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Peut-on donner un prix du dessin à un mangaka ?

En 2005, Le Sommet des dieux de Jirô Taniguchi reçoit le Prix du dessin au Festival International de Bande Dessinée d’Angoulême. Si officiellement on se félicite de voir un manga récompensé, les bruits de couloir ne sont guère favorables. Certains pensent toujours qu’on ne peut pas primer une personne travaillant avec des assistants.

Depuis l’arrivée de Goldorak sur les écrans de télévision français en 1978, le dessin animé et la bande dessinée japonaise ont subi de multiples vagues de dépréciation plus ou moins haineuses.

Au début, les « japoniaiseries » se contentaient d’être « violentes, sexuelles et débilitante ».

En 1981, la psychologue Liliane Lurçat dénonce l’influence néfaste de la télévision sur les jeunes enfants. Dans À cinq ans, seul avec Goldorak, elle parle de « bombardement émotionnel qui peut avoir des effets dommageables sur leur équilibre ».

En 1989, Ségolène Royal enfonce le clou avec son essai Le ras-le-bol des bébés zappeurs. Elle y amalgame les dessins animés japonais avec les séries américaines et disserte sur l’amoralité de l’ensemble.

En 1996, c’est au tour d’un professeur de sciences de la communication de s’exprimer dans les colonnes du Monde diplomatique (Ce que nous disent les mangas… par Pascal Lardellier).

Cette fois-ci l’attaque porte sur la bande dessinée qui se complairait dans « l’exhibition délibérée de la souffrance ». L’auteur estime que les mangas représentent le « divertissement violent d’une époque violente ».

Le nouvel argument anti-manga

Dix ans plus tard, rien n’a changé ou presque. La méconnaissance du manga par le grand public et certaines personnes se désignant comme spécialistes de la bande dessinée reste consternante. Par contre, ils ont trouvé un nouvel argument pour contrer le succès de cette BD venue d’ailleurs.

Ainsi, le 24 octobre 2006, dans l’émission culturelle de France 3, Ce soir ou jamais, le raisonnement dévalorisant est le suivant : le manga n’est pas une forme artistique contrairement à la bande dessinée franco-belge, car c’est une production manufacturée réalisée par une équipe et non un seul auteur.

Même si l’on reconnaît un indéniable souffle épique à Akira, on critique son esthétique. Katsuhiro Ôtomo serait alors un bon scénariste mais un graphiste minable qui a besoin de l’aide de son studio.

Autrement dit, on reproche aux mangaka de ne pas savoir dessiner. Il ne peut donc pas recevoir le prix du dessin. La preuve en est qu’ils ont des groupes de dessinateurs spécialisés dans certaines tâches (encrage, décors, trame…). La réalisation d’un manga s’apparenterait alors à un travail à chaîne dans laquelle le mangaka représenterait le contre-maître.

Cet argument a pour avantage d’entériner la BD franco-belge en tant que 9e art, tandis que la production japonaise ne serait qu’un pâle ersatz industriel. Il y aurait la Rolls-Royce d’un côté et la Ford T de l’autre.

Cette vision des choses permet également de justifier l’écart de prix entre un album de franco-belge et un volume de manga : on ne paye pas un tableau de maître au même prix qu’un poster acheté à un vendeur à la sauvette dans le métro.

Les assistants

Examinons de plus près cette argutie. Si travailler avec une équipe d’assistants équivaut à ne pas faire de l’Art, alors presque aucun mangaka n’aurait le droit de prétendre au titre d’artiste. D’ailleurs de nombreux peintres, dont Rembrandt, seraient à dénigrer comme de simples exploiteurs de nègres.

Rappelons que les studios de dessins se sont formés dans la BD japonaise lorsque les rythmes de parution ont été bouleversés en 1959. Les magazines de prépublication sont passés d’une édition mensuelle à une publication hebdomadaire. Pour pouvoir rendre les planches en temps et en heure, les mangaka se font aider par des assistants qui s’occupent de l’arrière-plan et de la pose des trames.

Plus encore, être assistant d’un mangaka est bien souvent le meilleur sésame pour devenir auteur à son tour à une époque où les écoles de bande dessinée n’existaient pas.

