Y a-t-il une malédiction qui explique que certains bons compositeurs en viennent à faire des musiques pour des jeux médiocres ? Connu pour avoir créé les mélodies de la série Battlestar Galactica, Bear McCreary a participé à la création du jeu Dark Void de Capcom. Il a créé plus d’une centaine d’heures de musique jouée par un orchestre symphonique pour accentuer l’aspect épique du jeu.
Quelles sont les différences entre une musique de film et une musique de jeu vidéo ?
Bear McCreary : Les contraintes sont différentes. La plus importante tient au fait que le jeu vidéo n’est pas linéaire : vous devez créer une musique qui s’adapte à l’expérience du joueur. Il faut que ce dernier pense que la musique a été créée uniquement pour lui et qu’elle correspond à ses choix ou ses actions en jeu. Dans une série télévisée ou un film, les choses sont plus simples et la narration guide la musique. D’un autre côté, j’ai pensé la musique de Dark Void comme j’aurais élaboré la musique d’un film, c’est-à-dire que j’ai créé des thèmes spécifiques aux personnages, à des sections de jeu. Techniquement, un jeu est très différent d’un film, mais dans mon approche de la création, c’est la même chose.
Comment avez-vous procédé ?
Bear McCreary : Il y a un thème principal auquel s’ajoutent ensuite de nombreux thèmes secondaires. Ils correspondent aux personnages annexes, aux extraterrestres, à des passages précis du jeu. Il y a en fait le thème de Will, le héros, qui est réinterprété tout au long du jeu. Au début, ce n’est pas un « héros », c’est juste un pilote qui s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Il ne veut que sauver sa peau et s’échapper du Void. À ce moment-là, la musique ne suggère rien d’héroïque. Elle est plutôt là pour renforcer le lien avec Ava, qui est son ex-petite amie. Par la suite, lorsqu’il se comporte comme un héros, la musique accompagne ce changement d’attitude et prend une teinte plus héroïque. Je ne vais pas vous gâcher la fin du jeu mais sachez qu’il y a une dernière transformation du personnage.
Aviez-vous des directives précises ?
Bear McCreary : J’ai lu le script et j’ai eu accès aux images du jeu. Mais à l’époque il n’y avait pas de cinématiques ou de phases de gameplay achevées. Cela était suffisant pour que je me fasse une idée du personnage et que je puisse composer la musique. Je n’ai pas eu à me soucier de la technique ou du gameplay. Je me suis concentré sur le personnage principal et je voulais faire une musique qui recèle son essence et raconte son histoire. J’ai eu une liberté que je n’avais pas eue jusqu’alors. J’ai collaboré de manière très proche avec Capcom et Airtight. Ils ont été très à l’écoute de toutes mes idées et m’ont laissé mener le projet dans la direction que je souhaitais.
Il y a de plus en plus de musiciens de cinéma qui travaillent dans le jeu vidéo. Que pensez-vous de cette tendance ?
Bear McCreary : C’est une tendance qui va s’accélérer car il y a de moins en moins de films et de plus en plus de jeux vidéo. C’est simplement un problème économique ! Tous les compositeurs pour le cinéma sont potentiellement intéressés par l’industrie du jeu. Il y a aussi des compositeurs de jeux vidéo qui font maintenant des films, comme Michael Giacchino ou Christopher Lennertz. À l’inverse, il y a des compositeurs de films qui travaillent pour le jeu comme John Debney. C’est vraiment une période intéressante pour le jeu vidéo qui peut avoir accès à des talents qui ont envie de participer à la création. Tout est attirant dans l’univers vidéoludique actuellement : la créativité, le budget, les projets.
Vous êtes-vous inspiré de musiques de jeu pour créer celle de Dark Void ?
Bear McCreary : Non, pas vraiment. Je suis un gamer mais je n’ai pas vraiment entendu de musique de jeu qui m’a excité depuis bien longtemps. L’inspiration vient plutôt de musiques de film, de mélodies de Jerry Goldsmith, Elmer Bernstein, John Williams. Ce sont des musiciens qui ont créé des musiques que je garde toujours en tête ! Pour dire vrai, je n’ai pas fait de recherches sur la façon de créer des musiques de jeux. J’ai moi-même beaucoup joué et je savais ce que je voulais comme musique en tant que joueur. Est-ce que ma démarche est proche d’autres compositeurs du secteur ? Est-ce qu’elle s’en éloigne ? Je n’en sais rien.
Étiez-vous en contact avec les équipes japonaises de Capcom ?
Bear McCreary :La plupart du temps, je travaillais avec Capcom USA et Airtight. J’ai été en contact avec les Japonais mais c’est pour un autre projet et il est trop tôt pour en parler.
