J’avais pu rencontrer The Chinh Ngo (directeur artistique) et Gilles Belœil (concept artist) à l’occasion d’une exposition à la galerie parisienne Arludik qui a mis en vente plusieurs tableaux issus des concept arts d’Assassin’s Creed III à l’automne 2012. Ils m’ont raconté comment on passe des effets spéciaux ou de l’architecture à l’illustration.
En quoi consiste le travail de directeur artistique ?
The Chinh Ngo : Mon rôle est d’établir une vision au niveau esthétique et avec l’aide d’illustrations que nous communiquons à l’équipe, que ce soit les programmeurs, les game designers ou les level designers. Cela leur montre ce que l’on doit trouver en jeu. J’assure aussi le suivi au niveau de la qualité graphique, que ce soit sur le plan des personnages, des objets, des environnements ou des éclairages. Je suis le garant de la cohérence esthétique du jeu.
Est-ce votre premier Assassin ?
T. C. N. : Tout à fait ! Auparavant, j’ai travaillé sur la licence Splinter Cell comme directeur artistique. J’ai eu l’opportunité de changer et je suis venu dans cette nouvelle famille. Durant les trois années de production, la première a surtout permis de m’imprégner de la philosophie du jeu, de comprendre les contraintes au niveau technique et en matière de design du personnage, ainsi que de connaître l’équipe car les méthodes de travail sont différentes. Nous collaborons à un titre en monde ouvert, ce qui n’était pas le cas des Splinter Cell.
Au début, les dessins servaient à montrer l’ambiance et déterminer des zones. C’est le cas de la forêt : on montre comment on veut la faire voir au joueur. Pour les deux artistes qui travaillaient avec moi au début, c’était aussi un challenge car ils étaient nouveaux sur cette licence. Il fallait s’imprégner de l’univers et du style du jeu. Il y a eu un peu d’exploration avant de trouver la bonne direction.
Et vous ? Aviez-vous déjà collaboré à un Assassin ?
Gilles Belœil : Je travaille sur les Assassin depuis 2008. J’étais sur Révélations puis je suis arrivé en cours de production pour compléter l’équipe de Chinh. En tant que concept artist, je reçois les directives et j’essaie de les mettre en images. Chinh s’en sert ensuite pour montrer la vision aux membres de l’équipe.
T. C. N. : Sur les deux concept artists du début, l’un travaillait déjà avec moi sur Splinter Cell, l’autre était encore étudiant. L’arrivée de Gilles a permis de faire bouger les choses et de créer une belle émulation et un échange entre les trois talents. À la fin, il y avait quelque chose de très unifié car il s’agit du même univers, mais chaque tableau possède une touche très personnelle.
Finalement, le concept art est avant tout « utilitaire ».
T. C. N. : On peut dire cela. Ce sont des images destinées à être vues en interne. Elles donnent la direction à suivre. Par exemple, dans cette image réalisée par Gilles, l’idée était de montrer la vie dans la ville de New York.
Gilles Belœil : Il m’explique ce qu’il veut faire passer et je propose des versions parmi lesquelles il choisit. J’apporte ma vision et il réajuste par rapport à ses intentions.
T. C. N. : Mettre les personnages au niveau du cheval, c’était quelque chose que nous voulions vraiment montrer. De même, New York était une ville assiégée, d’où la présence importante des soldats anglais dans la composition. Contrairement aux autres Assassin, les chariots jouent aussi un rôle. Tous ces éléments expliquent pourquoi on a finalement ce point de vue-là avec au loin les éléments portuaires. C’est une image qui a changé plusieurs fois.
Si on prend ce concept art, il s’agit de montrer l’immensité de la « Frontière » et d’aider l’équipe à réfléchir à la façon de grimper.
Dans AC III, nous n’avons plus des bâtiments grandioses mais des surfaces « organiques ». Nous avons fait ce dessin pour faire rêver ! Que cela donne envie aux programmeurs de se dépasser pour trouver des solutions techniques.
Il y a aussi des images que nous réalisons pour défier les artistes. Là, il s’agit d’un triptyque. J’ai demandé trois dessins en noir et blanc mettant l’accent sur le personnage. Je voulais qu’ils travaillent les détails. Mon rôle est de les pousser à progresser dans leur art.
A quoi sert cette image de George Washington ?
T. C. N. : Nous avons fait cette illustration car dans l’esprit des Américains, il n’est pas vraiment un personnage héroïque. Ils sont habitués à le voir vieux et sur les billets d’un dollar. Nous avons tenu à le rajeunir et à lui donner une pose un peu rassurante. L’image sert à l’équipe de production à différents niveaux : pour le modeleur afin de créer son personnage ; pour l’animateur afin d’élaborer sa marche.
Avant de créer les concept arts, effectuez-vous un travail de recherche ?
T. C. N. : Nous avons rassemblé des gravures et pas mal de documents pour l’architecture ou la cartographie. Nous avons un historien dans l’équipe qui nous a donné des informations utiles notamment pour retranscrire la vie quotidienne à cette époque. Nous avons appris que les gens laissaient les cochons en liberté dans les rues ; ils les récupéraient deux ou trois mois après quand ils étaient gros et prêts à être mangés ! Il n’y avait pas de système de ramassage des poubelles à l’époque…
Gilles Belœil : D’ailleurs, les animaux sont une chose assez nouvelle dans Assassin. En plus des chevaux, présents dans les précédents volets, il y a cette fois des chats, des rats, des poules, etc.