Parmi les mangaka qui ont été d’abord été des assistants, on pourrait citer Eiichiro Oda (One Piece) et Takehiko Inoue (Slam DunkVagabond). Le premier a travaillé pour Nobuhiro Watsuki (Kenshin). C’est à cette occasion qu’il a rencontré Hiroyuki Takei (Butsu Zone, Shaman King), autre assistant à l’époque.

Quant à Takehiko Inoue, il raconte avec humour à quel point il a été une gêne pour son maître Tsukasa Hôjo (City Hunter, Cat’s Eye) : il commettait souvent des erreurs que le mangaka devait rectifier et a longtemps dormi sur le canapé car il n’avait pas de logement…

Tout ceci est-il bien différent des pratiques occidentales ? Non. Dupa (Cubitus) a été l’assistant de Greg (Achille Talon). Turk a été l’assistant de Tibet (Ric Hochet) avant de créer Léonard avec De Groot. François Schuiten (Cités obscures) a conçu plusieurs ouvrages avec Claude Renard, dont il est d’abord l’élève, puis l’assistant.

Hergé lui-même s’est entouré d’assistants, dont le plus connu reste Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer). À une époque où les instituts de formation spécialisés dans la bande dessinée n’existaient pas, il est normal d’apprendre le métier sur le tas auprès d’une personne plus expérimentée.

Finalement, la seule différence entre les pratiques occidentales et japonaises tient dans la reconnaissance de l’équipe d’assistants. Si les aficionados de Dragon Ball et Akira savent bien que ces séries ont été crées par Akira Toriyama et studio Bird, Katsuhiro Ôtomo et studio Mushroom, le nom des assistants d’Hergé est longtemps resté inconnu du grand public.

Donc si l’on refuse aux mangaka le titre d’artistes car ils ont des assistants, on devrait également le dénier à des auteurs aussi connus qu’Hugo Pratt, qui a confié certains de ses décors et la mise en couleur à des tierces personnes.

Formation et respect du maître

Lors d’une récente interview avec Jirô Taniguchi, nous sommes revenus sur la polémique suscitée en 2005 lorsqu’il a reçu le Prix du dessin. Qu’en pense-t-il ? Il accepte les critiques, mais il tient tout de même à préciser quels sont les rapports existant entre un mangaka et ses assistants.

Avant de devenir un dessinateur indépendant en 1972, il a travaillé en tant qu’assistant pendant plusieurs années. C’est de cette manière qu’il a appris à faire de la bande dessinée. La transmission du savoir passe ainsi du maître à l’élève par le biais de cette collaboration.

On pourrait presque comparer cette pratique qui existait au Japon et en France au compagnonage ou à l’apprentissage, mais dans un domaine plus artistique qu’artisanal.

Actuellement, dans son atelier de création, Taniguchi travaille avec deux ou trois assistants. Il réalise 70% du dessin dans chaque manga. Lorsqu’il donne des arrière-plans à faire à ses assistants, les directives sont très précises et lui même s’occupe d’à peu près 40% du dessin.

Il est désigné par les assistants comme le sensei, terme respectueux signifiant littéralement « maître ». Il a de toute façon le dernier mot pour chaque image du manga.

Lorsque le mangaka reçoit un prix du dessin, l’assistant ne cherche nullement à tirer la couverture à lui. Être assistant, c’est être en formation auprès d’une personne plus compétente et plus expérimentée.

L’objectif d’un assistant est de rattraper le sensei dans la maîtrise de son art plus que de réclamer des miettes de gloire. Quant au mangaka, lorsqu’il reçoit un reconnaissance symbolique, il n’a nullement à se sentir coupable.

Taniguchi explique que lorsqu’il a reçu le prix du dessin en 2005, il s’est senti très honoré. Il a remercié ses éditeurs Kazuyuki Yonezawa et Junichiro Kawashima. Il a également félicité ses assistants avec qui il a partagé la joie d’être reconnu par la critique française. Toutefois, il ne se sent pas coupable de recevoir un prix alors que ses assistants ne sont pas nommés.

Que répondre à ceux qui pensent que le manga est une bande dessinée industrielle et sans âme car les dessinateurs ont des assistants ? Que c’est la même chose en franco-belge, mais que ça n’empêche pas les gens de considérer Hergé comme un artiste.

Cet argument n’est ainsi qu’un faux-fuyant pour se défendre contre l’invasion de la BD nipponne et justifier la différence de tarif entre un dessinateur français et japonais.

Initialement publié dans AnimeLand.

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