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Motion-Twin : entretien avec Deepnight co-créateur de Hordes

Deepnight est un vétéran de Motion-Twin puisqu’il est entré dans la SCOP il y a onze ans en tant que graphiste. Co-créateur de Hordes avec Whitetigle, il s’est en partie chargé de Twinoid, plateforme sociale regroupant tous les jeux de Motion Twin. Il nous parle du studio de jeu vidéo et de son fonctionnement démocratique en vertu duquel tous les employés sont vraiment égaux.

POURQUOI AVOIR CRÉÉ LA PLATEFORME TWINOID.COM REGROUPANT TOUS VOS JEUX ?

Deepnight : En fait, c’est parti d’une idée très bête. On en avait assez de refaire un site, un forum et une page d’inscription à chaque nouveau jeu. C’était un travail assez redondant et nous voulions gagner du temps. De plus, nous voulions qu’un joueur puisse facilement pratiquer un autre titre sans avoir à repasser par la phase d’inscription. À présent, il y a un identifiant unique et commun à tous les jeux et nous avons la même barre en haut en guise d’élément transversal à tous les sites afin de les relier à un portail. Cela représente un développement un peu lourd à gérer durant un certain temps mais au moins, nous n’avons plus à faire dix fois la même chose si nous avons dix jeux différents.

Par exemple, chaque jeu a son propre forum codé de la même façon. Auparavant, quand nous voulions les mettre à jour, il fallait déployer la mise à jour pour chaque titre, un par un, ce qui prenait un temps fou. À présent, il y a un seul forum commun à tous les jeux et à chaque mise à jour, tous les jeux en profitent. Nous sommes un peu des fainéants, vu comme ça (Rires). Bien sûr, de manière indirecte, cela facilite le déplacement des joueurs d’un titre vers un autre. Quoi que l’on fasse, les gens se lassent plus ou moins vite.

QU’EN EST-IL DE LA PLATEFORME DE PAIEMENT ?

Deepnight : Nous avions une plateforme de paiement unique depuis longtemps. En revanche, nous n’avons pas voulu mettre en place une monnaie virtuelle unique et commune à tous nos jeux : d’une part, c’est assez long et pénible à expliquer aux joueurs et d’autre part, des jeux comme FarmVille l’ont expérimenté et nous ne trouvions pas cela très heureux. Enfin, nous voulions aussi garder chaque communauté assez autonome. Le but n’est pas de fusionner toutes les communautés et tous les sites. Nous avons des communautés comme celle de Hordes, où les gens ont plutôt la vingtaine, et des titres plus grand public. Nous ne voulions pas tout mélanger au détriment des différentes communautés.

COMMENT S’EST PASSÉE LA TRANSITION VERS TWINOID ?

Deepnight : Le plus difficile a été de migrer les comptes utilisateurs. Ce n’était pas un problème technique mais un problème de compréhension de la part des utilisateurs. Nous avons dû expliquer à telle ou telle communauté un peu ancienne qu’elle allait devoir changer d’identifiants de compte et entrer dans une communauté plus large regroupant les joueurs de titres Motion Twin. Il fallait faire passer le message sans leur faire peur, or tous les changements font peur aux utilisateurs. Pour avoir longtemps travaillé sur Hordes, je sais que la moindre modification suscite des heurts. Les gens ne sont pas conservateurs mais le changement les effraie.

Au niveau technique, c’était un travail un peu casse-pied mais loin d’être insurmontable. Disons que sur le coup, les gens ont beaucoup râlé et nous avons fermé les yeux pendant un certain temps en nous disant que nous avions pris la bonne décision. À présent, les utilisateurs sont plutôt contents ! Une fois que la transition est faite, les gens s’habituent à la nouvelle interface et se disent que c’est mieux maintenant.

POURQUOI AVOIR CHOISI TWINOID COMME NOM ?

Deepnight : Le premier nom était Twin Play. Mais nous trouvions que ça faisait vraiment trop « bullshit marketing », alors nous avons changé pour Twinoid car c’est un mot tiré de Hordes et d’un autre jeu précédent. Il désigne une drogue et nous trouvions que cela avait un côté second degré car beaucoup de monde dit que le jeu vidéo rend « addicted ». Le terme est assez court et fait partie de nos univers.

