Après vingt-cinq ans d’existence et de nombreux volets très différents, on peut se demander ce qui fait l’essence de Zelda. Est-ce une histoire avec un petit homme vert qui n’a même pas le droit d’être cité dans le titre ? Est-ce une forme particulière de donjons et de gameplay ? Est-ce une série de sons qui reviennent dans tous les épisodes ? Qu’est-ce qui fait que l’on rejoue finalement au même jeu et que l’on y prend plaisir ?
Les premiers documents relatifs à The Legend of Zelda datent de 1985. À l’époque, il y avait simplement le mot « Aventure » sur le dossier rassemblant les quelques feuilles détaillant le jeu. Parmi elles, on trouvait la progression dans l’aventure et dans les donjons, le nombre de donjons, les items, les ennemis.
Zelda est directement lié à Mario qui, lui aussi, était une « aventure ». Les éléments de gameplay non exploités dans le titre au plombier étaient souvent réutilisés dans le jeu d’action aventure.
Les créateurs de ces deux jeux étaient surnommés « le Triangle d’or » : Shigeru Miyamoto, Takashi Tezuka et Toshihiko Nakago. Ils ont développé Zelda pendant qu’ils travaillaient à Super Mario Bros.
Et comme pour Mario, les documents montrent qu’il existe dès le départ une vision globale du jeu, qui lui donne une cohérence, et une direction qui ne change pas en cours de route.
Donjons sans dragon
Miyamoto ne s’embarrasse jamais d’une histoire car ce qui l’intéresse avant tout, c’est le gameplay et le plaisir que l’on retire du jeu en lui-même. C’est pourquoi l’enlèvement de la princesse Peach dans Mario ou celle de Zelda dans la série éponyme relèvent du simple prétexte à l’aventure.
Le côté RPG du premier Zelda tient dans un mouchoir de poche et mis à part les rôles archétypaux (héros à l’épée, donjon, princesse) et le décor, finalement peu de chose distingue Mario de Zelda.
Il y a si peu de différence que dans Link’s Awakening, lorsque le personnage est dans un souterrain, Link apparaît en vue de profil dans des passages de plates-formes similaires à ceux que l’on trouve dans Mario.
Dans le premier Zelda, lorsque Link a toute son énergie, il peut jeter en avant son épée pour tuer les ennemis, un peu à la manière de Mario qui jette des boules de feu quand il acquiert temporairement ce bonus.
On entre de façon abrupte dans le jeu et on doit se débrouiller dans un vaste monde plein d’ennemis pour aller de grotte en grotte et tuer d’autres ennemis…
À la limite, le monde de la surface n’est qu’un vaste couloir reliant les donjons, lieux où l’aventure se déroule réellement.
À l’époque, il fallait vraiment économiser de l’espace mémoire et l’équipe a fait en sorte que toutes les salles de tous les donjons rentrent dans un même rectangle, les formes des donjons s’assemblant comme celles d’un puzzle.
Suite à une erreur, comme finalement tout tenait en moins de place que prévu, l’espace restant a été consacré à la réalisation d’une seconde quête (à faire une fois le jeu terminé) avec d’autres donjons et d’autres formes de puzzles. C’est dire à quel point ces lieux sont au cœur du premier Zelda.
Dans Ocarina of Time, le jeu a failli n’être qu’un seul et unique donjon, celui de Ganondorf. À la manière du château de la princesse Peach dans Mario 64, il aurait été possible de passer d’une salle à une autre et d’un univers à un autre.
Link ne serait alors jamais sorti du donjon. Heureusement, le jeu final est tout autre et l’exploration tient une part non négligeable dans le plaisir lié à ce titre.
Dans Majora’s Mask, le monde entier est devenu un donjon que l’on recommence continuellement jusqu’au moment l’on parvient à résoudre toutes les énigmes et à empêcher la lune de s’écraser.
Dans une interview, Aonuma précise : le jeu est
« comme un gros donjon en lui-même, sans doute le plus gros jamais conçu pour la série Zelda, et il a été très difficile de concevoir et d’équilibrer la progression. »
Quant aux trois Zelda en cel-shading, ils inscrivent le donjon au centre du monde imaginaire et du gameplay puisque l’on est invité à s’y rendre régulièrement pour progresser d’étage en étage jusqu’au combat final.
