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U-jin : l’homme par qui le scandale arrive

Angel, lolita court vêtu, interdiction. Ca ne vous rappelle rien ? Souvenez-vous de ce mangakadont les nymphettes ont défrayé la chronique et alimenté les clichés sur la « dangerosité » du manga sur nos petites têtes blondes. Oublié en France, U-jin reste toujours aussi prolifique au Japon.

On sait peu de chose sur l’homme qui a adopté le pseudonyme U-jin « l’homme qui regarde, le touriste ; celui qui s’amuse ».

Né le 15 juin 1959 dans la préfecture de Yamaguchi, il se montre un élève assez médiocre et passe son temps à dessiner, ce qui lui accorde l’admiration de ses camarades de classe.

Il a peu de contact avec ses parents ou son frère, et dessiner est pour lui un moyen de s’évader. Mis à part cette passion du dessin, U-jin a fait partie d’un club de musique où il jouait de la guitare, jusqu’au moment où il s’est rendu compte qu’il n’arriverait pas à en vivre.

À vingt ans, il se lance dans le manga avec Dosei Keiyaju (contrat de mariage). Admiratif du gekiga et du style réaliste d’Ikegami, il souhaite trouver un succès à la fois commercial et critique.

Dans les années 80, il adopte un style graphique proche de celui d’Ôtomo, mais ses manga n’obtiennent que peu de succès. Ainsi Tentakaku, prépublié dans le magazine Morning, ne se vendra quasiment pas lorsqu’il sort en volume relié.

C’est alors qu’il change radicalement de style et abandonne ses idées de gloire artistique. Adieu prix littéraire, bonjour crédit de maison à rembourser.

De façon pragmatique, il adopte un style kawaï pour gagner plus confortablement sa vie. Il copie les héroïnes d’autres mangaka et se fait même une réserve de dessins avec différents types de regard pour pouvoir mieux varier son trait.

Après avoir imité Ôtomo, il reprend le graphisme des personnages féminins les plus mignons. Corps de nymphette, tête ronde, yeux grands ouverts et aguicheurs, les héroïnes de U-jin contribuent grandement à répandre l’imagerie lolicon.

Ajoutez à cela des intrigues légères à base de romance au lycée pour attirer les lecteurs adolescents, de l’humour et des déformations outrancières, de l’érotisme voire un peu de pornographie et vous avez la recette magique selon cet amuseur public. Et ça marche.

Dès le changement de style graphique et narratif, le chiffre de vente augmente. Les quatre volumes de Konaï Shasei en 1988 sont ainsi une compilation de gags où le sexe est bien présent.

Un an plus tard, Angel : high school sexual bad boys and girls storyreprend en grande partie ce principe et situe l’intrigue dans un lycée. Le succès est au rendez-vous.

Censure et coup de pub

Mais ce qui va véritablement lancer U-jin au devant de la scène est la censure de ce manga. En octobre 1990, sa série est enlevée de Young Sunday suite au mouvement de régulation du manga, particulièrement virulent au début des années 90 au Japon.

Il est lié à plusieurs associations luttant contre la prolifération d’images érotiques et pornographiques dans les manga suite aux meurtres en série impliquant un otaku qui signait ses crimes du nom d’une héroïne de manga hentaï (porno).

Une partie de l’opinion publique et de la presse désigne les BD et les anime comme responsables de la dégradation morale. Nakao Isako, mère de trois enfants, fonde ainsi l’association pour la protection des enfants contre les manga et obtient la suspension de la publication d’Angel

Le manga d’U-jin est considéré comme d’autant plus dangereux qu’il montre des jeunes filles au graphisme particulièrement mignon accomplir des actes sexuels plus ou moins hors normes.

Le décalage entre l’image enfantine et les pratiques sexuelles choque. Angel est alors arrêté au bout du troisième volume et U-jin change d’éditeur et afin de poursuivre la série jusqu’au volume 7.

Les trois premiers volumes ont été republiés à l’identique avec l’ajout de stéréogrammes en 3D qui parsèment aussi les pages des cinq autres volumes.

Dans le cinquième volume, U-jin prend à deux reprises la parole dans deux mini histoires qui encadrent l’intrigue habituelle du manga. La première saynète lui permet d’apparaître sous les traits de Michael Jackson, musicien et danseur dont il est particulièrement admiratif.

Il en profite pour répondre aux critiques qui ont contribuées à la censure de son manga. Il attaque un journaliste du quotidien Asahi shinbun qui avait insinué que l’intrigue de la petite marchande d’allumette (Angel volume 2) était une incitation à la prostitution infantile.

U-jin se défend en prétendant avoir voulu montrer le pouvoir de l’amour qui sauve une jeune fille dépravée. Il estime aussi critiquer un système scolaire monolithique et dépassé, et il rappelle que les shôjo manga où des relations sexuelles entre hommes apparaissent n’ont pas fait autant l’objet de débat que son manga.

Cette première contre-attaque est faite sur un ton assez grandiloquent et l’on ne sait pas trop où sont les limites entre l’autodérision et le sérieux.