COMBIEN DE PERSONNES JOUENT ET PAIENT SUR VOTRE PLATEFORME ?

Deepnight : Si l’on compte en joueurs actifs, nous devons être autour de deux ou trois millions en regroupant tous les titres. Nous n’avons pas mis de publicité dans nos jeux car en tant que joueurs, c’est quelque chose que nous n’aimions pas vraiment. À la place, il y a des objets à acheter et un système de free to play. 90 % des joueurs ne paient rien et ceux qui aiment vraiment nos jeux et souhaitent contribuer à leur succès peuvent investir à hauteur de ce qu’ils veulent. Avant que le free to play ne devienne populaire avec le marketing, nous avions adopté ce système car nous pensons que c’est vraiment une relation donnant donnant : les gens paient ce qu’ils veulent au lieu d’acheter un titre quarante euros et de s’apercevoir qu’il ne leur convient pas.

COMMENT DÉCIDEZ-VOUS DU GENRE DE JEUX À SORTIR ?

Deepnight : Les projets se décident à l’initiative d’une ou deux personnes. Quelqu’un a une idée de game design et la propose à l’équipe, qui accepte ou non d’y participer. C’est comme cela que sont nés Hordes ou Arkadeo. Parfois, nous nous disons aussi qu’il faudrait des jeux un peu plus grand public et nous nous lançons dans un projet en y ajoutant des mécaniques de gameplay un peu plus hardcore pour le distinguer des jeux casualArkadeo est en apparence un portail de jeu un peu classique à la Kongregate ou kadokado, mais nous y intégrons des mécaniques de jeu arcade avec des game over permanent, des affrontements de ligues et des confrontations directes.

FINALEMENT, VOUS RESSEMBLEZ PLUS À UN COLLECTIF D’ENTREPRENEURS QU’À UN STUDIO DE JEU !

Deepnight : Au niveau du fonctionnement interne, le travail est divisé en plusieurs équipes. Les projets sont autonomes pour que chacun puisse prendre des décisions sans avoir trop de contraintes afin de rester créatif. Par exemple, actuellement, je travaille sur deux projets distincts avec des personnes différentes. Mais toute la structure Motion-Twin fonctionne comme une entreprise. Nous avons des réunions internes, et toutes les décisions stratégiques sont prises ensemble avec une égalité de vote.

Nous sommes tous associés, avons les mêmes parts et les mêmes salaires. Les tâches administratives sont gérées comme des projets à part entière. Tout le monde est amené à y participer ; bien sûr, ce sont souvent les mêmes groupes de personnes de par leur ancienneté ou leur passé et leur expérience dans le domaine, mais nous faisons en sorte que ce ne soit pas toujours la même personne qui s’en occupe car c’est tout de même plus rébarbatif que de créer des jeux, ce pour quoi nous sommes là.

POURQUOI AVOIR CHOISI UN STATUT DE SCOP ?

Deepnight : Quand je suis entré à Motion-Twin, nous étions cinq et nous étions tous un peu traumatisés par le monde professionnel et la façon dont les hiérarchies dictent les tâches. Vu que nous passons tous un tiers de notre vie au travail, nous voulions créer un environnement dans lequel nous allions nous épanouir et créer une entreprise pour y être bien et accessoirement en vivre. Ce modèle égalitaire de la SCOP nous permettait d’éviter qu’une personne moins compétente mais hiérarchiquement au-dessus de nous décide de tout. Nous avons une égalité de voix, de temps de travail et de salaire.

NÉANMOINS, L’ÉQUIPE FLUCTUE. LES GENS PARTENT OU ARRIVENT. À QUOI CELA EST-IL LIÉ ?

