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Rencontre avec Victor Kislyi, CEO de Wargaming.net pour World of Tanks

Peu avant le lancement français de World of Tanks, j’avais rencontré Victor Kislyi qui a pris le temps de m’expliquer sa vision des MMO Free to Play et du marché du MMO.

Optimiste, il savait qu’il allait investir un marché très spécifique que les éditeurs classiques de jeux vidéo ne peuvent pas atteindre.

Vous avez réalisé la série de Massive Assault, puis Order of War. Pourquoi délaisser ce type de jeux pour sortir un MMO ? Est-ce en raison de mauvaises ventes ?

Victor Kislyi : Le marché du jeu vidéo est vraiment très difficile actuellement. Massive Assault correspond en quelque sorte à un passé rêvé où les jeux étaient plus stratégiques, et meilleurs selon les joueurs.

Le marché était alors surtout lié aux ventes en boîtes. Le premier jeu a eu beaucoup de succès. Le second s’est pas mal défendu et rien qu’en France, il s’en est écoulé plus de trente mille exemplaires, ce qui est un bon résultat pour ce genre de titres.

Mais le jeu vidéo est comme une sorte de mini-Hollywood. C’est une industrie basée sur l’offre et personne ne veut jouer à un bon jeu sans un excellent scénario et un graphisme extraordinaire.

Pour avoir tout cela, il faut des équipes, des bureaux et plein d’autres choses qui nécessitent un gros investissement en temps et en argent sur une période de deux ou trois ans, voire plus.

Supposons que vous fassiez un jeu à 5 millions de dollars, ce qui est déjà un budget important même si certains titres atteignent facilement les 10 millions.

Il vous faut fabriquer des boîtes et les distribuer dans un maximum de boutiques. Si votre jeu ne trouve pas rapidement son public dans la première semaine ou le premier mois, il disparaît des rayonnages.

D’autre part, durant les trois ans de développement, vous avez fait des choix qu’il vous est impossible de réellement tester auprès du public La technologie évoluant vite, il est aussi assez épineux de changer de moteur en cours de route, même si votre titre risque de paraître daté le jour même de sa sortie.

Bien sûr, certains éditeurs peuvent se permettre d’avoir des campagnes marketing à plusieurs millions de dollars. Mais ils ne le font pas pour tous les jeux.

Enfin, pour couronner le tout, se pose le problème du piratage. Prenons le cas d’Order of War. Il nous a demandé trois ans et demi de développement, et seulement cinq heures après sa sortie, il était en téléchargement pirate. Il y a de quoi vous décourager de faire des jeux.

Certes, le marché est difficile.

Victor Kislyi : Ce n’est pas tout. Le marché est injuste envers les développeurs. Sur les 50 euros que coûte un jeu, il faut en reverser une part à la boutique qui vend la boîte, au distributeur et à l’éditeur, pour qu’enfin la portion congrue revienne au développeur.

Prenons le point de vue du consommateur. Vous allez dans un magasin et devez choisir entre trois boîtes de jeux du même genre. Impossible de tester chaque titre sur place pour savoir lequel vous intéressera le plus.

Il faut d’abord payer 50 euros, installer le jeu et c’est seulement après que vous pourrez jouer et savoir si cela valait la peine de payer cette somme. Le marché tel qu’il existe n’est donc pas « juste », ni pour les développeurs, ni pour les consommateurs.

Dans le cas de Wargaming, nous n’avons pas abandonné le marché du jeu traditionnel pour celui des MMO, mais nous avons opté plus précisément pour celui du free to play (F2P), qui est plus « juste » selon nos critères.

Si l’on reprend le cas précédent, il faut remettre en place des équipes pendant deux ou trois ans pour au moins 5 millions de dollars ; mais il n’y a plus de distributeur ou d’éditeur à rémunérer !

De plus, vous pouvez jouer immédiatement sans avoir à payer. Cela change tout pour nous et pour le public.

Enfin, cela a un fort impact sur le game design puisque nous devons faire en sorte que le titre soit agréable à jouer et intéressant pendant des mois.

C’est ce qui explique l’engouement actuel pour World of Tanks en Europe de l’Est. Vous pouvez jouer jusqu’au niveau 7, sur les dix que compte le jeu, sans rien débourser.

Il est donc possible de prendre son temps et même d’en faire le tour. Une fois que le joueur aura investi du temps et acquis des objets spécifiques et des amis, c’est l’essentiel.

