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Entretien avec Jason Manley (Massive Black)

Habituellement, quand on prend contact avec un studio, il faut passer par les nombreux attachés de presse (français, européens, internationaux, autres) avant de pouvoir – peut-être – parler à un designer ou une personne de l’équipe de développement. Dans le cas de Massive Black, un simple mail a suffi pour obtenir le numéro de téléphone du cofondateur et décrocher une interview. Malgré le décalage horaire d’environ huit heures, Jason Manley nous a présenté ses nombreux projets. Et au cas où vous vous demanderiez ce qu’est Massive Black, la réponse est simple, c’est le studio d’artistes qui a créé les univers de nombreux blockbusters très attendus : Killzone 2, StarCraft II, Diablo III, God of War III, BioShock 2, Dragon Age

Quel est votre parcours ? Comment est né le studio Massive Black ?

Jason Manley : Dans les années 1990, je travaillais chez Black Isle Studios, compagnie de jeux vidéo qui a créé certains des meilleurs RPG de tous les temps (NDLR : FalloutIcewind DaleBaldur’s Gate). J’ai débuté comme concept artist et je suis devenu lead artist. Ce studio avait l’une des premières communautés en ligne et j’ai travaillé avec ce réseau social, ce qui m’a amené à créer ma propre communauté d’artistes et de designers (conceptart.org). À partir de là, j’ai travaillé pour Activision, Vivendi et d’autres éditeurs. J’ai alors compris que, pour être en mesure de bien faire les choses, il fallait les mettre en place soi-même. Je voulais travailler seulement avec des gens formidables et uniquement sur les meilleurs projets.

Dans le même temps, j’ai vu que l’industrie du jeu allait avoir de plus en plus recours à l’externalisation. La taille des équipes était multipliée par dix et les studios allaient devoir faire appel à des spécialistes. J’ai alors créé l’un des premiers prestataires à proposer du contenu graphique. Nous nous occupons de tout : de la création de pitchs, concept art, préproduction, production, images pour le marketing…

Nous avons commencé à travailler aux États-Unis, en Europe et en Chine où nous avons établi l’un des premiers studios de production next gen en 2003. Nous ne nous doutions pas à l’époque que cette région deviendrait le principal centre de production des jeux vidéo. Nous nous y sommes installés parce qu’il y avait de très bonnes formations en beaux-arts. Depuis, nous avons formé nos collaborateurs au travail sur ordinateur et à la conception de jeux vidéo. Actuellement, notre studio chinois continue de se développer.

Comment choisissez-vous les artistes qui collaborent avec vous ?

Jason Manley : Au début, il n’y avait qu’Andrew Jones, concept artist chez Nintendo avec qui j’ai fait mes études et fondé conceptart.org, et moi. Disons ensuite qu’il existe deux types d’artistes. D’un côté, il y a ceux qui rentrent chez eux et attendent le lendemain pour travailler ; de l’autre, ceux qui sont pressés de rentrer chez eux pour continuer de pratiquer leur art. Nous avons choisi de collaborer avec cette catégorie de personnes qui ont fait de l’art leur vie et qui vivent pour faire des jeux. Ils y travaillent jour et nuit. Nous recherchons des personnes talentueuses, persévérantes, actives dans la communauté.

Comment faites-vous pour donner des cours, faire des illustrations et diriger le groupe ?

Jason Manley : Je suis célibataire et je n’ai pas de vie privée (rires). J’ai de bons collaborateurs et nous sommes tous là pour donner le meilleur. Donc, nous n’avons pas peur de rester tard le soir pour bosser, et en dehors du travail, nous faisons tout le rendre plus simple, plus agréable et avoir une meilleure vie ! C’est juste beaucoup de boulot !

Vous avez travaillé sur le MMO Hellgate. Quelle est votre opinion sur ce qui est arrivé au studio de production ?

Jason Manley : Hellgate était l’un des premiers projets sur lequel nous avons travaillé autant. J’aime vraiment beaucoup les gars de Flagship Studios. Leur boîte est aujourd’hui fermée et ils ont sans doute sorti le jeu un peu trop vite par rapport à l’avancée de son développement. Mais leur équipe reste l’une des plus sympathiques dans toute l’industrie du jeu. C’était vraiment un projet génial. Nous avons énormément apprécié le travail avec eux, nous avons eu de bons moments ensemble et l’expérience a apporté beaucoup d’enseignements. C’était le premier projet next gen de cette envergure à voir la majorité de sa production graphique externalisée. EA en était encore à essayer de comprendre comment externaliser et Activision commençait seulement à le faire avec quelques cinématiques et des concepts, quand Flagship investissait des millions de dollars dans des productions créées par un prestataire externe. Le modèle de production inauguré par Flagship est d’ailleurs presque devenu un standard actuellement. Ils ont vraiment fait du beau boulot !