Deepnight : C’est en partie lié à l’âge. Les envies de chacun évoluent en fonction de la famille ou de choses de ce genre. Mais cela fait partie de l’aventure Motion-Twin. Nous nous étions dit en fondant l’entreprise que l’entité devait nous survivre. Tout le système, nos statuts et notre juridiction interne protègent Motion-Twin de nos envies lorsque nous serons « vieux ». Par exemple, si je souhaitais consacrer moins de temps à créer des jeux, je devrais quitter le studio car je ne peux pas adapter l’entreprise à mes envies même si j’y suis depuis onze ans. Nicolas Canasse est ainsi parti fonder sa propre entreprise. Après dix ans de vie dans la société, il est normal que certains aient envie d’autre chose. Par ailleurs, nous venons de recruter deux nouvelles personnes, un codeur et un graphiste.

COMMENT RECRUTEZ-VOUS LES MEMBRES DE LA SCOP ?

Deepnight : À un moment, nous passions des annonces de façon assez classique. Mais nous nous sommes rendu compte que cela ne nous permettait que de voir les compétences des gens et dans notre système, cela ne fonctionnait pas toujours bien. Nous avons besoin de personnes qui sont des entrepreneurs. Finalement, les recrutements qui se sont bien déroulés ont été faits lors de concours comme le Ludum Dare ou de soirées, auprès de connaissances indirectes. Nous sommes dans une relation de spontanéité et de contact humain. Pour les personnes que nous recrutons, il y a une période de test avec des salaires un peu différents car elles ne sont pas encore des membres associés. Mais par la suite, l’ancienneté n’a pas d’impact sur le salaire.

DONC LES CONCOURS SONT LES MEILLEURS TESTS POUR VOS RECRUTEMENTS.

Deepnight : Au Ludum Dare, il faut créer un jeu en quarante-huit heures. Cela nous permet de voir comment quelqu’un se comporte en situation un peu stressante, quels sont ses choix et comment il tranche entre plusieurs options pour parvenir à réaliser un jeu dans le délai imparti. Ça donne vraiment un bon aperçu de la manière dont fonctionnent les gens dans la réalité du travail. Dans un entretien, les candidats se présentent comme ils aimeraient être vus. On a tendance à avoir une attitude plus posée ou plus carrée. Mais cela ne reflète pas toujours la personne en situation. Pouvoir l’observer dans un projet nous permet de juger plus rapidement et de voir comment elle est réellement.

QUELQU’UN SE CHARGE-T-IL PARTICULIÈREMENT DES TÂCHES TELLES QUE LA COMMUNICATION AUPRÈS DES JOUEURS ?

Deepnight : Nous partons du principe que lorsqu’une personne a envie de faire quelque chose, ce sera mieux fait. Donc ce genre de choses est lié aux envies de chacun. Si la motivation est là, nous nous organisons et les choses vont très vite. Par exemple, je m’occupe de la communauté actuellement car c’est un sujet qui m’intéresse. Disons que nous faisons attention à repérer les envies des personnes et quand cela correspond à une stratégie, nous le mettons en place.

POURQUOI SORTIR AUTANT DE JEUX DIFFÉRENTS ?

Deepnight : Nous avons un réseau reliant tous nos jeux mais les communautés sont très différentes. Sortir beaucoup de jeux est donc pour nous indispensable à notre survie car de cette façon, nous maintenons notre diversité. Nous n’aimons pas le statu quo et c’est pour cela que nous fermons Galaxy 55, pour mettre toute notre énergie dans d’autres projets. Nous ne voulons pas rester sur nos acquis ou sur de mauvais choix.

VOUS AVEZ GALÉRÉ PENDANT COMBIEN DE TEMPS AVANT DE POUVOIR VOUS PAYER ?

Deepnight : Ouh la ! C’était long. Grosso modo, ça a duré un peu plus de trois ans. Au début, nous avons essayé de faire comme toutes les entreprises de prestation de service, à savoir réaliser un jeu et essayer de le vendre. Mais à l’époque, nous passions notre temps avec des marketeux nous disant soit que notre jeu était bien sympa mais avec un prix trop élevé soit qu’il fallait le modifier dans tous les sens pour que ça corresponde à ce qu’eux voulaient. Je me souviens notamment d’un jeu de cyclisme que nous avions voulu vendre à sport.com. Ils l’ont refusé pour finalement acheter un jeu similaire mais moins bien et trois fois plus cher !

