Le 6 juin 1984 naissait un petit logiciel qui allait révolutionner le monde du jeu vidéo et rapprocher tous les pays séparés par la Guerre froide : Tetris.
Personnellement, je le rends responsable de ma myopie car j’ai passé un certain temps à jouer la nuit sous ma couette pour que mes parents ne s’en rendent pas compte.
Mais c’est une autre histoire. En attendant, voici celle de son invention et des rocambolesques retournements de situation liés aux problèmes de droits.
Tetris est l’adaptation d’un jeu de société
L’histoire de Tetris est liée à celle des opportunités offertes par la technologie d’une époque donnée.
Alexey Pajitnov est un scientifique travaillant sur les intelligences artificielles au centre d’informatique de l’Académie de Sciences. Et pour se détendre, comme beaucoup de soviétiques, il joue à des jeux de société.
Parmi ceux-ci, il a une affection particulière pour Pentominos : il s’agit de replacer les douze pièces formées à partir de cinq carrés dans un cadre.
Ça a l’air simple mais il y au plus de 36 000 combinaisons différentes. En Occident, le jeu est souvent commercialisé sous le nom de Katamino.
Le jeu consiste à ranger les formes de la manière la plus efficace pour qu’elles y soient toutes sans aucun trou.
Il aime tellement ce jeu de société qu’il essaie d’en faire une version numérique sur les ordinateurs de son institut.
Quand il invente le jeu, Pajitnov travaillait sur un Elektronica 60, un clone du PDP-11 (ordinateur 16 bits américain). Il ne disposait que de lettres et de chiffres à l’époque et non de « graphisme » à part entière.
Du coup, pour élaborer les formes géométriques il a utilisé les signes de ponctuation. Deux crochets permettaient de créer un carré : [ ]
Et plusieurs carrés regroupés formaient des formes géométriques. Des points d’exclamation, des tirets et des symboles mathématiques permettent de compléter le tout et former une aire de jeu relativement limitée.
Est-ce pour cela que Pajitnov a pris une forme plus simple composée de seulement quatre carrés (tétromino) au lieu de cinq comme dans le jeu de société ?
En tout cas, ce chiffre quatre est à l’origine du nom du jeu, Tetris (tetra signifiant quatre en « latin »).
Pour éviter de prendre trop de ressources en affichant toutes les lignes créées, celles-ci s’effacent au fur et à mesure ne laissant visibles que les éléments mal agencés.
Ils sont autant de motivation pour s’améliorer et continuer de jouer.
C’est également dans un souci de gestion des ressources qu’il n’y a pas à proprement parler de « gravité » dans le jeu : les pièces flottent dans le vide au lieu de remplir les vides.
Comme on le voit, la plupart des éléments de gameplay de Tetris sont liées aux limitations techniques de l’époque.
Dans plusieurs interviews, Pajitnov se souvient à quel point il était content de réussir à faire tourner les pièces, ce qui pour nous, nous semble enfantin.
Il faut dire que l’ordinateur n’avait alors que 64KB de mémoire…
Très vite, l’inventeur se rend compte du côté addictif de sa création. Officiellement, il passe pas mal de à temps à débuguer son jeu mais en réalité c’est un prétexte pour y jouer tranquillement.
Ses collègues s’enthousiasment également pour Tetris et rapidement tout le centre s’y met. Deux collègues s’occupent même d’un portage sur les PC d’IBM.
Des copies sont réalisées avec des disquettes (oui, ce support de stockage qui a complètement disparu depuis quinze ans) et chacun se les passent librement car nous sommes dans l’Union Soviétique et que tout appartient à l’État.
Tetris a passé le rideau de fer avant qu’il ne s’écroule
L’histoire de Tetris est intrinsèquement liée à celle de la guerre froide qui sépare l’Occident en deux camps opposés.
C’est en Hongrie que pour la première fois un entrepreneur de l’Ouest découvre Tetris.
Rappelons qu’à la fin des années 1980, le monde était encore divisé en deux blocs par la Guerre froide : le monde du marché libre sous la houlette des États-Unis et le bloc soviétique rassemblant les pays communistes où tout appartient à l’État.
L’hostilité militaire et politique s’était néanmoins affaiblie et la Hongrie produisait alors bon nombre de jeux destinés à être commercialisé en Occident.
C’est dans ce contexte que Robert Stein acquiert les droits de Tetris pour sa société anglaise Andromeda.
Du moins, c’est ce qu’il croit.
