À une époque où les écrans n’étaient pas en HD et où les microprocesseurs ne dépassaient pas les 8 bits, il était difficile de faire des jeux au graphisme très élaboré. Ce n’est pas pour rien que la balle de tennis dans Pong était représentée par un carré blanc. Le Mario de Donkey Kong en 1981 ne faisait que 16 pixels de haut et il doit aux contraintes d’affichage ses moustaches et sa casquette. Depuis lors, les techniques ont évolué et la 3D avec sa horde de polygones s’est imposée. Pourtant, d’irréductibles graphistes résistent.
Le pixel est le plus petit élément constitutif d’une image numérique. Le terme serait à l’origine une contraction des mots anglais picture element : élément de l’image. Plus il y a de pixels, plus la définition de l’image est nette.
Chaque pixel correspondant à une teinte, la juxtaposition des différents pixels produit l’image globale. Au début de l’informatique, les possibilités techniques étaient limitées et il fallait jongler avec un nombre restreint de teintes et de pixels. Les premiers graphistes de jeux vidéo étaient donc des pixel artists sans le savoir.
À l’heure actuelle, restreindre volontairement les outils techniques pour se concentrer sur les pixels peut paraître désuet. Mais les artistes pratiquant le pixel art sont de plus en plus nombreux.
Nostalgiques des jeux de leur enfance ou amateurs d’images digitales, tous pratiquent cette esthétique à base de carrés qui s’apparente à des mosaïques modernes sur ordinateur.
Certains réinterprètent les héros de la culture vidéoludique, d’autres transforment le monde moderne en image plus géométrique.
Toutefois, le jeu vidéo n’est pas toujours la référence des pixel artists et ceux-ci ne sont pas nécessairement des rétro gamers. Le pixel art est plutôt une technique de l’image numérique comme le pointillisme était une technique de la peinture traditionnelle.
Le copier-coller érigé en art
Dans le cas du pixel artist Army of Trolls et du collectif eBoy, ils emploient une même perspective isométrique dans la majeure partie de leur création.
Initialement, cette technique servait à créer une impression de profondeur tout en permettant aux graphistes de déplacer les éléments graphiques sans en changer la taille.
Ainsi le copier-coller de parties ou de l’intégralité d’une image est possible sans que la perspective soit faussée. Concrètement, cela permet aussi de réutiliser des éléments d’une illustration à une autre.
Même s’il est possible de faire du pixel art avec n’importe quel logiciel de dessin (même Paint), la plupart des graphistes emploient Photoshop et l’outil « Crayon ».
Ils se servent souvent d’une grille de base subdivisée pixel par pixel. À partir de là, le copier-coller entre en jeu pour dessiner les éléments de base comme pour dupliquer les éléments de décor.
La somme de tous les éléments graphiques permet de créer des univers foisonnants où le regard aime à se perdre dans chaque détail.
Rencontre Gary Lucken
Connu sous le pseudo d’Army of Trolls, Gary Lucken est un pixel artist autodidacte. Ce Suisse travaille pour de grandes marques internationales comme la BBC, Honda, JC Penney, des magazines comme FHM, Edge ou encore le quotidien The Guardian. Fan de rétro games, cet adorateur du pixel a récemment créé un poster géant mettant en scène les héros de jeux vidéo les plus connus.
Est-ce que vous faites tout directement à l’ordinateur ?
Avant de faire du pixel art, j’avais l’habitude de faire beaucoup de croquis et parfois j’en fais encore avant de créer une illustration en pixels.
Comment travaillez-vous ?
Je travaille sous Photoshop et j’utilise beaucoup de calques. La plupart du temps, je travaille sur des éléments simples de petite dimension que je rassemble ensuite dans l’illustration finale.
Dans le cas du poster d’Edge, j’ai fait chaque section séparément comme une illustration à part entière avant de tout assembler en un seul bloc de la taille du poster.
Comme je ne suis pas très organisé, quand j’ai besoin d’une image que j’ai déjà employée (un arbre ou une voiture, par exemple), je dois chercher dans l’ensemble de mes anciennes illustrations jusqu’à ce que je tombe dessus…
Pourquoi avoir choisi Photoshop ? Utilisez-vous d’autres logiciels ?
J’utilise aussi Adobe ImageReady qui est livré avec Photosphop. Ce logiciel sert à faire des images en basse résolution pour internet, mais je trouve qu’il est parfait pour créer du pixel art. De plus, il est facile d’emploi pour réaliser des animations et je l’emploie généralement pour cela.
Pourquoi avoir choisi le pixel art ?
