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Rencontre Cevat Yerli, PDG de Crytek

Peut-on réussir dans le jeu vidéo en n’étant ni Japonais, ni Américain, mais fils d’immigré turc en Allemagne ? La réponse est un grand « oui ». Cevat Yerli a sans doute eu le parcours dont rêvent tous les gamers. À dix-neuf ans, il fonde Crytek qu’il dirige désormais avec ses deux frères. Il est aujourd’hui à la tête de l’un des studios indépendants européens les plus en vue, et après une douzaine d’années dans le milieu, il n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin. 

Crytek a beaucoup de fans. Comment l’expliquez-vous ?

Cevat Yerli : Nous avons toujours essayé de faire au mieux et d’écrire notre destin en faisant les meilleurs jeux possibles. Je pense que c’est de cette façon qu’on satisfait les joueurs. Ils deviennent ainsi des fans fidèles qui nous aident à avoir une influence dans ce milieu. C’est la qualité de nos titres qui fait notre marque de fabrique et explique notre importance en Europe. Mais je ne m’attendais pas à ça en fondant Crytek.

À quel type de joueur vous adressez-vous ?

Cevat Yerli : Le joueur à qui s’adresse Crytek aime les jeux de qualité tant au niveau graphique qu’au niveau du gameplay. Il aime les univers ouverts où il dispose d’une liberté maximale pour faire ses choix. Far Cry a été conçu dans cette optique. Crysis et Crysis 2 sont dans la même veine. Il s’agit d’éviter toute linéarité pour offrir un « bac à sable » où les joueurs créent leur propre façon de jouer. Nous nous adressons aussi à des gens qui aiment les jeux avec une grande assise technologique. Nous proposons ainsi des mondes photoréalistes avec une simulation poussée des combats. Dans ce genre de FPS, il est toujours plus facile pour un développeur d’opter pour des scripts définissant à l’avance les différentes actions possibles. Mais cette approche nuit au réalisme et réduit les choix offerts aux joueurs. C’est pourquoi nous préférons les environnements ouverts. Nos fans le savent et c’est ce qu’ils attendent de nous.

Crytek réalise des jeux, mais elle est aussi une entreprise de middleware qui vend son moteur de jeu. Quelle est l’activité la plus importante pour vous ?

Cevat Yerli : Le plus important reste le jeu, car au final, c’est ce qui touche vraiment le consommateur. La création du moteur et sa vente représentent un marché différent. C’est une partie importante des revenus de Crytek, et elle nous pousse à innover sans cesse au niveau technologique. Mais pour moi, le jeu reste primordial, car c’est lui qui nous permet d’influencer le consommateur, de lui procurer des émotions et de créer des souvenirs. La technologie du CryEngine met cette puissance à la portée d’autres développeurs, alors que le jeu nous permet de divertir les joueurs.

Pouvez-vous nous parler des problèmes liés aux tentatives de contrôle du gouvernement allemand ?

Cevat Yerli : Le gouvernement allemand avait pour projet de bannir les jeux dits « violents ». Il faut distinguer deux aspects : l’interdiction de leur vente et l’interdiction de leur création. Une interdiction de la commercialisation serait très grave pour l’ensemble de l’industrie, car le marché allemand est très important en Europe. L’économie allemande aurait aussi à en souffrir, car les ventes de jeux vidéo représentent des volumes considérables. Mais une telle décision n’aurait pas d’impact direct sur Crytek. En revanche, si l’Allemagne décide d’interdire la création de jeux dits « violents », des titres comme Crysis 2 ne pourront plus y être développés. Comme nous n’allons pas arrêter de produire des jeux de ce genre, nous devrons alors nous exiler. Et si nous quittons l’Allemagne, ce sera une perte, non pas à cause de notre départ, mais parce que bien des gens seront aussi obligés de quitter le pays. Tous les développeurs qui souhaitent travailler sur ce type de jeux émigreront et il n’y aura plus de culture allemande du développement vidéoludique. 

Vos jeux ont longtemps été des titres PC uniquement. Pourquoi faire des jeux sur console ? Est-ce pour limiter le piratage ?

Cevat Yerli : Non, c’est avant tout un problème de coûts de production. C’est une évolution naturelle, car en proposant nos titres sur consoles et PC nous touchons un plus large public. Sur le marché du PC, les meilleurs jeux d’action se vendent à deux ou trois millions d’exemplaires, ce qui ne permet pas au développeur de rentabiliser ses coûts. C’est d’autant plus problématique qu’un jeu comme Crysis coûte entre dix et vingt millions d’euros et qu’il faut en vendre entre quatre à cinq millions pour avoir enfin un retour sur investissement. Nous sommes donc obligés de nous intéresser aux autres plates-formes pour multiplier les chances d’atteindre le seuil de rentabilité. En dehors de ce problème économique, il y a aussi le fait que les possesseurs de consoles souhaitent jouer à nos créations. Tous mes amis et mes neveux ont des consoles et ils me demandent sans arrêt quand ils pourront jouer à des jeux de Crytek. En amenant nos titres sur ces plates-formes, nous permettons à davantage de joueurs de profiter de nos jeux même sans PC. Attention, je parle bien sûr d’un vrai PC dédié au jeu, pas d’une simple machine de bureau. Il est plus facile d’acheter une console qu’un ordinateur qu’il faut optimiser pour le jeu en achetant les bons composants. Pour toutes ces raisons, nous avons choisi de travailler sur consoles et PC. 

