[xxv], Larme ultime[xxvi] ou Gunnm. La fragilité de l’humaine souligne le caractère froid et implacable de la machine de guerre. Les séries diffèrent au niveau du ton employé pour mettre en scène ce type de personnage oxymorique, mais elles ont en commun de mettre l’accent visuel sur l’aspect fragile du cyborg pour mieux faire ressortir sa puissance destructrice.

Ainsi, dans Larme ultime, une jeune lycéenne maladroite et effacée se retrouve transformée en arme de destruction massive. Elle anéantit sans distinction les militaires ennemis et civils qui ont le malheur d’être sur son chemin.

Dans de nombreuses illustrations, elle apparaît comme un ange de la mort surplombant le champ de bataille. Il en est de même pour Gunnm, où l’héroïne Gally est souvent représentée avec des ailes angéliques sur de nombreuses illustrations de promotion.

La gynoïde incarne ainsi une matérialité hybride ambiguë. Le schisme entre l’organique et le mécanique recoupe symboliquement celui du sexe féminin et masculin. En faisant cohabiter les éléments métalliques et charnelles dans la même image, les dessinateurs japonais créent une nouvelle entité qui semble dépasser les frontières de genre.

Réaffirmation d’un essentialisme

On peut se demander à la suite de Donna Haraway si le cyborg ne permet pas de faire éclater les différences entre les sexes pour définir un nouveau type d’humanité.

Dans la majorité des manga et anime, le fait de faire de la femme robot/cyborg le personnage principal n’est toutefois pas un moyen de revendiquer un meilleur statut pour la condition féminine.

Les révoltes de sexaroïde ou d’idol virtuelles dans Megazone 23, Macross plus ou Bubblegum crisis se soldent par une répression et une destruction de la machine ou le cyborg récalcitrant.

Quant aux relations lesbiennes, elles sont surtout là pour faire fantasmer le lecteur masculin. Elles ne sont qu’un détail exotique et ne relèvent pas d’une véritable réflexion sur les genres.

De même, dans Ghost in the shell, le major Kusanagi est toujours filmé d’une façon particulière, mettant en valeur sa plastique irréprochable, comme pourrait le faire un regard voyeur masculin.

Sa fusion avec le Puppet Master reproduit l’union hétérosexuelle, ce qui n’a rien de subversif. À la fin du film, la nouvelle entité est d’ailleurs transférée dans le corps d’une petite fille comme pour mieux signifier qu’elle est l’enfant de Kusanagi et du Puppet Master.

La femme robot/cyborg reste ainsi liée à la fonction de reproduction. Deux lectures, l’une progressiste l’autre plus machiste peuvent être effectuées de cette même œuvre comme l’a démontré Carl Silvio dans son article “ Refiguring the Radical Cyborg in Mamoru Oshii’s Ghost in the shell ”[xxvii].

Dans Evangelion[xxviii], l’Eva 01 est un cyborg géant possédant la conscience de la mère du pilote. Lorsque Shinji se désintègre dans le corps de l’Eva, il a en quelque sorte réalisé le fantasme qui consiste à retourner dans le ventre de la mère pour ne plus affronter le monde.

Les stéréotypes sexuels ne sont pas détruits par les héroïnes robot/cyborg. Ils sont au contraire réactivés, voire renforcés. Le passage de la femme organique à la femme robotisée ou cybernétisée permet de déplacer les marqueurs de genres et de réaffirmer le caractère essentialiste de la femme. C’est notamment le cas dans les maid anime.

Maid anime

Destinés à des otuku[xxix], fan hardcore incapables de vivre en société, les maid anime sont des séries mettent en scène des robots. Plus habitués à communiquer à leurs écrans d’ordinateur ou de télévision qu’à des êtres humains, ces fans hardcore seraient incapables d’approcher une véritable fille. Ils en sont réduits à assouvir leur besoin de contact avec des êtres mécaniques.

Se considérant comme des exclus, ils ne peuvent être compris que par des êtres d’exception : le robot à émotions humaines. C’est une manière comme une autre de construire une identité positive là où il n’y a que de la misère sentimentale. Peindre les relations entre un humain et une machine comme idéales laisse à penser que le fossé entre les hommes et les femmes est devenu tel au Japon qu’il leur est désormais impossible de se comprendre.

Les récits de maids mettent ainsi en scène le fantasme de bien des adolescents frustrés devant leur ordinateur ou leur console de jeux : la machine, avec qui ils passent le plus clair de leur temps, se met en quelque sorte à “ vivre ” à travers la figure de la femme robot et à satisfaire tous leurs désirs.

Ces maid anime entretiennent des clichés éculés sur le rôle de la femme qui pour être parfaite doit être une femme d’intérieur. Après tout une maid est une servante qui est là pour assurer le bon déroulement de la vie quotidienne.

Certes, elle peut se révéler par ailleurs une arme de guerre (Mahoromatic ou Steel Angel Kurumi[xxx]), mais l’essentiel est qu’elle soit soumise aux désirs de l’homme dans le cadre privé. Mieux qu’une mère – toujours susceptible de faire des reproches à sa progéniture immature – voici la maid au dévouement  total.