Tout simplement parce que j’aime les jeux vidéo en 2D ! J’adore les limitations que cela implique car il faut se concentrer sur les détails et créer des illustrations pleines de ces petits détails qui en font tout le charme. Mon style de dessin n’était pas assez précis et quand j’ai testé le pixel art, j’ai été séduit car cela donne une rigueur et une structure à mes illustrations qui sont plus fraîches et plus dynamiques.
Vous avez aussi participé à la création de jeux vidéo. Comment cela s’est-il passé ?
J’ai vraiment adoré faire des jeux, faire naître des concepts et des personnages puis les animer. J’ai vraiment aimé participer au game design en lui-même. Si je savais programmer, je passerai mon temps assis devant mon PC à développer de petits jeux pour m’amuser. Malheureusement, je ne sais pas le faire. En fait, l’idée même de toutes ces lignes de codes me donne mal au crâne.
J’aime vraiment voir les jeux s’élaborer. J’apprécie de travailler avec des développeurs qui m’envoient des work in progress des jeux pour voir leur évolution. Pour moi, c’est l’une des parties les plus intéressantes d’un jeu. J’aimerais vraiment pouvoir faire des jeux à partir des illustrations que j’ai réalisées, mais je n’ai pas le temps de le faire. Mon rêve serait d’avoir assez d’argent pour passer mon temps à faire des jeux. Ce serait le boulot rêvé !
Est-ce que vous avez quand même le temps de jouer aux jeux vidéo ?
Oh, oui ! Je joue à des tas de jeux. Actuellement, je suis en train de monter mon druide sur World of Warcraft. Le reste du temps, je joue aussi à Gunstar Heroes, Bubble Bobble et Vagrant Story. J’ai un stock conséquent de consoles et une collection de rétro games !
Est-ce qu’il vous arrive de faire des copier-coller d’une illustration à une autre ?
Oui, cela m’arrive parfois, surtout lorsqu’il s’agit d’arbres, de voitures et de détails de ce genre. Les illustrations que je fais ne sont pas toujours avec la même vue ou à la même échelle. Du coup, je ne peux pas toujours faire de copier-coller. La plupart du temps, cette technique me sert surtout à rendre mon travail à temps pour un bouclage de magazine. Je préfère ne pas le faire, mais parfois je n’ai pas le choix !
Combien de temps avez-vous mis pour faire le poster Edge ?
Cela a pris environ trois semaines. Certains éléments avaient déjà été créés pour un précédent poster d’Edge et donc tout n’a pas été fait en trois semaines.
Est-ce que vous êtes en relation avec d’autres pixel artists ?
Je passais pas mal de temps sur les forums comme Pixilation ou Pixel joint, mais j’ai à présent trop de travail. Il y a des tas d’analyses de pixel art qui sont intéressantes si vous prenez cela comme un loisir. Mais lorsque vous travaillez et que vous avez des délais à respecter, vous n’avez plus vraiment le temps de vous prendre la tête parce que vous avez utilisé l’outil « Dégradé » pour créer un ciel au lieu d’avoir fait du « pur » pixel art.
À part ça, il y a une foule de gens talentueux sur les forums et certaines illustrations sont stupéfiantes, notamment celles d’un Russe nommé « Fool » sur le site Pixel joint.
Que pensez-vous du photoréalisme des jeux vidéo contemporains ?
Personnellement, j’ai toujours préféré une illustration stylisée à une image qui tente d’atteindre le photoréalisme. Curieusement, plus il y a de polygones dans un jeu, moins l’esthétique me semble bonne. Je préfère de loin les jeux comme Okami au réalisme de jeux comme Oblivion. Je pense que c’est aussi pour cela que World of Warcraft me semble toujours esthétique même après cinq ans d’existence. Les personnages sont stylisés et ils prennent un coup de vieux moins rapidement que des images réalistes.
Que pensez-vous de l’emploi du pixel art ?
Actuellement, c’est assez tendance et ça reste très underground, pas du tout grand public. Vu que j’ai de plus en plus de travail en pixel art, je suppose que c’est en train de changer. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont grandi avec les jeux vidéo et qui sont heureux de retrouver des images en pixel art. C’est une sorte de nostalgie encore assez inhabituelle, mais j’espère que l’on aura encore beaucoup de pixel artists !
Rencontre eBoy
Créé en 1997, le collectif allemand eBoy est l’un des premiers à avoir employé le pixel art et à être reconnu par ce biais. Composé de Kai Vermehr, Steffen Sauerteig and Svend Smital, le groupe travaille à distance entre Berlin et Vancouver. Il a notamment réalisé des projets pour des marques connues comme Nike, Levi’s, Microsoft, Yahoo ou des magazines. Kai Vermehr a accepté de répondre à quelques questions sur le collectif.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
J’ai connu Steffen lorsque nous travaillions chez Meta Design dans les années 1990. Les week-ends, nous avions l’habitude de jouer ensemble à Marathon, un jeu de tir en réseau. Puis nous avons commencé le site Eboy.com pour héberger nos projets. Svend, qui est un de mes vieux amis, nous a rejoints peu après.