Mise en scène d’un apprentissage
Outre l’omniprésence de ces donjons, chaque lieu offre un même type de progression avec trois objets récurrents : carte, boussole et clefs.
Le joueur explore les salles et se dirige grâce à la carte pour ne pas rater de pièces. La boussole sert essentiellement à trouver la salle du boss et les clefs ajoutent une contrainte qui permet de traverser plusieurs fois les mêmes lieux (chose très importante dans les premiers épisodes pour économiser de la mémoire et allonger le temps de jeu).
Autre élément récurrent, chaque donjon propose une nouvelle arme en milieu de parcours. La seconde moitié du donjon permet au joueur d’apprendre à s’en servir pour l’utiliser de façon optimale lors du combat final contre le boss.
C’est un peu comme si chaque donjon était un nouveau lieu d’apprentissage ludique, un tutoriel géant pour un item que le joueur maîtrise à la fin du niveau, et qu’il pourra ensuite combiner aux autres objets qu’il aura récupérés dans les donjons suivants.
Comme l’explique Eiji Aonuma dans une interview parue dans IG Magazine 5, le donjon peut aussi être considéré comme une pièce de théâtre ou un récit en lui même avec sa situation initiale, un retournement majeur en milieu de parcours avec la nouvelle arme permettant d’accéder à des lieux jusque-là impossibles, et un combat final.
L’apprentissage du maniement de la nouvelle arme est ainsi à la fois inscrit dans l’exploration de l’espace et dans une protohistoire. De là à dire que le donjon théâtralise le gameplay…
Mais ce sont de bien grands mots qui peinent à décrire le plaisir d’avoir une nouvelle arme et de découvrir toutes les opportunités qu’elle offre. C’est cette joie particulière qui pousse le joueur à aller de l’avant et trouver le donjon suivant.
Finalement, Portal 2 (sorti en 2011) ne fait que donner un habillage FPS et HD à un concept initié par A Link to the Pasten 1991 : une succession de salles dans un donjon/un laboratoire, un apprentissage progressif et la joie de résoudre des énigmes.
Un bon méchant… chinois !
En dehors de Link et Zelda, le personnage récurrent de la saga est Ganondorf, méchant emblématique qui peut prendre bien des formes.
Si certains se désolent de retrouver toujours le même trio, pour Aonuma et les développeurs japonais, ce groupe de personnages constitue un élément essentiel des Zelda. Il dit à ce propos :
« Pour moi, c’est un petit théâtre dans lequel je raconte de nouvelles histoires, je mets de nouveaux éléments de décor pour pouvoir surprendre les spectateurs ».
Cela rappelle à bien des égards la commedia dell’arte, théâtre italien qui repose sur l’improvisation autour de personnages archétypaux qui se retrouvent dans d’autres formes théâtrales : Arlequin, Pierrot et Colombine.
On pourrait presque aller jusqu’à comparer le trio Zelda-Link-Ganondorf aux figures mythiques qui forment les tragédies grecques.
Rappelons que les Grecs basent presque tout leur théâtre sur deux familles maudites (Atrides et Labdacices) dont les frasques sont jouées et rejouées dans différentes pièces mettant en scène les mêmes personnages et les mêmes actions. Seuls les dialogues et la structure des pièces changent.
Chose étonnante, ce trio à l’apparence occidentale inclut une figure bien connue du folklore asiatique. Les premiers documents de 1985 contiennent une liste d’ennemis, dont le méchant absolu qui revient dans tous les épisodes : Ganon.
À l’époque, il était nommé Hakkai en référence à Cho Hakkai, général porcin qui accompagne le Roi des Singes dans la légende chinoise du même nom (voir IG 11, p. 186-189, Multivers — Le Roi des Singes).
Dans le roman dont sont issus ces personnages folkloriques, Hakkai porte le nom chinois de Zhu Bajie ou Pakai (豬八戒 ou 豬悟能). C’est un général céleste déchu dont la forme porcine témoigne de la disgrâce. Il est capable de trente-six métamorphoses différentes et adore faire bonne chère. Mais il aime encore plus les femmes.
On retrouve ses différentes caractéristiques dans le « méchant » de Zelda : il enlève toujours la princesse et possède plusieurs apparences, et même plusieurs noms puisque Ganon correspond à la forme animale tandis que Ganondorf serait son nom quand il a un aspect plus humain.