Vous vous occupez surtout des blockbusters (God of WarStarCraftDiablo). N’avez-vous pas peur que tous les jeux finissent par se ressembler ?

Jason Manley : En fait, ils se ressemblent tous (rires). L’industrie du jeu fait du recyclage tous les deux ans. Nous avons produit plus de quarante mille concept arts. Imaginons que nous feuilletions ceux-ci. Vous verriez alors les mêmes éléments qui reviennent : « Oh, voici le jeu heroic fantasy ! Oh, là c’est le titre de SF ! Oh, encore un jeu avec des dragons ! »

On ne peut pas dire que l’industrie du jeu est très imaginative, mais c’est le marché qui veut ça et c’est ce qu’il faut faire pour vendre… Malheureusement pour les créatifs, ça marche ! Du coup, le marketing fait tout pour qu’un jeu ressemble à un précédent jeu à succès. Je peux les comprendre. Lorsqu’on investit plus de trente millions de dollars dans la production d’un titre, on espère bien avoir un retour sur investissement. Heureusement, il y a des titres comme Flower ou Little Big Planet qui apportent un peu de fraîcheur. D’un autre côté, nous ne faisons pas que des blockbusters. Massive Black et conceptart.org ont tous deux des studios de jeux sur réseaux sociaux.

Quel type de jeux développez-vous sur ces réseaux sociaux ?

Jason Manley : Nous avons une dizaine de titres en cours de développement. Il y a de tout et pour tous les goûts. Nous essayons de faire des jeux qui encouragent les interactions entre joueurs et qui apportent une belle qualité graphique. La plupart des entreprises dans ce marché-là se contentent d’imiter les jeux à succès et de reprendre les concepts. Nous allons faire l’inverse en essayant de proposer de vrais contenus originaux. Nous ne sommes pas là pour faire un énième Mafia Wars, mais pour créer notre propre univers.

Je trouve que les réseaux sociaux sont une nouvelle plate-forme qui apporte une façon de jouer inédite, très intéressante et innovante.

Comment êtes-vous entrés en contact avec les grands éditeurs ?

Jason Manley : Nous contactons rarement nos clients, ce sont eux qui viennent à nous car nous sommes connus pour proposer les meilleurs contenus. Lorsqu’ils sont coincés, ils savent que nous avons toujours la solution. Ensuite, le bouche à oreille a beaucoup joué dans notre bonne réputation.

Vous vous occupez des aspects graphiques mais à la fin, ce ne sont jamais « vos » jeux. N’est-ce pas frustrant ?

Jason Manley : Effectivement, nous faisons tout : concept artsmodels, textures, animations, level designs. Nous faisons même des prototypes de gameplay. Prenons Borderland. Avant que le projet soit donné aux développeurs, c’est nous qui avons conceptualisé le jeu, créé les personnages. Ensuite, cela a beaucoup changé en cours de développement. Mais c’est à nous que Take Two a confié la tâche de trouver un nouvel univers. Il en est de même pour Disney, Sony, Microsoft ou d’autres gros éditeurs. Lorsqu’ils ont besoin d’un univers original, ils s’adressent à nous. D’un côté, c’est flatteur. D’un autre, c’est vrai que je n’ai pas de contrôle sur le développement du titre et il y a des choses que j’aurais faites autrement. Mais au moins, nous avons la partie fun de la création !

Ensuite, nous sommes aussi en train de réaliser nos propres jeux avec des temps de production différents. Nous n’avons pas de pression et faisons cela à notre rythme. Nous n’avons pas de date butoir à respecter pour livrer les éléments. Donc, nous ne ferons connaître nos produits que quand ils seront vraiment prêts !

Comment se passe le travail entre les différents studios de Massive Black ?

Jason Manley : Nous avons des logiciels de gestion de production que nous avons modifiés au fil de leur utilisation depuis des années. Ensuite, tous les studios sont indépendants. À San Francisco, nous faisons beaucoup de concept arts, de la 2D, du marketing, des illustrations, de l’animation et du management pour la 3D. Les autres studios s’occupent plus spécifiquement de la 3D. Parmi nos collaborateurs, il y a même un Français (Bruno Gore) qui vit à Paris et qui passe sa vie entre la France et San Francisco. Nous travaillons comme cela depuis des années et ça fonctionne bien.

