Shokugeki no Sōma (Food Wars!) combine de manière efficace et humoristique les récits de combat, la vie au lycée, et des connaissances encyclopédiques sur la gastronomie.
Le parcours du héros est une formidable invitation à surpasser ses maîtres. Voici comment le premier chapitre pose tous les jalons de cette quête.
Food Porn
On ne va pas se leurrer, l’un des intérêts de Shokugeki no Sōma réside dans les planches où l’explosion de saveurs en bouche se retranscrit en image par la destruction des vêtements, laissant les clients en tenue d’Adam.
En un sens, le manga de Yūto Tsukuda dessiné par Shun Saeki est plus littéral que les images de food porn sur Instagram et les campagnes publicitaires où les sauces jaillissent, les crèmes dégoulinent au ralenti sur des légumes luisant et les morceaux de viande laissent s’écouler leur jus.
Totalement incongru et racoleur à la fois, les séquences de food porn du manga sont d’autant plus efficaces qu’elles sont de plus en plus outrées et humoristiques.
En surpoids ou musculeux, vieillards ou enfants, moches ou sexy, tout le monde a droit à sa page dénudée et décalée.
La première double page sexy de la série et une référence à une estampe célèbre d’Hokusai. L’extase culinaire et sexuelle seront mises en image de la même manière tout au long de la série.
Mais il ne suffit pas d’un gimmick pour tenir en haleine le lecteur sur plus de 36 volumes.
Pour comprendre l’intérêt de Food Wars! il faut d’abord le replacer dans son contexte de publication initial au Japon.
Combat culinaire
Bien avant Top Chef et autres émissions de télé-réalité, les mangas ont mis en scène les combats de cuisiniers autour de thème ou d’ingrédients imposés.
Food Wars! est même loin d’être le premier shônen manga consacré aux arts culinaires.
En France, une partie des téléspectateurs a pu suivre les aventures du Petit Chef (Mister Ajikko, 1986-1989, 19 vol.) à la télévision. Il s’agit du premier récit appartenant à ce que les Japonais nomment gourmet manga (グルメマンガは).
Adapté du manga éponyme de Daisuke Terasawa, la série de 99 épisodes (1987-1989) n’a pas passionné le public français après l’effet de nouveauté initial.
L’intrigue met en scène Thomas Agosti (Yoichi Ajiyoshi), cuisinier dans le restaurant familial tenu par sa mère.
Au fil des épisodes il affronte d’autres restaurateurs dans des matchs culinaires et parvient à séduire les clients avec des plats chaleureux et authentiques.
Il se bat notamment contre des chaînes de restaurants qui proposent des menus standardisés.
Pour nous faire comprendre la saveur des plats, les clients commentent longuement leur dégustation et les métaphores visuelles plus ou moins réussies permettent de mettre en image leur propos.
Pour comparer deux bento (plateau repas) on voit alors un combat entre les divers ingrédients anthropomophisés au sein d’un ring.
Parce que… Pourquoi pas !?
Le personnage de Gaspard Savoureux (Aji-ho) est bien sûr repris par celui de Senzaemon Nakiri dans Shokugeki.
Leur réaction hyperbolique à chaque plat est l’un des éléments attendus à chaque combat
Dans Yakitate!! Japan (2002-2007, 26 vol.), le héros Kazuma Azuma veut créer le meilleur pain du Japon ; d’où le jeu de mots en titre : Ja (Japon) et Pan (pain).
Il possède une aptitude physique inédite qui lui permet de faire fermenter plus vite la pâte : les « mains solaires ».
Dois-je expliquer l’allusion au Pays du Soleil Levant/levain ? Ou dois-je insister sur le fait que c’est le seul héros de BD valorisé pour ses mains moites !?
Dans les deux cas, on voit que la propension à l’emphase et au n’importe quoi visuel est déjà bien présente.
Du coup, qu’est-ce qu’apporte Shokugeki no Sōma ?
Virtuose des fourneaux
Bien sûr, Food Wars! met en scène des combats entre des cuisiniers de plus en plus prestigieux dans des conditions de plus en plus rudes.
Le héros lycéen, Sôma Yukihira, n’a pas besoin de changer de chevelure (Dragon Ball) ou de montrer sa queue (de démon renard comme dans Naruto).
Il se contente de retrousser ses manches et mettre un bandeau pour débuter le duel culinaire.
Dans le premier challenge de la série, Sôma doit contenter des investisseurs immobiliers peu scrupuleux qui veulent racheter le restaurant familial pour construire un gros complexe locatif à sa place.
Les Yukihira déclinent l’offre et Sôma fait un marché avec ces malfrats : il est prêt à les contenter quel que soit le plat demandé.
Le lendemain, après avoir saccagé la cuisine, ces clients frauduleux demandent à manger de la viande.
Sôma est alors capable de cuisiner un faux rôti de porc à partir des ingrédients qui lui restent : des pommes de terre, des champignons et du bacon.
Le tout est mis en scène comme un véritable combat. Les adversaires se toisent, séparés par des cases ou en face à face, ce qui accentué par la symétrie des compositions.