Même les MMO F2P ne sont pas réellement gratuits. Comment allez-vous rentabiliser le titre ?

Victor Kislyi : L’idée est de faire en sorte que la majeure partie soit gratuite. L’important est que le joueur passe du temps à s’amuser. Au bout d’un moment, il se rendra compte qu’il peut aller plus vite en achetant des objets au lieu de passer un mois à jouer.

Mais nous n’allons pas l’y obliger. Par exemple, le compte Premium permet de gagner 50 % d’expérience et de crédits en plus. Si vous êtes parti en vacances et que vous revenez sans avoir joué, mais que vous souhaitez être au même niveau que ceux qui ne sont pas partis, il suffit de prendre un compte Premium pendant un mois par exemple.

Dans le cas du F2P, l’idée est de proposer un maximum d’éléments gratuits et de trouver un moyen de monétiser le jeu sans que le public sente qu’on lui demande de payer.

En fait, il s’agit de gagner du temps via des items payants. Une fois que le jeu vous plaît suffisamment pour que vous y jouiez durant plusieurs mois, nous pensons que c’est le moment de vous offrir des avantages et de vous proposer des éléments payants.

Vu le temps de développement et le marketing de World of Tanks, d’où viennent vos fonds puisque vous n’avez pas l’appui d’un éditeur ?

Victor Kislyi : En fait, nous avons eu de la chance. En plus de créer des jeux, nous avons développé une technologie pour faire de la publicité : AdRevolver.

Elle permet notamment de mesurer l’efficacité des campagnes en ligne et de mieux cibler les annonces affichées. Nous avons ensuite établi un partenariat avec BlueLithium, réseau publicitaire qui depuis a été racheté par Yahoo! et intégré dans Yahoo Network!.

Ces choix nous permettent d’avoir un trésor de guerre qui nous laisse libres de développer World of Tanks.

Évidemment, les problèmes de financement expliquent pourquoi il existe peu de MMO free to playoccidentaux créés par des studios indépendants.

Pour avoir un équivalent de World of WarCraft, il faudrait sans doute bien des millions de dollars, et les développeurs indépendants ne les ont pas. S’ils veulent tenter l’aventure quand même, ils doivent s’allier à des éditeurs.

Or ceux-ci sont comme des banques chez qui on contracte un prêt. C’est une opération qui peut s’avérer désastreuse pour le développeur si le jeu ne marche pas bien.

Dans notre cas, Order of War ne s’est pas bien vendu, mais nous avons tout de même réalisé des ventes intéressantes en Amérique et en Russie.

Nous avons ainsi pu survivre et recentrer notre énergie pour sortir World of Tanks. C’est donc de la chance et pas mal de travail qui expliquent la création de notre nouveau titre.

Vous avez dit que les éditeurs classiques n’étaient pas bons pour le marketing des MMO F2P. Comment expliquez-vous cela ?

Victor Kislyi : C’est sans doute lié à l’inertie des grands groupes. Il y a trop de personnes à convaincre et à consulter avant qu’une décision soit prise, trop de bureaucratie.

Dans un MMO, il faut être réactif pour sortir des patchs régulièrement et satisfaire les joueurs. Dans le cas d’un jeu en boîte – qui est le modèle de référence de la plupart des éditeurs – il faut bien plus de temps.

Néanmoins, certaines personnes chez de gros éditeurs ont compris l’intérêt des F2P. C’est le cas de Sony, qui diffuse des MMO, et même d’Electronic Arts, qui a sorti FIFA Onlineet Battlefield Heroes Online.

Hélas, beaucoup d’éditeurs pensent qu’un MMO ou un F2P n’est qu’une sorte de jeu classique que l’on met en ligne. Prenons le cas de THQ avec Company of Heroes Online [NDLR : officiellement mort le 31 mars 2011].

C’est un jeu de stratégie en ligne qui aurait pu marcher, mais ils se sont contentés de prendre le titre en l’état et d’ajouter une boutique d’objets virtuels. Or un F2P doit être pensé comme tel dès le début au niveau du game design. Impossible de prendre un STR et d’espérer qu’il marche par miracle.

Les éditeurs font le même genre d’erreurs avec les MMO fonctionnant sur abonnement comme World of WarCraft. Ils sont tous en train d’admirer son succès et les sommes accumulées.