Quels sont les gros titres qui vont sortir sur lesquels vous avez travaillé ?

Jason Manley : Il y en a beaucoup ! Nous avons pas mal bossé sur BioShock 2 : création des personnages, concept arts, illustrations… Nous sommes plutôt fiers du résultat. Ensuite, on peut citer StarCraft IIDoom 4Diablo IIIFallout 3. Bref, il y en a plein. En fait, le projet qui m’excite le plus actuellement, c’est le lancement de notre école d’art en ligne : theartdepartment.org. Le principe est simple : nous mettons à disposition un programme d’éducation afin de mieux faire connaître les règles de base de l’art. Notre autre projet est lié à la création de contenu pour les jeux sociaux par le biais de MBSocial and CASocial.

Pourquoi proposez-vous ces formations artistiques ?

Jason Manley : Actuellement, la plupart des écoles d’art sont gérées comme des business et elles se moquent de la qualité de l’éducation fournie. C’est notamment le cas de l’École des beaux-arts de San Franscico. Les cours sont excessivement chers et peu de gens peuvent se les payer. Et pourtant, avec des frais de scolarité à cent vingt mille dollars, ils trouvent encore le moyen de sous-payer les intervenants ! Ce genre de pratique est courant, si bien que le prof le mieux payé gagne moins qu’un lead artist dans l’industrie du jeu. Je pense que l’on ne doit pas réserver l’éducation artistique aux riches. C’est pourquoi nous avons créé des formations à des prix abordables. Certaines sont destinées à des lycéens, d’autres à des adultes (sur visualliteracyprogram.com). Nous avons aussi un programme de formation pour les professionnels. Je pense qu’il est de notre devoir en tant qu’artistes de former d’autres artistes, un peu comme dans le système du compagnonnage où le maître forme l’apprenti. Nous souhaitons que tous les artistes puissent avoir accès à la formation.

Vous avez travaillé pour le cinéma et le jeu vidéo. Y a-t-il beaucoup de différences entre ces deux industries du divertissement ?

Jason Manley : Disons que l’on retrouve de plus en plus les mêmes personnes. Certains ont bossé dans le jeu vidéo et font maintenant du cinéma et inversement. Ensuite, tout dépend de la personne avec qui vous travaillez. Pour le cinéma, nous devons travailler à Los Angeles. Une partie de l’équipe a dû y passer du temps pour un projet avec Michael Bay (NDLR : le réalisateur de Transformers). L’industrie du film nous demande plus de flexibilité. Dans le cas du jeu vidéo, c’est plus simple car nous pouvons rester à San Francisco.

Comment cela se passe-t-il quand le marketing vous commande des images ?

Jason Manley : Comme nous faisons beaucoup de concept arts, les entreprises savent que nous pouvons ajuster notre style à celui qu’ils veulent. Ils nous expliquent ce qu’ils désirent obtenir et nous nous adaptons au mieux à leurs demandes. La plupart du temps, c’est de la 3D avec des effets 2D, des concept arts, des illustrations, des rendus 3D que l’on retravaille ensuite. Parfois, ils demandent des images plus proches de la peinture. Nous utilisons alors Photoshop ou Painter. Il nous arrive aussi de créer de vrais tableaux. Pour le dernier Silent Hill, nous avons fait des peintures à l’huile avec des techniques traditionnelles. En fait, ça dépend vraiment du projet !

Pouvez-vous nous expliquer l’origine du nom « Massive Black » ?

Jason Manley : (Rires.) Le nom est apparu parmi d’autres au moment où nous cherchions un titre pour le collectif. Nous avions une liste et tous les noms étaient atroces ! L’un de mes collaborateurs, Chris Hatala, a alors lancé l’idée de « Massive Black », avec un grand coq noir en guise de logo. J’ai alors créé le logo et nous nous sommes finalement décidés pour ce titre après des mois et des mois de recherche. Après cela, nous avons essayé de trouver une histoire pour justifier le nom et éviter les insinuations très sexuelles liées à « Massive Black ». Nous avons déclaré que cela évoquait le vide à partir duquel naît la création et que seuls les plus talentueux pouvaient comprendre comment l’art naît du vide.

NDLR : Pour mieux comprendre, il faut savoir que « massive black » désigne en américain un homme noir bien membré. Quant au grand coq noir, c’est une référence au mot français « coq » qui évoque l’argot « cock » : le sexe… Vu la mascotte de la France, on comprend un peu mieux d’où vient notre réputation de chauds lapins outre-Atlantique.

Article initialement paru dans IG Magazine.

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