Pour accrocher le lecteur dès le premier chapitre de Demon Slayer, l’auteur du manga recourt à une ancienne formule qui fonctionne toujours à merveille : in medias res. Voici en quoi consiste cette technique narrative.
Le dernier chapitre de Demon Slayer (Kimetsu no yaiba) est paru dans le Weekly Shōnen Jump le 18 mai 2020 mettant fin à un excellent shônen manga qui a tenu son public en haleine depuis 2016 durant 23 tomes.
Mais avant d’être un best-seller en librairie, il faut être capable de susciter un enthousiasme et une attente qui pousse le lecteur à revenir chaque semaine pendant quatre ans.
In Medias Res
Pour se faire, Koyoharu Gotōge a recours à la technique connue en Occident sous le nom in medias res. La première description de cette manière de créer du suspens remonte à l’Art poétique d’Horace, poète de la Rome antique.
Il décrit comment L’Odyssée débute « au milieu du récit » en montrant le héros dans une position misérable avant de décrire tous les évènements qui l’ont amené à la situation présentée au premier chapitre.
Pour un exemple plus contemporain dans la pop culture, prenons John Wick (David Leitch et Chad Stahelski, 2014). Les premières secondes du film montrent le héros qui s’extirpe difficilement d’une voiture : il est gravement blessé et s’écroule au sol.
Va-t-il survivre ? Qu’est-ce qu’il a fait pour être à l’agonie ? La suite du film reprend de manière chronologique le fil des événements.
Dans Demon Slayer, la première planche montre un adolescent en kimono portant sa sœur inconsciente sur son dos. Il lui parle et lui promet de la sauver, de ne pas la laisser mourir.
Comment en est-on arrivé là ?
Il faut tourner la page et là aussi le récit suit le cours des évènements en revenant au point de départ.
Cette manière de raconter les actions dans un ordre non chronologique permet de montrer dès la première page une situation dramatique qui attire l’attention du lecteur et l’amène à se poser des questions auxquelles le récit répond au fur et à mesure.
Plus encore, Demon Slayer joue sur les attentes du lecteur en faisant références à plusieurs genres de manga.
Chambara ?
Tanjirō Kamado est un adolescent vivant en forêt dans la montagne avec sa famille. Il part en ville vendre du charbon de bois pendant que ses frères et sœurs encore trop jeunes restent avec sa mère. Il espère revenir avec de quoi célébrer le nouvel an.
En trois planches, une grande partie de l’arrière-plan est établi de manière efficace. Les vêtements et le décor définissent un espace-temps précis.
L’intrigue se déroule dans un Japon ancien ce qui le rapproche du jidaigeki, genre comparable au récit historique en Europe. La plupart du temps, ces récits se déroulent généralement durant la période d’Edo (1603-1868).
Comme il s’agit d’un manga paraissant dans Shônen Jump, on peut s’attendre à ce qu’il y ait des combats de sabres. Ceci le rapproche de la catégorie des chambara, à la manière de Kenshin le vagabond (Rurōni Kenshin, Nobuhiro Watsuki, 1994 -1999) ou d’un Vagabond (Takehiko Inoue, 1998 – en cours).
À lire : Vagabond, Le sabre et le pinceau
Il s’agit initialement d’un genre cinématographique et théâtral équivalent du cape et d’épée occidental. Le terme chambara correspond aux onomatopées indiquant le bruit d’une arme blanche tranchant la chair.
Toutefois, Tanjirō semble avant tout être un garçon ordinaire et non un samouraï. La seule chose un peu intrigante est qu’il semble avoir un sens de l’odorat très développé.
On peut supposer qu’il va devenir un guerrier, mais rien n’indique une aptitude physique exceptionnelle.
Il dort même chez un vieillard qui lui conseille de ne pas voyager de nuit en raison des démons. Comme le lecteur, Tanjirō se pose une question essentielle : est-ce que les démons peuvent entrer dans les maisons pour tuer les habitants ?
Non, répond le vieillard : les pourfendeurs de démons (demon slayer en anglais) les tuent avant.
Zombie ?
Ce simple dialogue introduit une nouvelle variante dans le chapitre : les combats au sabre se dérouleront entre les démons et les pourfendeurs.
Et s’il n’y a toujours pas de guerrier à la page 13, l’aspect dramatique est mis en valeur dans la dernière ligne de la planche. Un plan large montre Tanjirō arrêté devant des corps dans la neige à côté de la maison.
Le cadrage plus serré de la case suivante permet de confirmer qu’ils sont morts. La dernière case est un gros plan sur le visage du héros effaré ce qui nous incite à tourner la page pour savoir ce qui s’est passé.
La double page suivante montre le carnage. Comme Tanjirō, le lecteur découvre qu’ils sont tous morts.