De plus, dans plusieurs Zelda, il se sert d’un trident, arme traditionnelle dans les légendes, qui a sans doute été choisie car l’espèce de râteau que le général porcin arbore régulièrement dans les images liées au roman chinois était plus difficile à faire passer dans un univers teinté d’heroic fantasy.
dans sa forme animale Ganondorf se rapproche du personnage d’origine issus du Roi des Singes
C’est sans doute à cause de cette référence que le personnage a des traits de sanglier dans plusieurs épisodes. En dehors de ce clin d’œil, il ne semble pas y avoir d’autres liens avec le récit chinois.
Mais il est assez drôle de voir que dans un jeu reprenant les codes du RPG occidental, le méchant emblématique est lié au folklore asiatique.
Un récit au service du gameplay
Le gameplay et plus particulièrement les donjons sont donc l’essence de Zelda. C’est pour cela que la galerie des personnages importe peu au début de la saga, et qu’on s’en sert comme de figures archétypales semblables à celles du théâtre.
Cette règle s’applique dès la conception des jeux. Les personnages et l’intrigue sont réalisés a posteriori par rapport aux contraintes de game design. C’est parce qu’ils avaient besoin d’un curseur pour aider le joueur à se repérer dans l’environnement en 3D que la fée Navi a été créée dans Ocarina of Time.
De même, le personnage de Midona dans Twilight a été créé uniquement parce Miyamoto trouvait ennuyeux pour le joueur de n’avoir qu’un dos de loup à fixer durant une grande partie du jeu. Ils ont d’abord posé une forme chevauchant Link sous sa forme canine avant d’en faire un personnage parlant et interagissant avec le monde.
De même, c’est parce qu’ils avaient besoin d’un second personnage pour avoir un gameplay coopératif qu’ils ont pris Zelda et ont construit l’histoire pour justifier le fait qu’elle soit un fantôme dans Spirit Tracks.
Dans Ocarina of Time, c’est parce Miyamoto voulait absolument que Link paraisse sous la forme d’un enfant, alors que le design de Link adulte avait déjà été réalisé, que les équipes ont développé deux Link et trouvé une intrigue permettant de jouer les deux versions. L’histoire vient toujours a posteriori pour justifier les choix de game design.
Et pourtant, au fil des épisodes, une mythologie se construit et les récits sont de plus en plus réussis.
Ainsi Zelda, qui donne son nom au jeu, n’est-elle au début qu’un vague prétexte. Marine, de Link’s Awakening, a plus de personnalité qu’elle et tient un rôle plus important et émouvant.
Après cet épisode charnière, l’intrigue des Zelda s’étoffe et prend un caractère plus épique ou, en tout cas, permet de susciter plus d’émotion.
La princesse Zelda devient plus autonome dans Ocarina. Sous les traits de Sheik, elle vous aide lorsque vous êtes adulte. Dans The Wind Waker, elle est le garçon manqué Tetra. Est-ce pour cela que son nom évoque le carré et non plus seulement le triangle de la Triforce ?
Dans Spirit, elle a une personnalité bien marquée et dans Twilight, Midona est un personnage qui évolue entre le début et la fin de l’histoire. Même si le récit n’est pas au cœur du jeu, les auteurs talentueux parviennent cependant à écrire des récits crédibles et des personnages attachants.
Et au fil des ans, cela fait aussi partie de ce qui fait un bon Zelda. Le petit théâtre propose ainsi de meilleurs dialogues et une intrigue plus poussée.
Un récit en action
Dans la majorité des RPG occidentaux, le joueur commence par créer son personnage, définir ses caractéristiques et son apparence. Dans le RPG tel que l’imagine Miyamoto, on ne trouve rien de tout cela car on entre directement dans l’action et le personnage est créé par les interactions avec les personnages non joueurs (PNJ).
Le héros n’étant pas créé par le joueur, celui-ci le découvre en actes et en l’incarnant dans le monde d’Hyrule. C’est aussi à cause de cette inversion majeure que la narration dans Zelda ne ressemble pas à celle d’autres titres.
Miyamoto n’aime guère les cinématiques qui viennent couper le jeu et ne s’intègrent pas au gameplay. De toute façon, techniquement, il aurait été difficile d’en intégrer dans les premiers volets de la saga.