Les personnages de fiction loin de promouvoir une émancipation féminine et une libération des corps attestent d’une permanence des distinctions de genre. La technologie ne se contente pas de reproduire l’altérité. Elle consolide des images préconçues de ce que doit être une femme ou un homme.

Cette réaffirmation d’une certaine représentation du féminin va sans doute de pair avec un changement sociologique du rôle des femmes au Japon. La science-fiction témoigne d’un malaise social face à l’émancipation féminine[xxxi].

Ainsi depuis la fin année 90, les médias nippons se sont fait écho de l’émancipation des femmes japonaises qui remet en cause les schémas de pensée traditionnelle. En représentant de manière ambivalente les héroïnes cyborg et robots, à la fois indépendantes, puissantes et soumises plus ou moins volontairement au désir d’un homme, les manga et les anime donnent une transposition de l’univers social contemporain et mettent en question la notion de genre.

La seule héroïne à réellement dépasser les stéréotypes sexuels est sans doute Gally. Au fil des volumes, relativement peu de place est faite à sa vie amoureuse et ce n’est pas ainsi qu’elle s’accomplit en tant qu’individu. Elle est pleinement elle-même lorsqu’elle combat.

Lors des compétitions, elle demande d’ailleurs pourquoi on lui a donné des attributs féminins alors qu’un corps masculin aurait été plus efficace. Légèreté et rapidité. Un de ses clones Sechs choisit sciemment de changer de corps pour une enveloppe masculine, plus puissante.

Loin d’être l’occasion d’une nouvelle définition de l’homme dégagé des préjugés sociaux, la SF à travers la figure de l’héroïne robot/cyborg tend à réaffirmer les différences de genre. Les théories sur le corps postmoderne, les discours sur la liberté accrue de l’individu grâce au progrès des techniques de l’information et de la communication, cachent en réalité une réappropriation symbolique du corps féminin par les discours masculins par le biais d’une soi-disant émancipation.

On pourrait conclure d’une manière relativement pessimiste. La cybernétisation et la robotisation n’apportent pas de transcendance par rapport au corps. Il n’y a pas de neutralisation du genre. Le corps féminin est ainsi toujours le lieu d’un regard normatif. Toutefois, on peut également partager l’optimisme d’Anne Balsamo. La réinscription obsédante de l’identité duelle du genre montre que ces oppositions doivent constamment être reproduites, ce qui suggère que ces articulations entre le corps et l’identité de genre peuvent être disjointes.

Article initialement publié en 2004.

[i] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Flammarion,

[ii] Donna Haraway, “ Manifeste du cyborg : la science , la technologie et le féminisme-socialiste vers la fin du XXème siecle , in Futur Antérieur 12-13 : 1992/4-5, 1992. Disponible en ligne sur le site suivant : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=800

[iii] Long métrage d’animation de Mamoru Oshii (2004) projeté en ouverture du festival du film de Cannes. Site officiel : http://www.innocence-movie.jp/index.html

[iv] Ce terme a été initialement inventé par le célèbre peintre et graveur d’estampe Katsushika Hokusai (1760-1849). Il est composé de deux idéogrammes ga “ dessin ” et man “ au gré de l’idée, au fil du pinceau ”, ce qu’on pourrait traduire par “ esquisses rapides ”. Au début ce ne devait être qu’une série de croquis permettant à ses admirateurs de Nagoya de comprendre sa technique de peinture. En raison du succès du premier tome, les dessins s’accumulèrent pour aboutir à une quinzaine de volumes de croquis, soit plus de quatre milles planches retraçant le parcours pictural du maître. L’œuvre d’Hokusai n’a que peu de rapport avec la bande dessinée japonaise dans sa forme actuelle. Le véritable père du manga moderne est Osamu Tezuka (1928-1989), lui-même héritier du dessin animé européen et américain. Le style de Tezuka, imité et copié par des générations de dessinateurs, donne à la bande dessinée et à l’anime leur esthétique si éloignée de l’estampe.

[v] Le terme anglais anime est couramment employé pour désigner un dessin aminé japonais. C’est en 1917 que le Japon produit ses deux premiers films d’animation. Mais il faut attendre 1963 pour voir apparaître la première série télévisée créée par Osamu Tezuka : Tetsuwan atom (Astro le petit robot dans la version française). Le héros le plus populaire du Japon, un robot d’apparence enfantine, part alors à la conquête d’un nouveau medium de communication.

Actuellement, le Japon est l’un des trois principaux pays producteurs de dessin animé. Entre 1963 et 2000 ont été réalisés 1 451 séries télévisées, 980 films, 1 627 séries destinées au marché de la vidéo. Grâce à un important marché intérieur, les anime étaient suffisamment rentables pour se passer d’une commercialisation à l’internationale. Le public ciblé est avant tout un public nippon, à la fois très sectorisé et très large (il y a des anime pour tous les âges). Depuis quelques années, suite à l’engouement de l’anime aux États-Unis et en Europe, les studios de production se tournent un peu plus vers l’exportation.