La seconde saynète, placée à la fin du volume cinq, est particulièrement acerbe. Nakao Isako y est caricaturée en une grosse femme vulgaire aux lunettes démodées et à la permanente ridicule. Les arguments sont caricaturés et ses réactions sont outrancières.

Par cette mise en scène, U-jin est à la limite de la diffamation et son raisonnement par l’absurde, amplifiant les propos de ses adversaires pour en montrer l’ineptie, est particulièrement efficace. En faisant rire son lecteur, U-jin le place de son côté. L’homme qui s’amuse sait parfaitement manipuler son public.

U-Jin après Angel

Par la suite, le mangaka poursuit dans la veine des amours adolescentes et des gags salaces. Les héroïnes sont de plus en plus kawaï, et leur petit air innocent contraste toujours avec les sexes mis en scène au fil des pages.

On peut citer entre autres Visionary (10 volumes chez Cybele Shuppan), Kanojo no inbô plus connu sous le titre Conspiracy (6 volumes chez Scholar). Ironie de l’histoire, après avoir été chassé des pages de Young Sunday, U-jin réintègre ce mangashi avec Juliet (4 volumes) et surtout Sakura Tsûshin (20 volumes).

Quant à sa série Peach, toujours publiée chez Shogakukan et prépubliée dans Young Sunday, elle se termine au bout de 10 tomes.

La censure du début des années 90 n’a donc pas entamé le succès commercial des manga d’U-jin. La réussite financière semble ainsi assurée pour ce père de famille qui souhaitait construire sa maison à la campagne et dont la femme l’aide à dessiner les décors de ses manga sur Mac. Non, le mangaka n’a vraiment rien de commun avec ses propres héros de BD.

On peut alors se demander ce qui a fait le succès d’un tel auteur en France. Pourquoi était-il tellement apprécié dans les années 90 ? La raison du succès d’un tel auteur réside dans l’alliance de l’humour, du graphisme kawaï et du sexe.

On ne peut pas dire que les BD d’U-jin soient particulièrement excitantes. Il y a relativement peu d’images de relation sexuelle et on trouve bien mieux dans le domaine de la pornographie pour créer une effervescence hormonale.

Mais la mise en scène qui entremêle sexe et humour de potache fonctionne parfaitement pour séduire le lecteur. U-jin s’amuse, nous aussi.

Si on prend l’exemple d’Angel, le mangaka semble tout d’abord parodier Kimagure Orange Road, série très en vogue au début des années 90.

Comme dans la série de Matsumoto Izumi, les deux protagonistes se sont déjà rencontrés par le passé et devront affronter de multiples épreuves sentimentales avant de former un couple.

Les deux héroïnes se ressemblent étrangement : même coupe de cheveux, même caractère farouche et elles font toutes deux partie d’une bande de yankee (filles voyous).

Mais les héros masculins n’ont que peu de points communs malgré un nom quasi identique (Kyosuke/Kosuke). Le personnage de U-jin est aussi pervers et obsédé par le sexe que celui de Matsumoto était romantique et attentionné.

Kosuke est un raté qui ne peut s’empêcher de copuler avec toutes celles qui passent sous un prétexte ou un autre. Ses paroles crues, ses pensées toujours dirigées vers le même objet de désir, ses grimaces hilarantes et sa transformation en phallus géant ont fait se plier de rire plus d’un lecteur.

L’intrigue principale entre Kosuke et la belle Shizuka est rapidement délaissée pour une série de plaisanteries plus d’un goût plus ou moins douteux avant d’être remise en avant dans le dernier volume.

Parmi les inventions érotico-humoristiques, on retiendra la tendance à jouer avec les clichés de films fantastiques (la femme sans tête, l’homme invisible) ou de contes (la petite sirène, la marchande d’allumettes).

D’autres fantasmes sont liés aux profs comme celui d’éducation physique qui abuse des jeunes filles lors de cours de rattrapage, ou celui de chimie qui endort ses élèves pour pouvoir en profiter.

Bien des pratiques sont passées en revue : on trouve une fanatique de bondage et un pervers qui pelote les femmes dans le métro (ce fléau est tel au Japon qu’il y a des compartiments spécialement réservés aux femmes).

On réserve une mention spéciale pour le marabout qui guérit préventivement les cancers (il suffit de secouer vigoureusement son « serpent »), l’homme au « cigare » et la petite voleuse pour le caractère absolument loufoque et improbable des gags.

En fait, plus c’est saugrenu, plus U-jin excelle dans la mise en situation. Dans le chapitre intitulé « Pourquoi les filles font ça » (volume 6), il en profite pour parodier les feuilletons à l’eau de rose et les clichés sur la jeune fille pure et innocente. 

Angel est en quelque sorte la concrétisation d’un rêve d’adolescent : plein de filles, plein de sexe, aucun souci, le tout dans une atmosphère humoristique qui fait voler en éclats tous les tabous.

Tout y est facile et l’humour accentue cette impression de légèreté. C’est précisément ce qui a pu séduire tant d’adolescents français : du sexe sans la culpabilisation judéo-chrétienne de la chair. U-jin s’amuse vraiment de tout, surtout de la censure.

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