Il n’a qu’un vague accord avec les Russes. Cela ne l’empêche pas de revendre les droits à Robert Maxwell, magnat de la presse qui détient le quotidien The Mirror mais aussi une société de jeux vidéo, Mirrorsoft qui acquiert les droits pour l’Angleterre.
Une filiale américaine (Spectrum Holobyte rachetée par Maxwell) s’accapare les droits pour les États-Unis et produit un Tetris pour Atari.
Et c’est à une filiale d’Atari que Henk Rogers, un entrepreneur d’origine hollandaise, achète les droits pour une version console sur NES.
Comme on le voit, les droits passent de main en main et font la fortune de ceux qui les ont mais pendant ce temps-là, les Soviétiques ne gagnent pas un centime.
Pendant ce temps, Pajitnov a légué ses droits au gouvernement russe qui à travers son organisme officiel Elektronorgtechnica (ELORG) s’occupe de la commercialisation à l’étranger.
Ne voyant pas les espèces sonnantes et trébuchantes venir, Nikolai Belikov réclame les sommes dues à Andromeda.
De son côté, l’anglais Maxwell veut acquérir les droits et envoie son fils pour les négocier en URSS. Et pour couronner le tout, Nintendo envoie Henk Rogers dans le même but.
C’est ce très joli moment de chassé-croisé entre le Soviétique et les trois négociateurs de l’Ouest que met en valeur le documentaire de la BBC4 (Tetris — From Russia with Love, 2004).
Entre les coups de bluff de Rogers et la pression politique de Maxwell qui menace de se plaindre directement au président russe, il a de quoi créer le suspens.
Belikov s’en sort en cédant les droits aux trois sociétés de manière exclusives : Andromeda ne s’occupe plus que des versions PC, Atari obtient les droits pour l’arcade et Nintendo rafle les droits des versions consoles.
Diviser pour mieux régner est visiblement une leçon bien apprise.
Tetris a permis à Nintendo de tuer Atari
Pendant que tout se négociait en URSS, les Américains d’Atari s’apprêtaient à lancer leur version de Tetris pour leur console de salon.
Tout était prêt : les cartouches produites, les publicités lancées.
Et tout s’arrête net lorsque Nintendo revient triomphant avec les droits. Belikov et Pajitnov font même le trajet vers San Francisco en tant que témoins-clefs lors du procès entre les deux sociétés de jeux vidéo.
Ainsi, l’histoire de Tetris résume celle de la concurrence entre ordinateur et consoles.
L’atout des Japonais était Henk Rogers.
L’entrepreneur s’est invité lui-même à la table des négociations avec les Soviétiques et leur a proposé un échange qui semblait plus équitable que ceux proposé par ses concurrents.
Outre une avance de 500 000 dollars, Nintendo reversait 50 centimes à chaque cartouche de jeu vendu. Etant donné qu’il s’est vendu 8 millions de version NES et 33 millions de version Game Boy, on peut dire que l’URSS n’a pas fait une mauvaise affaire.
De son côté, la filiale américaine de Nintendo a enterré la console d’Atari et a su imposer sa Game Boy avec Tetris vendu en bundle. Difficile de dire si c’est la portable qui a fait vendre le jeu ou le puzzle qui a fait vendre la console.
Tout ce que je sais est que personne ne peut oublier la musique de Tetris sur Game Boy une fois qu’on y a joué.
Cette chanson folklorique russe intitulé Korobeiniki vous trotte dans la tête malgré vous lorsque vous pensez aux blocs qui tombent dans votre sommeil agité.
L’URSS et Nintendo sont les gagnants de l’histoire pour le moment. Pendant que le jeu se vend par palette, l’inventeur ne touche rien et attend patiemment la fin de la décennie pour reprendre ses droits.
Tetris est une suite de batailles juridiques
Lorsque Pajitnov essaie de reprendre ses droits sur le jeu à l’échéance des dix ans, les bureaucrates du régime communiste ne sont pas très enclin à les lui redonner.
Après tout, le scientifique travaillait pour une institution gouvernementale et surtout Tetris est une poule aux œufs d’or.
Pour débloquer la situation après une bonne année de négociation, Henk Rogers propose un marché avantageux pour les deux parties : la création d’une nouvelle société destinée à vendre et défendre la licence Tetris à travers le monde : The Tetris Company.
À partir de là, l’histoire de Tetris devient celle des nombreux procès instruits.
ELORG prend 50% des parts, le reste appartenant à la Blue Planet Software, studio créé par Rogers afin de permettre à Pajitnov d’avoir au moins une partie des bénéfices générés par sa création.