[vi] Suginami Ward, “ The Production Center for Anime ”, Nipponia No.27 December 15, 2003.

[vii] Manga d’Osamu Tezuka paru en 1952 avant d’être adapté en dessin animé en 1963. C’est la première série télévisée d’animation produite au Japon.

[viii] Frederik L. Schodt, Inside the robot kingdom : Japan, Mechatronics, and the Coming Robotopia, Kodansha International Ltd, New York, 1988.

[ix] Les 3 termes correspondent à trois étapes de l’imaginaire entre l’homme et la machine. Le mot robot a été créé par l’écrivain tchèque Karel Capek en 1924 : il désigne des “ ouvriers artificiels ”. Le mot est issu du tchèque robota qui signifie “ travail ” et l’origine plus ancienne est à chercher dans les langues slaves où le mot désigne l’“ esclavage ”. Parmi les premiers robots de fiction on pourrait remonter jusqu’aux Grecs, au géant de métal créé par Dédale pour le roi Minos ou aux statues animées du dieu forgeron Héphaïstos. C’est surtout avec Isaac Asimov et sa série de nouvelles que le terme prend une place dans l’imaginaire de la SF.

Le mot androïde est plus ancien et désigne initialement ce qui à la forme d’un homme (andros = homme, ide = forme). Après la seconde guerre mondiale, le terme robot a été employé pour n’importe quelle machine automatique (ex : la machine qui peint les voitures dans les usines). C’est pourquoi on a employé androïde pour désigner les robots de forme humaine. À la suite de ça, les romanciers Gwyneth Jones et Richard Calder ont développé l’idée de gynoïde (gyn = femme, ide = forme) c’est à dire un robot aux formes féminines. Dans le cas du manga, il faut se replonger dans Galaxy express 999 pour voir l’une des premières mises en scène systématique des différences entre l’homme et le robot. Le héros rêve d’avoir un corps robotique alors que les personnages rencontrés au cours de son périple aspirent à retrouver leur corps humain.

Le terme cyborg est un acronyme pour organismes cybernétiques. Il a été créé par Manfred Clynes et Nathan Kline qui proposent le terme lors d’une conférence à la NASA dans les années 60 afin de définir des techniques qui permettraient de développer les qualités physiques et intellectuelles par des implants mécaniques ou électroniques. Ils proposaient ce terme dans le cadre de recherche sur les voyages dans l’espace. La cybernétique est une science créée par Norbert Weiner en 1948 et définie l’étude comparée des systèmes de feedback et de contrôle. Tout ce qui a trait à un mélange de l’humain et de la machine serait un cyborg. C’est sans doute dans Gummn que les possibilités d’hybridation entre l’humain et l’artificiel sont les plus développées.

[x] Manga de Go Nagai paru en 1973 avant d’être régulièrement adaptée en anime et en film live.

[xi] Manga de Masamune Shirow paru en 1991 avant d’être adapté en film par Mamoru Oshii : Ghost in the shell (1995), Innocence : Ghost in the shell (2004) et en série télévisée Ghost in the shell : stand alone complex (2003), Ghost in the shell : 2nd gig (2004).

[xii] Cité dans Nathalie Magnan, “ Cartographie subjective et momentanée des cyberféministes ” in Synesthésie 9, http://www.synesthesie.com

[xiii] film d’animation de Rin Taro adaptée de l’œuvre du même titre d’Osamu Tezuka (2002).

[xiv] OAV produit par les studio AIC (1995).

[xv] Manga du studio Clamp (2001), adapté en série télévisée d’animation par Madhouse (2002).

[xvi] OAV produite par le studio Pierrot (1994).

[xvii] Série d’anime produite par les studio TNK (200).

[xviii] OAV produite par les studios AIC, Youmex et Artmic (1987).

[xix] OAV produite par les studios Youmex et Artmic (1990).

[xx] OAV produite par les studios AIC et Artmic (1985).

[xxi] Une idol est une chanteuse de musique pop à grand succès.

[xxii] OAV produite par Big West (1994).

[xxiii] Manga de Yukito Kishiro (1991) qui a été adapté en OAV en 1993 et qui va être adapté en film par James Cameron.

[xxiv] Abréviation courante de Ghost in the shell.

[xxv] Anime produit par le studio Gainax (2001).

[xxvi] Anime produit par le studio Gonzo (2002) d’après un manga de Shin Takahashi.

[xxvii] Carl Silvio, “ Refiguring the Radical Cyborg in Mamoru Oshii’s Ghost in the shell ”, Science Fiction Studies, #77, Volume 26, Part 1, March 1999.

[xxviii] Anime culte créé par le studio Gainax (1995).

[xxix] Ce terme péjoratif désigne les personnes si abîmées dans leur passion que leur vie sociale n’existe plus. Ils sont à la limite

[xxx] Anime produit par les

[xxxi] Karoline Postel-Vinay, La révolution silencieuse du Japon, Calmann-Levy, 1994.


Texte initialement publié dans Françoise Dupeyron-Lafay (dir.), Les Représentations du corps dans les oeuvres fantastiques et de science-fiction, Paris, Michel Houdiard 2005.

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