En 2017, j’ai eu la chance de faire un long entretien avec Éric Chahi pour la création du livre Indie Games. Il a longuement parlé du processus de création, des difficultés et des bonheurs liés au fait d’être indépendant, libre de créer le jeu rêvé. Il a également évoqué son nouveau jeu en réalité virtuelle Paper Beast. Voici quelques extraits de l’interview.
Est-ce qu’il est encore possible d’improviser durant la production de jeu aujourd’hui ?
Éric Chahi : Oui, c’est toujours possible et c’est d’ailleurs ce que je mets en pratique en ce moment sur Paper Beast : je n’ai pas voulu trop définir à l’avance le gameplay ; les choses se précisent à mesure que le titre se développe.
Donc l’approche par improvisation est toujours possible mais tout dépend du cadre de production, de la taille de l’équipe, etc. De toute manière, dans le jeu vidéo comme dans d’autres domaines de création, il faut impérativement itérer, tester avant de trouver la bonne formule.
Et lorsque l’on commence à implémenter des fonctionnalités, cela donne de nouvelles idées.
Du coup, il est nécessaire de laisser de la place à l’imprévu. Ce serait limitatif de tout décider à partir de quelques éléments sur le papier et ne pas absorber les nouvelles directions possibles.
Dans ce cas, comment se déroule la production impromptue de Paper Beast ?
Éric Chahi : Le jeu repose beaucoup sur la simulation du vivant. Pour jouer avec ça, il faut mettre en place des systèmes et des solutions techniques pour rendre de manière satisfaisante les déplacements animaux.
Nous avons passé beaucoup de temps à construire cela. Autour de cet élément central, d’autres idées ont émergé et c’est là que l’improvisation commence.
De plus, il n’y a pas d’histoire définie à l’avance. On commence par prototyper sur ces systèmes, puis un univers se développe et une trame narrative émerge au fur et à mesure. Il y a des moments-clefs que l’on veut voir en jeu.
Comme pour Another World, le développement du scénario se fait petit à petit et l’on va mettre en place les éléments dans l’ordre chronologique. […]
Qu’est-ce qu’apporte la VR à ton projet actuel ?
Éric Chahi : Mon opinion sur la VR a changé à partir du moment où j’ai pu avoir des contrôleurs en main et interagir avec l’environnement virtuel. On est vraiment immergé spatialement dans un univers qui devient tangible pour l’utilisateur.
Il y a des contraintes qui sont plutôt d’ordre physiologiques et psychologiques, notamment par rapport à la gestion du vertige. Lorsque l’on déplace le joueur à son insu cela peut engendrer des malaises et cela requiert un design différent.
En dehors de ça, tu fais ce que tu veux. On peut raconter des histoires, vivre des aventures, faire de la peinture, accomplir des challenges… […]
Quelles sont les inspirations cinématographiques et visuelles pour ce nouveau titre ?
Éric Chahi : Pour Another World, c’était Star Wars et la science-fiction en générale. Pour le prochain, l’influence serait plutôt du côté de David Lynch.
Ensuite, je n’ai pas vraiment d’inspiration directe pour le graphisme. Disons que cela prend source dans des éléments culturels et que la thématique est donnée par le titre du jeu. […]
Quel est le pire événement qui te soit arrivé durant la production d’un jeu ?
Éric Chahi : Sur Heart of Darkness, Virgin a lâché le projet et il a fallu trouver un nouvel éditeur pour racheter le jeu. Mais au final ça s’est bien goupillé et ce fut à notre avantage.
Quand Infogrammes a repris le projet, il était quasiment fini et nous avons eu un partenariat gagnant-gagnant. Mais pendant 6 mois il y a eu une zone de flottement particulièrement dur à vivre.
Malgré le stress occasionné par le fait d’avoir ton studio, tu veux rester indé ?
Éric Chahi : C’est vrai que l’on a beaucoup de contrainte de temps et de contrainte budgétaire. Dans le cas de From Dust, le concept a été présenté à Ubisoft et il a été développé avec une équipe interne.
C’est du semi-indé si tu veux. Il y avait les contraintes et le formalisme d’une grosse société. Il fallait se plier au processus de validation et éditoriaux internes.
Pour Paper Beast, c’est ma boite et une équipe que j’ai réuni autour d’un projet commun. Nous choisissons le contenu du jeu et il n’y a pas de parasitage externe.
Au niveau du financement, j’ai utilisé des fonds personnels avant d’obtenir des aides du CNC. On a aussi un partenariat qui nous aide et progressivement on trouve des ressources sans que cela nous enlève notre indépendance. Quand tu as ton propre studio, il faut s’assurer qu’il y a les fonds nécessaires pour payer tout le monde.
Il y a une part d’administratif à gérer. Même si je me décharge pas mal, cela vient s’ajouter au développement du jeu. Dans l’équipe, on est 10 et ça commence à faire beaucoup. Au-delà de 10 personnes, ce serait plus difficile pour moi de garder une production fluide et souple.
Donc, oui, être indé c’est beaucoup de stress. Quand tu es indé, il y a des risques car l’investisseur peut arrêter à tout moment de t’aider. Mais c’est toujours mieux que d’avoir une épée de Damoclès qui peut à tout moment tomber.
Quand tu es employé au sein d’une société, celle-ci peut arrêter à tout moment ton projet et tu ne peux strictement rien faire. De toute manière, il n’y a pas de solution sans risque.
Disons qu’au moins, on a l’autonomie créative. Elle est totale et ça, ça n’a pas de prix ! Je préfère créer un projet plus petit mais toujours conserver cette liberté.
A propos d’Éric Chahi :
Il a commencé à programmer des jeux à l’ère du 8-bit et depuis il n’a jamais vraiment arrêté de concevoir des univers vidéoludiques. Son titre le plus célèbre, Another World (1991) a inspiré plus d’un game designer, de Fumito Ueda (The Last Guardian) à Hideo Kojima (Metal Gear Solid).
Le jeu a même fait son entrée officielle au muséum d’art moderne de New York en 2012. Après une collaboration avec Ubisoft sur From Dust (2011), Chahi est de nouveau à la tête d’un studio indé, Pixel Reef. Il travaille sur son prochain titre en VR (réalité virtuelle), Paper Beast.
Et si vous avez lu jusqu’ici et apprécié l’article, offrez-moi un café 🙂