Les lignes de vitesse font disparaître le décor tant les gestes du jeune cuisinier sont rapides. Des cases en guise d’inserts se superposent sur la planche pour signaler la précision des gestes.
Les visages des spectateurs incrédules nous indiquent à quel point le tout est extraordinaire.
Sôma est en effet parvenu à donner l’illusion gustative d’un rôti de porc avec presque aucune viande.
Rivalité père-fils
Mais en réalité les victoires du héros contre ses adversaires ne comptent pas.
La vraie bataille se déroule entre Sôma Yukihira et son père Jôichirô. Tous deux travaillent en cuisine dans un petit restaurant de quartier.
Dès les premières pages, on voit les Yukihira en plein combat culinaire.
Une jeune cliente déclare le père vainqueur au grand déplaisir du fils. Jôichirô taquine d’ailleurs son fils sur le fait qu’il s’approche des 500 défaites consécutives pour zéro victoire.
Non seulement, le père et le fils sont rivaux pour faire la meilleure cuisine mais ils se chamaillent aussi pour savoir qui a fait le plat le plus dégoûtant.
Cette dynamique familiale peut rappeler les mangas sportifs des années 1960.
Mais contrairement à ce qui se passe dans le célèbre Kyojin no Hoshi (1966-1971), le père n’est pas présenté comme un personnage strict (presque un bourreau) forçant son fils à s’entraîner jusqu’à la blessure.
À lire : Comment faire un Shônen manga ?
De plus, le père n’est pas non plus un professionnel raté qui veut vivre à travers la réussite de son fils.
Jôichirô est en réalité un chef réputé et il part cuisiner dans des palaces pour une clientèle exigeante, laissant son fils seul au Japon.
À la fin du premier chapitre, Jôichirô force donc le héros à sortir du cocon familial et à faire ses armes en l’envoyant à Totsuki, école culinaire d’élite.
À la place du rite d’initiation, il y aura une série d’affrontements culinaires au sein de l’établissement.
Jôichirô lance un défi à son fils pour le motiver : si Sôma veut le battre un jour, il faut qu’il parvienne à réussir sa scolarité.
Comme le bon maître qui souhaite que ses élèves soient meilleurs que lui, le père veut que son fils le surpasse.
La relation père-fils repose sur une émulation qui pousse Sôma à ne jamais abandonner au cours de la série. Quelles que soient les difficultés et les échecs, il est là pour apprendre et rebondir.
La victoire ou la défaite a moins d’importance que la trajectoire parcourue qui doit être plus aboutie que celle du père.
Cette mise en perspective initiale est par la suite renforcée par d’autres duos de parents-enfants plus dysfonctionnels et par la découverte progressive du passé de Jôichirô.
En posant le père comme comme modèle exemplaire, Shokugeki no Sōma est bien plus optimiste que la plupart des mangas contemporains qui débutent par des traumatismes ou des cataclysmes.
Le père comme modèle à surpasser
La fin du premier chapitre donne également une clef pour la suite de l’histoire du héros et des lecteurs. Le secret pour progresser est de trouver une personne que l’on aime au point de vouloir exceller pour elle.
En un sens, Food Wars! illustre le proverbe qui veut que le véritable chemin pour toucher le cœur d’un homme passe par son estomac.
Cela n’a sans doute l’air de rien, mais je trouve cette mise en relief du rôle du père vraiment inédite et bienvenu. Elle s’oppose notamment à la disparition du lien filial que décrivait déjà Mishima en 1967.
De nos jours également, on voit partout des mères qui portent à leur fils un amour excessif et font cause commune avec eux contre le père, perturbant ainsi les rapports entre pères et fils. […] On bannit le père et on néglige complètement la stricte formation de samouraï que le père était censé transmettre à son fils (il est vrai qu’il n’a plus rien à transmettre) et même aux yeux de l’enfant, le père n’est plus qu’un robot bon à rapporter de l’argent à la maison. Plus aucun lien spirituel entre eux. Il est courant de déplorer la féminisation de l’homme actuel. Mais il est temps de se rendre compte de la rapidité tout aussi alarmante avec laquelle s’affaiblit la fonction paternelle.
Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, p. 65
Dans Food Wars !, Jôichirô ne force pas son fils à agir contre son gré. Mais leur émulation permet à tous deux de progresser et de mener une vie réussie.
Leur relation rappelle à quel point le rôle du père est important pour mener le héros sur la voie du bonheur.
Prépublié entre 2012 et juin 2019 dans l’hebdomadaire Weekly Shōnen Jump. L’intégralité de la série se compose de 36 tomes. Plus de 20 millions d’exemplaires ont été vendus en 2019.
On peut lire la version française chez Tonkam.
Un spin-off Shokugeki no Soma: L’étoile était publié dans Jump+ entre 2015 et 2019 avant d’être compilé en 8 volumes. La version française est disponible chez Delcourt.
Le manga original du Petit Chef est édité en France depuis 2019 chez BlackBox, tandis que Yakitate!! Japan avait eu droit à une version française chez Delcourt/Tonkam.
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