Avez-vous remarqué que jusqu’à une certaine époque les filles dans les mangas érotiques avaient tendance à lécher de gros rectangle blanc ? que les hommes étaient représentés sans sexe ? qu’il y a un nombre improbable d’adolescentes prépubères prêtes à toutes expérimentations sexuelles ?
Les Japonais seraient-ils plus obsédés et pervers que les autres ? Non. Mais une vieille loi contre l’obscénité a eu de curieuses répercussions.
Shunga ou estampe érotique
Si l’on remonte aux temps du Japon de l’ère d’Edo, les estampes érotiques ou shunga étaient nombreuses et représentaient les poils pubiens des divers personnages en pleine action. Le terme shunga veut dire littéralement « images de printemps », cette saison étant choisie car elle représente le retour des amours, l’accroissement de la sève dans les bourgeons. Bref, c’est une façon poétique de désigner ces estampes érotiques. Elles constitue un sous-genre de l’ukiyo-e (« image du monde flottant ») qui regroupe les estampes, c’est-à-dire l’impression sur bois. L’ukiyo-e est à la peinture ce que le poster est aujourd’hui aux toiles de maîtres. L’estampe s’est développée durant la période Edo (16oo-1868) sous le règne des Tokugawa. Les shunga étaient souvent regroupées sous la forme de recueil qui forment des « livres d’oreiller » destinés à l’éducation sexuelle ou au plaisir des yeux. Contrairement à ce qui ce passe dans le Japon moderne, les sexes y sont représentés de manière explicite et souvent surdimensionnée. À moins d’être très myope, on ne peut pas rater les images de coïts où le vagin possède la même taille que la tête des personnages. Évidemment tous ces sexes sont représentés avec leurs poils.
Les Japonais étaient-ils moins prudes ou moins hypocrites ou plus libérés ? Pas vraiment. La plupart des artistes qui dessinent des shunga sont restés anonymes, ce qui montre bien que le genre était tout de même considéré comme assez peu honorable. Mais le sexe est considéré en Asie comme une partie du principe vital. C’est pourquoi sa représentation est tolérée. Le kama sutra indien est une illustration de l’importance du sexe comme source d’énergie vitale. Il semble qu’à l’époque Edo, aucune pratique sexuelle n’était vraiment honteuse ou taboue.
Jusqu’en 1991, une loi contre l’indécence régulait les représentations iconographiques de manière un peu particulière au Japon. Afin de ne pas choquer le public, les organes sexuels masculins ou féminins ne devaient pas être représentés dans leur réalité anatomique. Les termes du texte de loi étant assez vagues sur ce qui était vraiment obscène dans la représentation, plusieurs interprétations et applications de cette loi étaient possibles. En gros, il y a eu soudain beaucoup de flou et d’ombre autour de la zone à ne pas montrer au public. C’est fou comme l’éclairage peut soudainement tomber en panne lorsque certaines parties génitales apparaissent à l’image. En gros, pas de poils, pas de censure.
Rectangle blanc et petite culotte
À la place du phallus, divers engins à la silhouette oblongue sont alors introduits dans un vagin flouté. Cela va du classique godemiché aux tentacules de créatures infernales en mal de femelles. Des images allégoriques, plus ou moins tirées par les cheveux, servent à symboliser le coït et l’extase sexuelle. C’est ainsi qu’au beau milieu d’une chambre, alors que les deux partenaires sont sur le point d’assouvir leur désir charnel, apparaît un champignon géant, où une femme nue est visiblement en train de jouir (le sexe étant caché évidemment).
L’autre option est de représenter des organes surdimensionnés, mais dans un style totalement humoristique, décalé et donc non réaliste. D’une façon générale, l’impossibilité de représenter certaines parties du corps crée un transfert vers d’autres zones, que l’on peut montrer sans censure. Si les seins des filles dans les manga et les anime ont connu une soudaine inflation au niveau de leur taille, c’est sans doute aussi parce que ce sont des organes génitaux secondaires que l’on peut représenter sans trop de problèmes juridiques. En outre, plus les seins ressemblent à des ballons de rugby (ou de football), plus le dessin s’éloigne du réalisme. Donc les dessinateurs respectent la loi. En ajoutant des mouvements défiant les lois de la physiques dans le bouncing breast, les studios d’animation renforcent cette tendance à l’inflation mammaire.
La conséquence de l’impossible représentation réaliste du sexe féminin crée un fétichisme exacerbé autour de celui-ci. S’il n’y a pas de poils, les sous-vêtements sont omniprésents. La petite culotte n’a jamais eu autant de suffrage et le vent a rarement été aussi complice des regards coquins. On assiste alors au développement du thème du voyeurisme autour des sous-vêtements féminins. D’ailleurs, le fait de montrer la petite culotte blanche porte un terme au Japon. C’est le panchira, mot formé avec le terme anglais panty qui désigne les sous-vêtements. Le mot témoigne de la fétichisation d’un vêtement qui couvre LA partie du corps qu’on ne peut pas représenter. Le culte de la culotte est tel que certaines personnes en viennent à acheter celle des lycéennes et collégiennes, de préférence déjà portée.