Avec des budgets et des risques financiers aussi importants, est-ce que la créativité n’est pas bridée ?

Cevat Yerli : Non, car la créativité s’exprime en début de projet, quand les coûts sont encore très limités. La phase de préproduction ne nécessite que peu d’intervenants pour définir le concept du jeu. Quant à la création du prototype, elle ne mobilise que vingt ou trente personnes. C’est à ce moment qu’on est le plus créatif, où l’imagination est indispensable pour se distinguer de la concurrence. Il faut savoir prendre des risques et innover ou personne n’achètera votre jeu. En fait, plus le budget est important et plus il faut innover sous peine d’y laisser sa chemise !

Pourquoi avoir choisi EA Partners pour Crysis 2 ?

Cevat Yerli : Notre précédent éditeur était très bien, mais nous voulions travailler avec des gens qui connaissent et maîtrisent parfaitement le marketing au niveau mondial afin de toucher un plus large public. Je pense que pour un jeune studio comme le nôtre, travailler avec Ubisoft a été une formidable opportunité pour débuter et progresser. Mais au bout d’un certain temps, quand votre réputation est établie et que vous souhaitez conserver une certaine indépendance, vous vous tournez vers d’autres éditeurs. Et EA est l’un des mieux placés au monde.

Est-ce pour garder votre indépendance que votre prochain jeu sort chez Microsoft ?

Cevat Yerli : En fait, c’est l’un de nos prochains jeux. Nous en avons d’autres en préparation, mais je ne peux pas encore vous en parler.

Combien de personnes travaillent actuellement chez Crytek ?

Cevat Yerli : Actuellement, nous employons environ trois cents personnes. J’ai commencé Crytek tout seul, puis j’ai travaillé avec des gens rencontrés sur internet. À l’époque c’était quelque chose de tout nouveau ! Puis mes frères m’ont rejoint un an après.

Avez-vous encore le temps de vous impliquer dans vos jeux ?

Cevat Yerli : Oui, bien sûr ! En tant que réalisateur de Crysis 2, j’y joue tous les jours et je suis totalement impliqué dans la production du titre.

Est-ce que les différentes structures de Crytek à travers le monde ont une spécialisation particulière ?

Cevat Yerli : Il y a toujours une spécialisation, car chaque titre est différent et propose des contenus inédits. L’un est plus tourné vers le jeu en ligne, l’autre est un FPS et le dernier doit rester secret. Mais le plus important est que tous les studios sont connectés les uns aux autres et que la communication se fait de façon optimale. Tous nos studios ont par exemple travaillé sur Crysis 2 pour finir le jeu. Nous tenons à entretenir une culture d’entreprise qui repose sur le partage des savoirs et des savoir-faire ; toutes les ressources sont donc partagées. 

C’est un challenge à part entière qui exige un management poussé pour gérer correctement les projets. Il faut mettre en place des processus de création et de validation, toute une organisation nécessaire à un meilleur travail en équipe s’affranchissant des distances et permettant de bénéficier de l’expertise particulière de chaque studio.

Est-ce que vos parents approuvaient ce que vous faisiez lorsque vous étiez en train de programmer des jeux ?

Cevat Yerli : Oh, non ! Mes parents ne comprenaient pas ce que je faisais. En fait, personne ne me comprenait. Tout le monde se demandait pourquoi je voulais tant faire des jeux. Pour moi, c’était une évidence. C’était un véritable « appel du jeu » : je savais que j’étais destiné à créer des jeux vidéo. À chaque fois que je jouais, je me disais « ça, ce n’est pas terrible », « j’aurais fait ça autrement » ou encore « je suis sûr de pouvoir faire mieux ! » Évidemment quand j’en parlais à mes parents, ils me répondaient : « Va à l’école et finis tes études ! » Mais, j’ai persévéré. J’ai fait des études tout en continuant à programmer des jeux le soir. Ils m’ont laissé faire tant que cela n’empiétait pas sur mon sommeil. Mes frères ne comprenaient pas non plus mon obsession pour le jeu. Mais au bout d’un moment, ils s’y sont faits et m’ont aidé à convaincre mes parents de la viabilité de mon projet. Et maintenant, c’est bon : tout le monde est content ! (rires)

Quel est le titre qui vous a donné envie de faire des jeux ?

Cevat Yerli : Quand j’étais gamin, je jouais à Kick off, un jeu de football. J’étais tellement à fond dans le jeu que je ressentais des émotions incroyables. J’adorais l’esprit de compétition et le moment où je battais mes amis. J’avais douze ans et un jour, en rentrant à vélo, je me suis dit : « Waouh, c’est trop fort d’arriver à créer ça avec un jeu ». C’est à ce moment que j’ai commencé à vouloir faire des jeux. J’ai appris à programmer sur les PC de l’époque et j’ai commencé à créer mes propres jeux à treize ans. C’était mon loisir favori. J’ai ensuite développé un titre plus compliqué à seize ans. Puis, j’ai sorti mon premier jeu dans le commerce. C’était Far Cry et j’avais environ dix-huit ans.

C’est donc grâce à un jeu de football que l’on doit la naissance de vos FPS sur PC ?

Cevat Yerli : Oh, après Kick off, j’ai joué à beaucoup de FPS, dont Quake. J’ai toujours su que mes créations devraient avoir les plus beaux graphismes du moment. Et quand je me suis lancé professionnellement dans le jeu vidéo, j’ai créé un jeu dans le genre le plus disputé. C’est pour cette raison que nous faisons des FPS.

Initialement publié dans IG Magazine.

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