Bref, nous ne savions pas vendre nos titres. Cela a duré deux ou trois ans de cette façon. Puis nous avons découvert le système du free to play et nous avons décidé de nous lancer et de permettre aux joueurs qui aiment ce que nous faisons de nous rémunérer. Les joueurs étaient contents car ils peuvent jouer sans payer et quand ils deviennent fans, ils participent à notre développement. Nous avons commencé avec la plateforme Prizee.com et nous étions parmi les premiers à proposer cela. À l’époque, les gens nous regardaient un peu de haut en nous disant que nous n’étions que des petits joueurs sur le web, alors que nous générions plus de revenus qu’eux. Mais nous ne pouvions pas le leur dire. Motion Twin a vraiment décollé à partir de ce moment-là.

Avec Prizee, nous avons décollé en même temps en nous entraidant et au bout d’un moment, nous nous sommes dit que nous allions tenter notre propre aventure. C’est alors que nous avons monté kadokado.fr, équivalent de Prizee mais orienté jeux d’arcade. Pendant ce temps, ils embauchaient en interne pour faire des jeux sur Prizee. La collaboration s’est bien passée et les deux structures ont pu bénéficier des compétences de chacune.

POURQUOI NE PAS POUSSER UN PEU PLUS VOS JEUX AU NIVEAU INTERNATIONAL ?

Deepnight : Les jeux récents sont traduits mais diverses problématiques font que c’est un peu compliqué. Les méthodes de micropaiement sont culturellement plus dans les habitudes des Français et des Allemands que des Anglais. Mais nous travaillons activement depuis deux ans à ce chantier.

QUEL EST VOTRE REGARD SUR LE MARCHÉ DU JEU VIDÉO EN FRANCE ?

Deepnight : Nous sommes un peu moins touchés par les événements récents que les autres studios qui dépendent d’un éditeur, subissent la crise et doivent penser à l’expatriation. Notre vision du jeu vidéo en France est donc un peu biaisée. Notre modèle étant avant tout de réaliser beaucoup de projets gratuits, nous n’avons pas du tout les mêmes genres de problèmes.

PENSEZ-VOUS QUE D’AUTRES SCOP QUE MOTION TWIN PEUVENT EXISTER DANS LE DOMAINE DU JEU VIDÉO ?

Deepnight : C’est ce que j’espère et j’encourage les gens à essayer. C’est possible d’avoir une entreprise dans laquelle on se sente bien et on s’épanouisse et où l’on aime venir travailler. Un livre est sorti récemment sur les SCOP, intitulé Ceux qui aiment le lundi matin. Je trouve que c’est vraiment révélateur.

Ce qui est difficile à reproduire, c’est le regroupement de personnes. Comme nous sommes tous à égalité, cela implique que si je suis mis en minorité, je dois prendre sur moi, aller de l’avant et surtout soutenir à fond le projet. C’est le plus difficile à faire et il faut trouver des gens qui l’acceptent et ne font pas de névrose au bout de deux mois parce qu’ils n’en peuvent plus. Il faut trouver des personnes capables de s’engueuler mais ensuite de bosser ensemble efficacement !

Le plus difficile n’est pas de trouver des gens compétents mais des personnes avec qui ça se passe bien humainement et qui ont cette attitude, capables d’entrer dans un modèle communautaire. Cela prend du temps.

POURQUOI Y A-T-IL PEU DE SCOP DANS LE MILIEU DU JEU VIDÉO ?

Deepnight : Je pense que c’est lié au fait que le jeu vidéo est un domaine encore assez jeune. À l’inverse, il existe beaucoup de SCOP dans le bâtiment ou l’agriculture, milieux qui ont une plus grande ancienneté. Avec le financement participatif, les développeurs se rendent compte que le pouvoir peut revenir dans les mains des gens qui créent les jeux et non dans celles de l’éditeur. Je pense que dans les années à venir, il y aura sans doute plus de structures indépendantes.

Pour en savoir plus sur les SCOP 

Article initialement publié dans IG Magazine.

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