Reconnu dans le monde du dessin animé, Nobuteru Yuki a aussi réalisé le character design de Tail Concerto et d’autres jeux vidéo. Namco Bandai a fait appel à lui pour Solatorobo, un action/RPG sur DS qui nous emporte dans un monde fantaisiste. M. Nakata (producer) et M. Yuki m’ont longuement parlé du travail de design sur ce titre.
Pourquoi avoir choisi Madhouse pour les cinématiques ? Est-ce parce que Nobuteru Yuki a souvent travaillé avec eux ?
R. Nakata : En fait, ce sont deux décisions indépendantes l’une de l’autre. D’un côté, nous avons demandé à Nobuteru Yuki de travailler sur le character design.
De l’autre, c’est l’unité de production qui a demandé à travailler avec Madhouse pour les dessins animés des cinématiques. Ces décisions ont d’ailleurs été prises par des personnes différentes.
M. Yuki, vous avez participé à de nombreux titres sur consoles depuis plus de dix ans. Les méthodes de travail pour le character design ont-elles beaucoup évolué ?
Nobuteru Yuki : En tant que designer, je peux vous parler de mon ressenti. Énormément de choses ont changé entre hier et aujourd’hui.
La principale différence vient de la manière de mettre en avant l’histoire. Auparavant, on prenait surtout des designs qui rappelaient les mangas ou les dessins animés à la mode.
C’était très stylisé. Aujourd’hui, on a tendance à voir des titres avec un graphisme réaliste qui est assez éloigné de ce que je suis habitué à faire. Certaines sociétés comme Namco Bandai continuent de collaborer avec des mangakas et des character designers célèbres pour faire des séries comme Tales of.
Mais la majeure partie des éditeurs préfère sortir des titres avec un graphisme photoréaliste. Mon sentiment est qu’il est pourtant plus difficile de raconter des histoires avec un graphisme réaliste.
En tant que Japonais, j’ai moins envie de partir à l’aventure avec un personnage qui correspond à la réalité qu’avec un héros stylisé qui me rappelle un manga.
Dans mon character design, je continue de donner un air fantaisiste et stylisé plus proche du manga. Les jeunes d’aujourd’hui trouvent sans doute ce style un peu daté, mais je pense qu’il est important de se détacher de ce qui existe déjà en proposant quelque chose de plus fantastique et de différent en termes d’identité visuelle.
Sur le salon de l’E3 2011, Square Enix, qui est un éditeur japonais, n’a quasiment proposé que des titres réalisés en Occident avec ce graphisme photoréaliste. Le regrettez-vous ?
N. Yuki : En fait, en tant qu’utilisateur, j’aime bien ce type de jeux avec ces côtés réalistes. En revanche, d’un point de vue de développeur, je trouve vraiment dommage qu’il ne soit pas possible de creuser plus l’identité visuelle des titres pour qu’ils se distinguent davantage les uns des autres.
Prenons un exemple : placez un personnage de Metal Gear dans un Resident Evil : ça ne choquerait personne. Or ce sont deux jeux d’éditeurs concurrents.
Je trouve vraiment triste que tout se ressemble. Ce que je regrette, c’est surtout l’uniformisation au niveau graphique.
Avez-vous encore le temps de jouer à des action/RPG ?
N. Yuki : Je joue toujours, mais c’est vrai que comparé à autrefois, je le fais beaucoup moins car Internet me prend énormément de temps.
Comment avez-vous commencé dans le jeu vidéo ?
N. Yuki : Je n’ai pas fait grand-chose pour y travailler. En réalité, c’est Squaresoft qui m’a abordé pour que je m’occupe du character design de Seiken Densetsu 3.
Je croyais que vous aviez fait des illustrations avant ce titre.
N. Yuki : Si vous pensez à Brandish [NDA : action/RPG sorti en 1994 sur Super Nintendo], je n’ai fait que des illustrations pour les jaquettes et les images marketing. Je n’ai pas participé à la création du jeu.
Votre première expérience chez Squaresoft était-elle très différente de ce qui se fait dans le dessin animé au niveau du character design ?
N. Yuki : Lorsque Squaresoft m’a approché, je m’étais déjà un peu éloigné du dessin animé. Après Les Chroniques de la guerre de Lodoss, j’avais mis en pause mon activité de character designer pour dessiner mon propre manga.
Je pense que c’est cela qui a attiré les gens de Squaresoft. Ils connaissaient Lodoss mais pour Seiken Densetsu 3, j’ai pu utiliser le style que j’ai dans mon manga [NDLA : Vaelber Saga, publié en France par Kraken en 1995].
Le manga est un travail plutôt solitaire tandis que le jeu vidéo impose de travailler en équipe. Que préférez-vous ?
N. Yuki : Je ne sais pas trop. C’est vrai que lorsque je faisais mon manga, j’étais un peu triste et je me sentais seul. Je me disais : « Pourquoi dois-je faire ce truc très douloureux tout seul ? »
Même si j’avais des assistants, je trouvais que c’était un travail très difficile et solitaire.