Mais au fil du temps, il finit par se rallier aux idées de Tezuka et les personnages secondaires prennent plus d’importance pour définir en creux la place du héros.
Reprenant les idées de celui-ci, Miyamoto explique dans une interview qu’il a également été influencé par la série Twin Peaks (diffusée au Japon en 1991) :
« J’ai compris que raconter une histoire m’intéressait moins que de voir beaucoup de personnages évoluer autour du personnage principal et de dépeindre leurs relations. Il y a quelques années, la série Twin Peaks était très populaire. Je l’ai regardée et j’ai trouvé que la chose la plus intéressante ne résidait pas dans les tenants et les aboutissants de l’histoire, mais dans les types de personnages qui y figuraient. […] Je pense que ces personnages étranges et insolites sont intéressants en eux-mêmes. Je suis plus intéressé par leur présence que par leur histoire personnelle, par le fait de savoir qui est donc le cousin ou les parents de qui et pourquoi ils sont des ennemis jurés, ou quand et d’où ils viennent. […] Ce qui est important, c’est ce rôle qu’ils jouent et comment ils contribuent à dépeindre le personnage principal. »
C’est pourquoi on découvre le récit en jouant, on comprend le monde d’Hyrule et sa mythologie en discutant avec les personnages, et le héros que l’on incarne se dessine en creux par rapport aux paroles d’autrui et par rapport à ses actes.
Et comme Link ne parle pas, la place des dialogues et des personnages secondaires s’accroît pour créer, un peu malgré Miyamoto, un récit épique.
On ne peut donc que saluer le talent de Toru Osawa pour le récit d’Ocarina of Time et tous les scénaristes suivants pour avoir su donner vie à ce monde pensé avant tout pour être fonctionnel et au service du personnage joueur.
C’est donc une façon de créer et de raconter une histoire très différente de ce qui peut se faire ailleurs, mais cette forme de narration constitue aussi l’essence de Zelda.
Plaisir des retrouvailles
Le dernier élément, et non des moindres, qui fait un bon Zelda réside dans le rappel des épisodes passés. Celui qui a joué à un Zelda sait que le méchant est Ganondorf, que l’on doit rassembler les morceaux de la Triforce, etc.
Il le sait, il n’y a pas de surprise à ce niveau-là. Il pourrait même râler en disant qu’il s’agit globalement du même jeu encore et encore. Mais cette variation sur un même thème crée un plaisir particulier caractéristique d’un bon Zelda.
Prenons des exemples en dehors du jeu vidéo. Ce que les fans de Sherlock Holmes apprécient, ce n’est pas tant la résolution des cas mais de retrouver les mêmes tics chez le personnage au fil des nouvelles.
Ce que l’on aime dans la série Docteur House, ce n’est pas la guérison des malades mais les vannes du médecin et ses petites manies. Umberto Eco a théorisé ce plaisir spécifique en prenant le cas des romans feuilletons et des feuilletons modernes.
Le roman-feuilleton, fondé sur le triomphe de l’information, représentait la nourriture favorite d’une société vivant au milieu des messages chargés de redondance […] Dans notre société industrielle contemporaine, en revanche, l’alternance des paramètres, la déperdition des traditions, la mobilité sociale, l’usure des modèles et des principes, tout s’inscrit sous le signe d’une incessante charge informative avançant par à-coups brutaux, impliquant constamment des réajustements de la sensibilité, des adaptations de la psychologie, des requalifications de l’intelligence. La narrativité de la redondance apparaît alors ici comme une douce invitation au repos, l’unique occasion d’une réelle détente offerte au consommateur.
Umberto Eco, De Superman au Surhomme, Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 137
Dans Zelda, on retrouve cette « narrativité de la redondance », ce plaisir particulier à se retrouver en terrain connu tout en étant surpris. C’est un peu la même chose dans la série des Final Fantasy, où apparaissent nécessairement des Moogles, un personnage qui se nomme Cid, etc.
Le monde de Zelda peut sans doute paraître un peu curieux par rapport aux standards du RPG occidental. N’est-il pas un peu trop naïf avec son gamin de douze ans qui sauve à chaque fois la princesse du méchant ?
Mais ce qui fait son essence est sans doute aussi ce qui en fait un bon jeu vidéo : la prépondérance du gameplay.
La suite dans IG Magazine Hors Série 2.