Existe-t-il des invariants dans les Assassin ?
T. C. N. : Nous faisons en sorte d’avoir des lieux épiques mais cela a été bien plus difficile avec l’Amérique du Nord car nous n’avions pas de gros bâtiments comme en Europe. Nous avons utilisé les mâts de bateaux pour donner de la verticalité. Le principal challenge était de rendre une rue intéressante alors que toutes les maisons ont la même hauteur ! Il y a une perspective plus écrasée, tout est dans le bas, dans la rue. Les éléments étant plus ramassés, nous avons joué sur le fait que l’on peut désormais entrer dans les bâtiments et amener le regard des joueurs ailleurs.
La ville est tellement maigre que la comparaison avec les autres épisodes aurait été difficile si nous n’avions pas des nouveautés comme la forêt ou les batailles navales pour avoir un cadre plus épique. De plus, faire une forêt sans changement climatique, sans neige, cela aurait été absurde.
Donc la neige représente plus l’Amérique que les uniformes ?
T. C. N. : On peut retrouver des villes ou des personnages avec tricornes en Angleterre ou en France. En revanche, l’immensité de la forêt, les grands espaces ouverts… Ça, c’est l’image de l’Amérique. C’est pour cela que nous avons travaillé les effets spéciaux comme la neige, la pluie et le brouillard pour couvrir l’espace. Sinon, nous n’avions que la plaine et le ciel à perte de vue. Il fallait densifier le paysage et donner de la variété grâce aux variations climatiques.
Combien de temps faut-il pour réaliser un concept art ?
Gilles Belœil : Cela dépend des images. Pour un décor abstrait, ça peut prendre trois jours, mais pour une vision plus détaillée, il faut plutôt compter entre cinq et six jours. Ensuite, cela dépend aussi selon que l’on a tout de suite pris la bonne direction ou non.
Comment se passe le suivi de la production ?
T. C. N. : J’ai une équipe de cinquante à soixante personnes et surtout un assistant extraordinaire. Mon rôle est de voir tous les éléments créés et il m’arrive de passer une heure à expliquer un objet à un artiste pour qu’il suive la bonne direction. Bien sûr, je ne vérifie pas un à un tous les éléments mais je dois m’assurer que le tout est uniforme. Je travaille avec les level designers en leur expliquant comment placer les objets pour créer une belle composition visuelle tout en gardant en tête le fait qu’il faut que la trajectoire en jeu soit aisée et claire. Ils sont très cartésiens et ont tendance à espacer les éléments alors que moi, j’ai une vision artistique et je veux toujours remplir l’espace. Nous devons trouver le bon équilibre, et la bonne réponse n’est pas forcément au milieu.
Comment faites-vous pour les éclairages ?
T. C. N. : Je regarde les contrastes à l’ombre et en plein soleil à des moments clefs comme 6 heures du matin, midi, 3 heures de l’après-midi. Je veille à ce que l’ombre soit bien dosée par rapport à la force du soleil.
Gilles Belœil : Au niveau des concept arts, on essaie de représenter des ambiances différentes pour donner une vision d’ensemble même pour les éclairagistes ! C’est toujours très lumineux et contrasté.
T. C. N. : Les éclairages peuvent aussi servir à créer l’illusion du foisonnement. Quand le joueur passe dans un intérieur, son parcours est rapide et il ne voit en réalité pas grand-chose mais il faut faire en sorte qu’il ait une impression de réel. Là, il faut éclairer juste assez les objets pour donner les indices d’une vie foisonnante.
Vous êtes donc un maître de l’illusion !
T. C. N. : C’est exactement cela !
Comment avez-vous commencé votre carrière ?
T. C. N. : Je travaille depuis quatorze ans chez Ubisoft. Initialement, j’étais architecte mais j’avais trop de difficulté à gagner ma vie ! Même si je n’étais pas mauvais, la période des années 1995 était assez sombre et il y avait beaucoup d’étudiants qui travaillaient gratuitement dans des cabinets d’architecte. C’était l’exploitation totale. J’ai claqué la porte au bout de trois ans et je suis allé chez Ubisoft en expliquant que je savais gérer les espaces même si je n’avais pas de formation en 3D. À l’époque, la moyenne d’âge des artistes était autour de vingt et un ans et à vingt-huit ans, j’étais parmi les plus vieux. J’ai expliqué que j’avais de l’expérience et que je pouvais apporter mon expertise. Ils m’ont engagé et j’ai appris le métier par moi-même. Le plus drôle est que mon premier travail a été de créer la garde-robe d’un Playmobil rose. Je suis passé d’architecte à concepteur d’habits.
Gilles Belœil : Mon histoire est plus simple ! Je travaillais dans les effets spéciaux en 3D et j’ai découvert une technique, le matte painting, qui consiste à créer des décors pour le cinéma en combinant des techniques 3D et 2D. J’ai été embauché dans le département de cinématique d’Ubisoft pour créer des décors. En 2008, j’ai travaillé sur Assassin et ils ont fait appel à moi pour des concept arts.
Initialement publié dans IG Magazine.
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