La page 20 permet de reprendre là où la première page avait débuté. Tanjirō porte sa sœur Nezuko sur son dos. Elle est inconsciente et blessée mais vivante.
Enfin, presque.
Elle se réveille et tente de le mordre. Elle est devenue un démon. Pour un lecteur occidental, la représentation fait penser aux morts-vivants des films hollywoodiens.
Le combat fratricide est ponctué par les pensées de Tanjirō. Comme dans Naruto, le lecteur accède au flux de conscience du héros, ce qui rend la séquence plus dramatique. Il se sent coupable de ne pas avoir défendu sa famille.
Nezuko est devenue un zombie, mais la transformation n’est pas totale. Elle est encore en mesure de le reconnaître. Elle pleure. Et l’on pourrait s’attendre à un arrêt du combat.
Mais, non.
Après une alternance entre les visages des deux personnages dans une forme de champ-contrechamp, la dernière case de la planche a un cadrage large. Cela nous fait comprendre qu’il y a autre protagoniste qui les observe.
Il intervient en tenant de tuer Nezuko, mais Tanjirō et sa sœur parviennent à éviter le coup de sabre.
À lire : Naruto, le dialogue intérieur
La quête du héros
De même que la première planche est in medias res, l’apparition du nouveau personnage se fait au milieu de l’action en cours. Et, comme dans la première planche, les pensées de Tanjirō correspondent aux nôtres pour favoriser l’adhésion du lecteur.
Qui est cet homme ?
Cette fois-ci, Koyoharu Gotōge utilise ce que l’on appelle en Europe le topos de l’inconnu.
Le caractère énigmatique accentue le suspens pour retenir l’attention du lecteur. Le nom du personnage n’est révélé qu’en fin de chapitre : Giyū Tomioka.
Entre-temps de nombreux indices nous permettent de comprendre qui il est. La présentation en plein pied nous montre sa prestance.
Une case fait guise d’insert sur le manche de son katana pour suggérer qu’il est l’un des pourfendeurs de démons évoqué par le vieillard qui a hébergé Tanjirō la veille.
Les pensées de Giyū nous font comprendre qu’il a été dans la même situation que Tanjirō. Cela suggère que le héros va également devenir un pourfendeur de démons.
Mais pour le moment, l’adolescent n’a pas la bonne attitude. Il supplie Giyū d’épargner sa sœur ce qui déclenche la colère de celui-ci.
Il déclare surtout qu’il existe sans doute un remède connu des démons ce qui lance la quête du héros. Tanjirō ne puise pas sa force dans la colère mais dans l’espoir d’une guérison et l’amour pour sa sœur.
Il parvient à la sauver de Giyū et Nezuko se met à protéger son frère au lieu de le dévorer. L’amour fraternel fragilise les convictions du pourfendeur qui leur laisse la vie sauve et leur conseille d’aller voir un maître pour trouver de l’aide.
La première livraison hebdomadaire de Demon slayer s’achève ainsi avec de nouvelles questions à résoudre au chapitre suivant.
Qui est Sakonji Urokodaki ? Quelle relation entretient-il avec Giyū ? En quoi cela va aider Tanjirō et Nezuko à trouver un remède ? Comment voyager sans que Nezuko ne dévore quelqu’un ou se fasse tuer ?
Telles sont quelques-unes des interrogations que peuvent se poser le lecteur.
Comme ce premier chapitre a su créer du mystère (in medias res et personnage inconnu), tout en résolvant les énigmes initialement posées, il est extrêmement satisfaisant à lire.
On y retrouve des motifs habituels de quête du héros mais dans le même temps l’auteur introduit des variations qui rendent le tout inattendu.
Cet incipit est donc particulièrement efficace dans sa manière de poser un univers complexe et les relations fraternelles un peu particulière. La suite est encore plus réjouissante et ce n’est pas pour rien que la série est si populaire.
Panini Manga a publié une première version française sous le titre Les Rôdeurs de la nuit (2017-2018) avant de le republier avec le titre Demon slayer.
Les extraits utilisés dans cet article sont tirés de l’application mobile officielle de Jump.
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2 réponses sur « Incipit de Demon Slayer : une ouverture In Medias Res »
J’ai beaucoup apprécié l’interview faite sur France Culture, suite au décès de Akira Toriyama. Bien que je ne sois pas d’accord avec plusieurs points, ça m’a poussé à chercher un peu et tomber sur ce blog. Le travail est de qualité. Je pense que je vais justement entamer Demon Slayer, maintenant que la série est terminée.
Bonjour, merci de votre retour et merci d’avoir lu des articles même si les avis peuvent être divergents. J’espère que Demon Slayer vous plaiera même si c’est très différent de Dragon Ball.