Lorsque l’on pense au cinéma d’animation japonais, trois noms viennent à l’esprit : Hayao Miyazaki (Le voyage de Chihiro, Princesse Mononoke, Le Château ambulant), Katsuhiro Ôtomo (Akira, Steamboy), Mamoru Oshii (Ghost in the shell). À ces trois auteurs, il faut ajouter un quatrième encore trop méconnu du grand public : Satoshi Kon. Artiste parmi les plus originaux et les plus créatifs de ces dernières années, il nous entraîne avec talent dans son univers où réalité et fiction s’entremêlent et tous les registres fusionnent.
Créateur touche à tout, a fait des bandes dessinées, une série télévisée et plusieurs films. Nous avons la chance en France de voir presque toutes ses œuvres animées traduites.
Il ne se destinait pas à une carrière de réalisateur de dessin animé. Il a commencé en tant que mangaka en publiant dans le magazine Young en 1985.
Son manga, Kaikisen donne une version moderne de la sirène dans un Japon où se pose les problèmes de cohabitation entre l’homme et la nature.
Remarqué par un studio, il fait ses premiers pas dans l’animation avec l’équipe de Roujin Z, film de Katsuhiro Ôtomo. Il participe ensuite à un film live du maître World horror appartment, dont il signe ensuite la version manga. Il participe au premier sketch du triptyque Memories, réalisé par Koji Morimoto.
Après avoir collaboré avec Ôtomo, il rencontre Mamoru Oshii lors de la production du film Patlabor II. Il réalise les dessins du manga Seraphim, scénarisé par Oshii.
Comme on le voit, Satoshi Kon a croisé sur sa route plusieurs réalisateurs d’importance qui lui ont sans doute permis de s’affirmer comme auteur à part, en décalage avec le marché mainstream.
Le scénario avant tout
Selon Satoshi Kon, les budgets limités alloués à la production d’un film ou d’une série télévisée ne sont pas des freins à la créativité, mais donnent l’occasion de décupler l’imagination pour mieux séduire le public et faire une œuvre de qualité.
Après tout faire de l’animation pour elle même ne sert à rien. Une technique parfaite est inutile si le public ne s’intéresse pas à l’intrigue qu’on lui propose.
C’est pourquoi il refuse d’employer l’excuse du budget et met un soin tout particulier au scénario et à la réalisation.
S’inspirant du cinéma à prise en vue réelle, il a su montrer son talent aussi bien dans le thriller que dans la comédie.
Quelques que soient les projets, il participe au scénario et dessine un maximum d’image pour donner de la cohérence à l’œuvre.
Même si les 13 épisodes de la série Paranoia Agent n’ont pas été réalisés par Satoshi Kon, ils portent tous sa « patte ». Les scénarios ont été rédigés au fur et à mesure sans savoir comment se finirait la série.
Hétéroclite tant au niveau des sujets traités que de la manière de les aborder, cet anime peut se voir comme une succession de courts métrages réjouissants dont l’épisode 9 constitue une sorte de mise en abyme.
Suite à l’agression sans doute imaginaire d’une jeune talentueuse dessinatrice par un gamin en roller armé d’une batte de base-ball, de nombreuses personnes sont attaquées dans des circonstances similaires.
Rapidement, ce gamin à la batte devient une légende urbaine. On ne sait plus trop s’il est un personnage réel ou si la rumeur s’est soudain incarnée en un être vivant.
Chaque épisode peut se comprendre comme un morceau du puzzle final dont chaque pièce est reliée à l’autre par cette légende de gamin à la batte. Chacun traite d’un thème d’actualité faisant débat.
Réalisme magique
Le style graphique de Satoshi Kon est dans la veine de Katsuhiro Ôtomo : il tend vers un réalisme photographique.
Toutefois cela ne signifie pas qu’il est nécessairement fidèle à la réalité.
Bien au contraire, ce qui intéresse cet auteur ce sont les cas limites où la réalité est mise à mal : rêve, souvenirs, folie, film et autres lieux où l’on peut jouer un autre rôle que celui que l’on pense incarner au quotidien.
C’est sans doute pour cela que le Brazil de Terry Gilliam constitue l’une des références cinématographiques préférées de ce réalisateur.
Les récits de Satoshi Kon sont relativement simples et presque convenus, mais sa mise en forme met l’accent sur les glissements d’une réalité à une autre, ce qui les rend si complexes à suivre.
Chanteuse à succès cherchant à casser son image, professeur schizophrène qui se transforme en prostituée le soir, les personnages de Satoshi Kon sont souvent des personnalités multiples, si bien que l’on ne sait plus bien laquelle est la plus « réelle ».
Pour traiter de ces limites, il multiplie à loisir les niveaux de récits et joue souvent avec la mise en abyme.
Dans Perfect Blue, les jeux de répétitions visent à perdre le spectateur : rêve-t-elle la scène, la vit-elle ou est-elle en train de tourner une scène d’un film ?
Dans Millenium actress, l’héroïne évoque ses souvenirs en les mêlant à tous les films auxquels elle a participé. Les deux reporters qui l’interview, au lieu d’être représentés dans le moment de l’interview sont embarqués dans les diverses films et souvenirs comme s’ils les vivaient eux aussi.
L’un des épisodes de Paranoia Agent se déroule dans un studio d’animation et s’apparente par moment à un reportage présentant les différents memebres d’une équipe qui ressemble à s’y méprendre à celle de Satoshi Kon.