J’étais vraiment heureux que Capcom me contacte car j’ai toujours adoré les jeux développés par ce studio. C’était très excitant de travailler avec une société si connue et qui a créé certains de mes titres favoris comme Megaman. Ce jeu était l’un des premiers que j’ai eu gamin. J’ai toujours adoré la musique de ce titre, sa mélodie. Si on devait parler d’influence musicale liée aux jeux vidéo, dans ce cas, je suis inspiré par Megaman 2, 3 et 4 ! Ce sont des musiques qui ont vraiment une mélodie géniale. Certes, il n’y a pas d’orchestration symphonique, pas beaucoup d’effets électroniques ou d’ajouts techniques. Les créateurs n’avaient pas toutes les facilités d’aujourd’hui pour en mettre plein la vue aux auditeurs. Ils ont employé des rythmes intéressants, de bonnes mélodies qui restent. La technologie était vraiment modeste. Mais du coup, cela les a forcés à créer quelque chose d’exceptionnel au niveau musical ! Ce sont vraiment des mélodies très entraînantes et que l’on garde en mémoire. Lorsque l’on a que ces 8 bits pour créer, il faut vraiment se démener pour faire quelque chose de bon ! J’admire vraiment ce travail. D’ailleurs, j’ai même fait une version 8 bits de la bande originale de Dark Void en hommage à toutes les musiques de jeux qui ont accompagné mon enfance.
Donc, finalement, créer une musique de jeu actuellement est trop simple.
Bear McCreary : Lorsqu’on a tout à disposition, c’est tentant de se laisser aller à la facilité et de se reposer sur toute la palette de sons que l’on peut avoir. C’est aussi pour cela que, dans les jeux récents, il n’y a pas de mélodies intéressantes ou d’orchestration digne de ce nom. Il y a juste beaucoup d’esbroufe avec des boucles électroniques, mais rien qui vous touche réellement ou qui vous prend aux tripes ! À l’époque des 8 bits, il fallait composer de bonnes musiques pour s’en sortir. Et c’est ce qui a été fait.
Pouvez-vous nous parler de Dark Void Zero ?
Bear McCreary : Dark Void Zero est un jeu indépendant de Dark Void. C’est une version faite dans une esthétique 8 bits, à la manière des vieux jeux Nintendo. Ils ont créé le jeu après la version 8 bits du thème principal de Dark Void. Pour moi, c’était avant tout un hommage à Capcom. Mais ils se sont dit qu’ils allaient vraiment faire un jeu et j’ai saisi l’occasion. Du coup, j’ai fait une version originale de la musique en 8 bits. J’ai dû pas mal travailler pour retrouver l’esprit des musiques 8 bits mais aussi retrouver les sons techniques réalisables avec la console de Nintendo ! Je voulais vraiment que le tout sonne comme une musique que le hardware de l’époque aurait pu produire. Même si les deux jeux sont très différents techniquement, la musique est très proche. Créer les thèmes de Dark Voidétait sans doute le plus difficile, mais faire ceux de Dark Void Zero a constitué un vrai challenge car les contraintes étaient très différentes !
Dans bien des jeux, on finit par couper la musique car elle est répétitive. Comment avez-vous introduit de la variété dans votre création ?
Bear McCreary : Nous avons essayé d’introduire des séquences aléatoires et de nombreuses variations dans la musique. Même si vous rejouez une même séquence, les thèmes seront différents. C’est quelque chose qui me tenait à cœur car bien souvent l’effet de surprise est dissipé lorsqu’on répète une séquence de jeu. Par exemple, dans les survival horror, même si la musique est très angoissante la première fois, à la seconde écoute la peur s’estompe, et à la fin la musique n’apporte plus rien, aucune tension dramatique, aucun suspense. C’est juste un bruit et ça pourrait tout aussi bien être du Frank Sinatra ou du Britney Spears. La musique n’a pas d’intérêt à ce niveau-là. Dans Dark Void, la musique est moins prévisible et, d’un point de vue presque inconscient, cela aide à maintenir la tension du jeu.
Finalement, faire une musique pour un jeu de combat aurait été plus simple.
Bear McCreary : Plus simple oui, mais moins intéressant. D’ailleurs je ne joue plus trop à ce type de jeu. Ce qui m’intéresse, c’est de créer une histoire. J’aime les récits comme dans les Metal Gear Solid, Arkham Asylum ou Uncharted 2. Dans Dark Void, j’ai été séduit par les personnages et leurs relations, le fait que l’on découvre l’histoire d’amour entre Ava et le héros au fil du jeu. L’autre élément qui m’a plu, c’est la création d’un monde de bric et de broc : les humains dans le Void ont constitué un univers avec ce qu’ils trouvaient sous la main et des éléments de technologie alien. La musique devait avoir ce côté à la fois primitif et mélangé. Nous avons utilisé nombre d’instruments du folklore américain dont beaucoup d’instruments à vent assez rudimentaires. Du côté des aliens, la musique est plus froide et technique avec beaucoup de synthétiseur et de sons mécaniques. Du coup, les combats permettent de mélanger ces deux types de musique.
Pour moi, la musique n’est pas là pour faire redondance avec les images. Elle doit suggérer des éléments qui ne sont pas montrés en jeu. Par exemple, pour le personnage de Tesla, savant fou qui fabrique plein d’engins, j’ai créé un thème avec des accents russes. J’ai utilisé une balalaïka et des mélodies qui rappellent le folklore slave pour accentuer son côté un peu mystérieux et lui donner une identité propre.