Ils ont donc tous lancé leur MMO par abonnement. Et pour quel résultat ? Pouvez-vous me citer un MMO qui arrive à la cheville de WoW ?

EVE Online.

Victor Kislyi : OK, c’est peut-être le seul, car il est totalement différent. C’est l’un des premiers à proposer un univers de science-fiction.

Mais si l’on regarde tous les autres MMO, c’est la catastrophe : APBWarhammerThe Lord of the Rings Online

Le problème est que tout MMO par abonnement se retrouve nécessairement en concurrence avec WoW, même si l’univers est différent. Et dans la plupart des cas, les joueurs se disent : « Pourquoi tester un nouveau jeu et perdre un mois d’abonnement, alors que je peux jouer tout de suite à un titre reconnu ? »

C’est aussi pour cela que nous proposons un F2P et pas un jeu par abonnement. D’ailleurs, je suis persuadé que les éditeurs vont eux aussi sortir des F2P.

Aucun MMO par abonnement ne pourra donc rivaliser avec WoW ?

Victor Kislyi : Prenons le cas de Tera, qui propose un système hybride. C’est à la fois un F2P, un jeu par abonnement, et il est aussi vendu en boîte.

Je pense que l’approche est trop confuse pour les consommateurs, qui ne vont pas s’y retrouver.

Vous estimez par conséquent que le jeu ne sera plus là l’an prochain ?

Victor Kislyi : Peut-être que si, mais je doute que ce soit un grand succès, car il y a beaucoup de frais de structure.

Que pensez-vous du MMO Star Wars de BioWare ?

Victor Kislyi : La licence est vraiment très connue et il est possible d’en faire un succès. Le problème vient de la monétisation. S’ils ne parviennent pas à faire quelque chose de réfléchi à ce niveau, ils sont morts.

D’un autre côté, personne ne peut prévoir le futur. Mais pour ma part, je suis plutôt pessimiste.

Si on prend votre MMO, pourquoi êtes-vous si optimiste ? Après tout, payer pour jouer avec des tanks en ligne peut paraître incongru.

Victor Kislyi : Ce titre est destiné à un public masculin et tous les garçons aiment jouer avec des armes. Et dans le cas d’un tank, l’arme est vraiment impressionnante. Pas la peine de vous faire un dessin sur la relation symbolique qu’entretient un homme avec son arme.

À la limite, on pourrait presque dire que les tanks sont une licence plus importante que Star Wars. Et c’est une licence gratuite. Dans le cas de Star Wars, il faut d’abord voir les films ou lire les livres pour être intéressé.

D’autre part, nous avons la chance d’avoir une bonne expérience des F2P en Russie. C’est un marché intéressant à étudier, car les jeux PC en boîte ne se vendent pas. Ils sont tous piratés. Il y a peu de consoles next gen et tout le monde joue à des MMO.

Grâce à notre expérience sur ce marché, nous savons faire des F2P qui se tiennent au niveau du game design et de la monétisation. Bien sûr, tous les joueurs de F2P ne dépensent pas d’argent en jeu. Mais sur des millions de joueurs, une poignée qui en dépense suffit à vous faire vivre.

Si tous les éditeurs se mettent aux F2P, ne risque-t-on pas une crise majeure ? Après tout, une même personne ne peut pas jouer et acheter des objets dans trois MMO en même temps.

Victor Kislyi : Une fois de plus, je dirais que nous avons un produit bien distinct des autres MMO et que notre game design est bon.

De plus, nous faisons en sorte que le consommateur n’ait pas à dépenser beaucoup d’argent pour être satisfait. Nous ne proposons pas des objets à plusieurs centaines d’euros !

En Russie, la somme maximale dépensée par nos joueurs est de 20 euros par mois. Bien sûr, nous pourrions offrir des objets très puissants pour pousser le consommateur à dépenser plus. Mais ce serait stupide en réalité.

Chaque consommateur a une barrière psychologique en ce qui concerne la somme maximale à dépenser pour un jeu. Nous ne vendons pas des choses de première nécessité ; ce n’est pas comme acheter du pain pour ses enfants.

Donc un joueur « normal » pourra progresser sans dépenser des sommes folles. L’important est qu’il reste attiré par le jeu, qu’il s’amuse et qu’il continue de dépenser la même somme tous les mois pendant longtemps.

La suite dans IG Magazine 17.

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