À partir de là, la société va défendre bec et ongles Tetris et attaquer tout ce qui ressemble de près ou de loin au jeu de Pajitnov.
En 2005, après une autre dizaine d’années, Rogers et l’inventeur ont suffisamment d’argent pour monter ensemble une nouvelle société (Tetris Holding) qui rachète ELORG.
The Tetris Company est désormais détenue à part égale par Blue Planet Software et cette entreprise.
Ainsi, il aura fallu plus de trente ans pour que Pajitnov puisse réellement toucher tous les droits liés à sa création.
Est-ce pour cette raison que The Tetris Company est particulièrement agressive ? Elle a fait retiré de la vente plusieurs titres trop proches de Tetris. Tris disparait de l’App Store en 2008, une trentaine de clones sont éradiqués des Google Phone en 2010 et un sort similaire touche les jeux jugés trop proches sur Windows Phone en 2011.
Cette guerre contre les imitations sur mobile est à la mesure des enjeux économiques. En 2014, il y a plus de 425 millions de téléchargements payant de Tetris.
Après un partenariat fructueux avec EA sur mobile, The Tetris Company travaille actuellement avec Ubisoft pour une version console taillée pour l’eSport : Tetris Ultimate.
Le jeu sort à l’automne 2014 sur Xbox One, PS4 et PS Vita. Même si Rogers est officiellement retraité et Pajitnov profite de la vie plus qu’il ne développe de jeu, les affaires continuent.
Tetris est l’histoire de deux pièces imbriquées
L’histoire de Tetris n’est pas seulement celle d’un moment exceptionnel du jeu vidéo mondial où des sociétés se sont battus pour acquérir des droits et gagner la guerre économique.
Il s’agit aussi de la rencontre improbable de Henk Rogers et d’Alexey Pajitnov.
Le premier est un Hollandais d’origine indonésienne qui a fait son parcours secondaire à New York avant d’aller à l’université de Hawaii où il étudie l’informatique et passe beaucoup de temps à jouer à Donjons et Dragons.
Amoureux d’une étudiante japonaise, il la suit au Pays du Soleil Levant et commence à développer des jeux vidéo dont Black Onyx (1984), sans doute le premier RPG au tour par tour japonais.
Il travaille assez rapidement pour Nintendo et découvre Tetris au CES de Las Vegas en 1988. C’est alors qu’il décide d’acquérir les droits du jeu pour le compte de Nintendo et se rend en URSS où il rencontre Pajitnov.
À l’époque celui-ci est un fonctionnaire qui connait assez mal l’industrie naissante du jeu vidéo en Occident.
Il découvre la Famicom en rencontrant Rogers qui avait emporté avec lui une mini télévision portable, une console Nintendo et une caméra pour filmer son aventure russe.
Les deux hommes deviennent très vite amis car Rogers s’intéresse vraiment au jeu vidéo et pas seulement à l’aspect financier. À partir de ce moment-là, ils ne vont plus vraiment se quitter.
Pajitnov prend goût à la création de jeu vidéo, activité bien plus stimulante car la reconnaissance du public est plus rapide que celle d’une administration étatique.
De plus, la rencontre avec Rogers lui prouve qu’il est possible de vivre en créant des jeux vidéo.
Il démissionne donc pour devenir Game Designer à Moscou avant d’émigrer aux États-Unis en 1991. Il s’installe près de Seattle et fonde une première boite de jeu vidéo avec Rogers (AnimaTek) avant de rejoindre les rangs de Microsoft, où il collabore à divers projets durant sept ans avant de redevenir Freelance.
Durant cette période il élabore plusieurs puzzle games comme Night Moves, Mind Aerobics, Pandora’s Box et Hexic. Actuellement, il travaille avec des ex-collègues de Microsoft qui ont monté leur studio (Wild Snake) près de Saint Petersburg.
Lors des batailles juridiques les deux hommes sont toujours du même côté, Rogers défendant les intérêts de Pajitnov tout en prenant une partie des bénéfices.
Durant l’E3 de 2014, les deux hommes se sont mêmes retrouvés sur le salon pour faire la promotion du futur Tetris Ultimate dans des tenues ne passant pas inaperçues.
Ainsi, l’histoire du jeu vidéo croise la Grande Histoire et montre qu’une bonne idée (de gameplay) peut unir tout le monde à travers le même plaisir.
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Une réponse sur « Histoire de Tetris : du bloc soviétique à la conquête du monde »
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