Je regrettais alors beaucoup l’atmosphère du dessin animé où l’on était beaucoup à dessiner et à rire dans un même bureau. Je pense donc préférer le travail en équipe !
Dans Tail Concerto et Solatorobo, les personnages sont des animaux anthropomorphes. Peut-on y voir l’influence du Sherlock Holmes de Miyazaki ?
N. Yuki : Je suis évidemment un grand fan de Miyazaki mais ma principale inspiration pour ce genre de personnage vient d’Osamu Tezuka. Par ailleurs, je ne voulais pas absolument faire des hommes animaux, c’était plutôt l’une des contraintes de la commande.
Comment avez-vous décidé de la direction artistique de Solatorobo ?
R. Nakata : Comme vous le voyez, il y a eu beaucoup de prototypes et l’équipe ne savait pas sur quel style s’arrêter. [NDLA : le producer étale sur la table de nombreuses recherches avec des styles allant de Clone Wars à la ligne franco-belge en passant par le manga le plus kawaii].
Les designs et la production étaient bien avancés mais l’identité visuelle ne l’était toujours pas. Il nous a fallu un peu de temps avant de nous rendre compte que nous étions dans une impasse et que nous devions faire appel à un avis extérieur.
Parmi tous ces designs, celui-ci était le plus satisfaisant mais nous n’étions convaincus qu’à 70 %. Il fallait donc trouver quelqu’un qui soit capable de convaincre tout le monde à 100 %. M. Yuki est donc parti de cette base pour retravailler tous les designs.
Cela veut-il dire qu’il y avait essentiellement un travail de tri et de finitions ?
N. Yuki : Tout à fait ! Néanmoins, si l’on prend les différentes images du jeu, je n’ai pas travaillé sur toutes les illustrations.
Ainsi, les vignettes où figurent les visages des personnages lorsqu’ils parlent ont été dessinées par une personne du studio CC2 d’après mon character design.
Il ne faut donc pas exagérer mon rôle car le jeu était vraiment très avancé. Je me suis contenté d’affiner les éléments et de livrer les versions définitives pour chaque personnage. Par ailleurs, je me suis aussi occupé de diriger la réalisation du dessin animé.
C’est donc très différent de ce que vous avez fait sur d’autres titres…
N. Yuki : À chaque jeu, il y a en effet une situation différente et je n’interviens pas au même stade de production.
Dans le cas de Chrono Cross [NDLA : sorti en 1999 sur PlayStation], M. Kato, le game director, avait fait des croquis préparatoires des personnages, et d’autres recherches avaient été effectuées par les équipes en interne chez Squaresoft.
Mais la production était bien moins avancée que pour Solatorobo : le système de jeu n’était pas du tout au point. J’ai donc refait les personnages et j’ai livré un character design pensé par rapport au scénario qui, lui, était finalisé depuis longtemps. Et c’est en fonction du design et du scénario que le système de jeu a alors été créé.
Le développement d’un jeu vidéo est un processus très long. Pour moi, la seule chose qui change réellement en passant d’un projet à un autre, c’est le moment où l’on fait appel à mes services.
Le travail de character designer en lui-même reste finalement assez semblable, quels que soient les jeux.
Avez-vous un regard sur la modélisation des personnages ?
N. Yuki : Ce n’est pas possible et de toute façon, on ne peut pas changer grand-chose.
Dans le cas de Solatorobo, les polygones n’ont d’ailleurs pas beaucoup de facettes et vu la taille de l’écran, nous faisons au mieux pour que ce soit lisible.
Il est difficile d’ajouter des choses à des modèles déjà très simples pour que l’ergonomie soit optimale.
Si je m’étais permis de dire qu’il fallait ajouter un élément ici ou là pour que cela corresponde plus au dessin, cela aurait perturbé le développement du titre car tout avait déjà été pensé pour optimiser les ressources de la console.
Nous ne pouvions pas nous permettre de trop détailler les choses, contrairement à ce qui s’est fait dans Chrono Cross.
R. Nakata : Nous avons montré divers exemples de modélisation mais ce n’est pas lui qui s’en est occupé.
Il a pu la commenter car lorsqu’il a eu fini de refaire les designs des personnages, cela ne correspondait bien sûr plus aux modèles initialement créés. Il a donc fallu refaire intégralement la modélisation à partir de ces designs. Mais il ne l’a pas supervisée.
Dans les character designs, le héros est toujours en rouge. Pourquoi ?
(Rires)
N. Yuki : C’est traditionnel ! C’est Force Rouge [NDLR : superhéros japonais] dans les séries de sentai de la Toei. À chaque fois, c’est lui le chef d’équipe et le héros principal. Cela a forgé l’inconscient collectif.
R. Nakata : Dans le cas de Solatorobo, le jeu a un scénario assez complexe et très orienté SF.
Cependant, nous ne voulions pas faire peur aux enfants qui seraient susceptibles d’y jouer, et c’est pour cela que nous avons utilisé le code couleur rouge pour que le public comprenne très vite qui sont les héros.