Pourquoi avoir choisi de faire un collectif au lieu de poursuivre des carrières solo ?
C’est bien plus fun de travailler en groupe et il y a une bonne alchimie entre nous.
D’où vient le nom eBoy ?
Nous écoutions beaucoup la chanson Check Your Head des Beastie Boys à cette époque… Le nom vient en partie de là. À part ça, le « e- » est bien sûr une référence au média électronique.
Est-ce que vous faites des croquis préparatoires ?
Pas du tout ! Nous aimons la liberté et lorsque nous commençons une illustration, nous ne savons pas du tout où nous allons. En fait, les images viennent d’elles-mêmes et il faut se laisser guider par elles. D’un autre côté, nos clients nous font souvent des croquis pour nous guider, ce qui n’est pas mal non plus.
Étant donné que tous les éléments de vos illustrations peuvent être déplacés puisqu’ils sont tous en 3D isométrique et dans une perspective similaire, est-ce que vous pratiquez beaucoup le copier-coller ?
Oh oui, tout le temps ! Nous faisons des copier-coller de parties ou de l’ensemble des éléments que nous créons. Cela est facilité par la perspective isométrique. Vous pouvez facilement placer n’importe quel élément n’importe où : la perspective reste la même. C’est pourquoi nous réutilisons énormément d’images ou de morceaux d’illustration.
Comment se passe la création d’une image à trois ?
L’un de nous crée un fichier Photoshop nommé « Sammler » (qui veut dire « collectionneur »). Son rôle est de compiler toutes les images autonomes créées par chacun de nous et de les combiner en une seule grande image. Toutes les images sont par ailleurs déposées dans une banque de données (sous Adobe Bridge) et elles peuvent ainsi être réutilisées pour des projets à venir. Comme nous travaillons aussi à distance dans des pays différents, nous synchronisons nos dossiers par le biais de Dropbox, un service vraiment très pratique et efficace pour les groupes qui travaillent en ligne (https://www.getdropbox.com/)
Combien de temps vous faut-il pour un poster de la taille de celui sur Berlin?
Ça peut prendre jusqu’à trois mois, parfois même plus.
Pourquoi avoir choisi Photoshop et non un autre logiciel ?
Nous utilisons Photoshop depuis des années et nous le maîtrisons donc parfaitement. C’est d’ailleurs incroyable tout ce que vous pouvez faire avec ce logiciel ! Presque tout, en fait ! Je ne suis pas sûr qu’il y ait une application aussi puissante pour faire des images en pixels.
Pourquoi avoir opté pour le pixel art ?
Nous voulions travailler sur écran et pour les écrans. Le pixel art est donc venu naturellement.
Dans ce cas, pourquoi faire un livre (Pixorama) avec vos différentes réalisations numériques ?
Nous avons commencé à travailler sur les supports numériques, mais nos projets sont également appréciés sur des supports plus traditionnels. Nous ne nous sommes donc pas restreints aux écrans !
Vous avez aussi développé une ligne de Toys et d’autres goodies. Mais là, votre style est différent.
Tout à fait ! Nous apprécions les Toys et en général ils sont assez lisses et doux au toucher. Pour la gamme Peecol chez Kidrobot, nous ne voulions pas faire des blocs juste parce que eBoy est connu pour le pixel art et son aspect « bloc ». En revanche dans le cas de Blockbob, nous sommes partis de l’idée de blocs que l’on peut reconfigurer pour créer des personnages fun. Dans ce cas-là, l’esthétique à base de blocs était plus logique.
Est-ce que vous fréquentez d’autres pixel artists ?
Personnellement, j’en connais quelques-uns : Nana Rausch de Quickhoney et Greg de FlipFlopFlying …
Est-ce que vous jouez encore aux jeux vidéo ?
Quand nous avons le temps, nous jouons à Left4Dead et World of Warcraft.
Vous jouez à des jeux en 3D très éloignés de l’esthétique pixel art.
En fait, nous jouons essentiellement à des jeux en 3D. Nous ne sommes pas vraiment dans le rétro gaming. C’est une erreur que font la plupart des gens. La confusion est liée au style d’eBoy. Mais en réalité, nous employons des outils numériques et nous publions nos œuvres sur des supports digitaux car nous sommes tournés vers l’avenir et pas vers le passé.
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