Enfin dans Paprika, un des personnages rêve de films et finit par passer près d’un cinéma qui diffuse Millenium Actress et Tokyo Godfather.
Ne pas fuir
Même s’il aime fusionner rêve et réalité, Satoshi Kon est loin d’être le chantre d’une fuite en avant dans un univers imaginaire. Bien au contraire, il critique une société de consommation où chacun cherche à fuir ses responsabilités en se faisant passer pour une victime.
Il montre de quelle manière nous sommes prisonniers d’une image que l’on se crée plus ou moins volontairement : l’artiste à succès en panne d’inspiration, le premier amour que l’on cherche en vain à retrouver, l’employé modèle, la scientifique dévouée, le premier de la classe, etc.
Dans une sorte de nouvelle variation sur le mythe de la caverne, le réalisateur nous invite à sortir de nos illusions aussi belles et aussi réconfortantes soient-elles pour affronter la réalité.
Il porte un regard ironique sur une société de communication où chacun peut choisir de se réfugier hors de la réalité. C’est sans doute pour cela que sa réplique préférée dans la série est « ma place se trouve là où je n’en ai plus ».
On pourrait croire que dans Paprika, le réalisateur fasse le chemin inverse. Ils montrent des personnages qui ne rêvent plus ou qui refusent d’écouter leur rêve. Au lieu de fuir dans l’imaginaire ou le virtuel, ils essaient de l’effacer.
En fait, comme dans les œuvres précédentes, ces personnages sont en crise, car ils refusent de comprendre qu’il n’y a pas une réalité mais plusieurs.
On ne peut pas choisir de vivre uniquement dans le rêve ou dans la réalité. Les deux coexistent et s’interpénètrent. Chaque œuvre de Satoshi Kon est ainsi une appel à profiter pleinement de tous ces plans de réalité différents.
Un humour décapant
Ces œuvres montrent aussi de quelle manière la frontière entre le public et l’intime devient de plus en plus ténue dans une société en perte de repères.
Dans Perfect blue, le journal intime d’une star de la chanson expose aux yeux de tous les internautes les actions et les pensées de celles-ci. Dans Paprika les rêves de plusieurs personnages fusionnent en un immense cauchemar avant de se déverser dans la réalité.
De tout ceci, Satoshi Kon nous propose d’en rire. Son humour tantôt mordant tantôt burlesque s’affirme plus particulièrement dans Tokyo Godfathers.
Il y joue avec les conventions des films comiques : à Noël, en guise de rois mages, un bébé abandonné dans une poubelle rencontre trois clochards qui vont se démener pour retrouver ses parents.
C’est ainsi qu’une ex drag queen, un joueur ruiné de 50 ans et une adolescente fugueuse ayant agressé son policier de père en viennent à nous entraîner dans un road movie urbain à travers un Tokyo surprenant, où personne n’est vraiment à sa place.
Curieusement, ces trois héros improbables qui ont fuient leur passé sont contraints de s’y confronter à nouveau. Ils rencontrent au fil des scènes toutes les personnes qu’ils cherchaient justement à éviter.
Un même humour est à l’œuvre dans certains épisodes de Paranoia Agent : un autre trio inattendu se rencontre sur internet pour essayer de se suicider ensemble sans y parvenir, des commères se rassemblent et racontent des « histoires vraies » que la sœur du cousin éloigné du voisin de la concierge de l’immeuble d’à côté a vue.
L’univers décalé de Satoshi Kon
Dans la galerie des personnages principaux de Satoshi Kon, on trouve des figures inattendues comme les clochards, les quadragénaires, les obèses comme s’il voulait faire un kaléidoscope de la société sans oublier personne. Ses héros en marge et ses mises en scène complexe créent un monde décalé, à la fois angoissant et réjouissant.
Autre élément récurrent de l’univers de Satoshi Kon, l’environnement musical très travaillé qui accentue l’originalité des récits.
Les chansons de l’héroïne de son premier film (Perfect Blue) donnent une ambiance enjouée, qui s’oppose à l’atmosphère menaçante et aux meurtres en série ponctuant le long métrage.
De même, dans le générique de Paranoia Agent, tous personnages de la série rient aux éclats sur fond musical très gai contraste fortement avec la suite des images.
L’impression à la fois rafraîchissante et terrifiante créée par la musique électro-pop de Susumu Hirasawa rappelle la version burlesque de L’Hymne à la joie, chantée en japonais par le groupe Moon riders.
Dans la musique de ses œuvres comme dans ses scénario, Satoshi Kon défie les conventions et cherche à détruire une approche trop stéréotypé du divertissement.
Il parvient non seulement à renouveler les thèmes dans le domaine de l’animation, mais il réussit surtout à nous faire oublier sa parfaite maîtrise des techniques afin de mieux nous séduire par des scénarios adulte et complexe sans pour autant être assommant.
Bref, ce réalisateur est sans doute le seul japonais à nous proposer un cinéma d’auteur divertissant et plein de dérision.
Malheureusement, la maladie l’emporte en 2010 avant qu’il ne puisse livrer son dernier film : Yume Miru Kikai, la machine qui rêve.
- 1998 Perfect blue
- 2001 Millenium Actress
- 2003 Tokyo Godfather
- 2004 Paranoia Agent
- 2006 Paprika
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