Nous avons décliné les couleurs basiques : bleu, blanc et rouge avec un peu de vert et de jaune.
Autrement dit, même si l’on regarde rapidement les illustrations où figurent les personnages, on sait que c’est lui le héros car il en porte les couleurs !
Les designs ayant été refaits, les couleurs des personnages ont-elles beaucoup changé ?
R. Nakata : M. Yuki a été consulté pour tous les personnages et il a changé certaines couleurs pour mieux les différencier. Initialement, certains couples de protagonistes étaient avec des tonalités noir et blanc et des lignes bleues.
Pour mieux les distinguer, il a ajouté du rose sur le personnage féminin. De même, tel personnage était initialement tout en noir et il a demandé à ce que certaines parties du costume soient en blanc, estimant qu’il aurait plus d’impact avec cette teinte.
N. Yuki : Mon rôle était de changer les éléments qui ne me semblaient pas corrects ou efficaces. Je n’ai pas tout remanié mais simplement modifié les teintes qui ne me paraissaient pas adéquates. Lorsque les codes couleurs me semblaient justes, je n’ai rien changé.
Combien de temps avez-vous passé sur ce titre ?
N. Yuki : Deux ans ! (Rires.) D’une part, il a fallu que je redessine tout et cela a pris un certain temps. D’autre part, comme j’étais directeur artistique sur le dessin animé, j’ai aussi passé beaucoup de temps sur cette production.
Cela ne vous fend-il pas le cœur d’avoir réalisé de superbes animations alors qu’on ne les voit que sur le petit écran de la DS ?
N. Yuki : En fait, je n’y pense pas trop car au Japon les dessins animés ont été distribués en DVD pour être vus en plein écran. En ce qui concerne l’Europe, nous en parlerons à Nintendo !
Les illustrations officielles des personnages sont faites pour fonctionner individuellement et en groupe. Comment procédez-vous pour les créer ?
N. Yuki : C’est vrai que je dois faire attention à ce que toutes les poses des personnages aillent ensemble une fois qu’ils sont tous réunis. C’est pour cela que je commence toujours par la pose du héros.
Ainsi, les autres personnages peuvent venir en second plan plus facilement. Il faut que la pose fonctionne quel que soit le personnage avec qui on met le héros.
Ensuite, chaque attitude doit mettre en valeur la particularité du personnage par rapport aux autres, ses traits de caractère. J’ai commencé par dessiner les trois héros de base et chacun correspond à un archétype et une couleur.
À partir de là, j’ai travaillé sur les autres personnages et fait en sorte que leur pose ne ressemble jamais à ces trois attitudes-là.
À force de faire du character design, ne craignez-vous pas de recréer les mêmes poses jeu après jeu ?
N. Yuki : J’essaie de faire en sorte que cela ne se produise pas mais c’est vrai que parfois, je suis en train de dessiner et je me dis : « Ah, je crois que j’ai déjà fait ça ! » Et là, je dois recommencer.
Donc, pour un jeu vidéo, une pose équivaut à un caractère précis.
N. Yuki : Oui, c’est ce vers quoi je tends. En fait, c’est ce qui distingue le character design pour un jeu et un dessin animé. Lorsque je crée des model sheets [NDLA : fiche d’identité visuelle destinée aux animateurs] pour le dessin animé, les personnages sont dans des poses les plus neutres possibles afin que l’animateur puisse voir tous les détails du corps pour pouvoir le dessiner sous n’importe quel angle.
Par contre, pour un jeu vidéo, les illustrations servent avant tout à présenter les personnages, à donner envie de jouer. Il faut donc qu’on comprenne qui ils sont en un seul coup d’œil. C’est là la principale différence entre les deux médias.
Sur la jaquette, le héros a une pose statique alors que sur les illustrations officielles, l’attitude est bien plus dynamique. Pourquoi avoir fait ce choix ?
R. Nakata : Je ne sais pas où vous en êtes dans le jeu mais il faut savoir qu’à un moment, les héros animaux se transforment en humains, un peu comme dans le cas des transformations où un personnage devient plus fort.
Or avec les illustrations habituelles, on ne peut pas s’en rendre compte et on pourrait croire qu’il s’agit simplement d’un jeu avec des animaux.
Pour la jaquette, nous avons commandé une illustration et M. Yuki a réalisé cette image dont nous nous sommes servis pour la version japonaise.
Le département marketing et communication a alors demandé une autre image pour que l’on se rende compte de la dimension dramatique du jeu, et c’est pour cela qu’il a créé cette seconde illustration qui figure en jaquette des versions européennes.
N. Yuki : C’est vrai que lorsque l’on m’a demandé une illustration pour la jaquette, j’ai fait cela, car je voulais quelque chose de joyeux et de léger. Mais la volonté était aussi de montrer que le jeu a un scénario sérieux.
R. Nakata : Au Japon, l’accent a été mis sur l’aventure et le dépaysement tandis qu’à la demande de Nintendo, en Europe, la communication se focalise plus sur le drame et le scénario.