Dans le même genre, on peut remarquer que certains mangaka n’hésitent pas à revêtir leurs personnages féminins d’habits tellement moulant que le lecteur peut voir le tissus recouvrir et mimer les formes des grandes lèvres. Les combinaisons très près du corps dans les récits de science-fiction ont vraiment bon dos. N’est-ce pas monsieur Shirow ?
Pas de sexe ordinaire
La loi contre l’obscénité interdisant les images réalistes, les manga et les anime se mettent alors à représenter des relations sexuelles de plus en plus « fantaisistes », c’est-à-dire qu’elles relèvent souvent de ce que certains médecins nommeraient des perversions : fétichisme, voyeurisme, sado-masochisme, zoophilie…
L’excitation sexuelle étant un bien économique dans le marché du porno, il s’agit d’augmenter le désir charnel des lecteurs qui réclament alors plus de nouveauté et de bizarrerie pour être stimulé, plus de partenaires originaux, plus de situations improbables et de pratiques inhabituelles. Les manga et les anime décrivent alors un monde totalement fantaisiste sans aucune responsabilité à prendre vis-à-vis du partenaire sexuel. L’obligation de ne pas figurer le sexe de manière réaliste donne le champ libre pour toutes images totalement fantaisistes et notamment celles qui peuvent être perçues comme « déviantes ». L’exclusion des poils entrainerait sans le vouloir une forme d’exubération ? Finalement, comme ces pratiques n’aboutissent généralement pas à la reproduction sexuée, l’image de la femme comme mère est préservée.
L’accroissement de la mise en scène de ces pratiques dans le porno se reflète dans les autres manga qui adoptent des codes graphiques sans l’arrière-plan sexuel. Un exemple ? Le bondage. Le terme vient de l’anglais bond qui signifie « lien ». Les Japonais emploient aussi les termes nawa shibari. Le bondage vient d’une pratique sado-masochiste qui consiste à lier les membres du partenaire. Au-delà des simples menottes, il s’agit de tout une série de nœuds qui forme presque une technique pour accroître le plaisir sexuel. Il s’agit alors d’attacher certaines parties du corps, de suspendre le partenaire, d’entraver les mouvements ou de lier l’autre à des objets.
L’un des dérivés du bondage consiste à attacher le partenaire sexuel non pas avec des cordes mais avec des bandages. Les femmes ou les hommes bandés prennent alors la silhouette de momies plus ou moins recouvertes. Évidemment, si Ayanami Rei dans Evangelion est souvent représentée recouverte de pansements, c’est non seulement parce qu’elle est souvent gravement blessée, mais surtout parce que cela renvoie à une iconographie particulière.
Lolita complex
L’une des autres interprétations possibles de la loi est la suivante : pour ne pas choquer le public, il ne faut pas représenter d’organes sexuels réalistes, et donc il suffit de ne pas montrer les poils. En effet, les poils n’apparaissent qu’à la puberté, lorsque les-dits organes génitaux sont prêts à servir.
Du coup, les femmes qui apparaissent dans les manga érotiques et pornographiques prennent curieusement l’apparence de jeunes filles prépubères, c’est-à-dire imberbes. Pas de poils, pas de réalisme, donc pas de censure. À partir de là, la généralisation de la représentation d’adolescentes dans les séries de cul pouvait débuter, créant un nouveau goût pour les jeunes filles. L’engouement est tel qu’on parle de Lolita complex ou lolicon. U-jin est l’un des dessinateurs connus pour ce type de représentation et il a fait l’objet de censure au Japon comme en France.
Ces termes font référence au roman de Vladimir Nabokov et l’adaptation cinématographique de Stanley Kubrick. L’intrigue décrit l’amour passionnel d’un homme d’âge mûr et d’une enfant. Le héros est un professeur qui s’éprend d’une fille au comportement ambigu. Le problème posé est bien sûr celui de la pédophilie et du consentement de la partenaire. Dans les manga et anime, la représentation des femmes avec un corps d’adolescente pourraient-ils créer de nouveaux désirs ?
D’une part, on peut y retrouver l’obsession des Japonais pour le kawai, le mignon qui renvoie à l’univers enfantin. D’autre part, on peut y voir des dérives curieuses. L’uniforme des lycéennes et des collégiennes (le sailor fuku) est alors devenu un objet à connotation sexuelle. Certains fétichistes achètent les vêtements aux adolescentes, tandis que l’uniforme entre dans les rayons des boutiques spécialisées entre la guêpière et les porte-jarretelles.
Enjo kosai
Plus grave encore, les jeunes filles entrent dans des réseaux de prostitution pour assouvir les penchants d’hommes plus âgés et souvent socialement respectables. Cette pratique est nommée par un euphémisme enjo kosai qui peut être traduit par « rapport d’entraide » ou « fréquentation indemnisée ». Enjo signifie « aider » et kosai « sortir avec ». Ces termes décrivent la pratique suivante : des adultes achètent des « rendez-vous » avec des enfants, impliquant généralement des rapports sexuels. Pour cela, ils passent par l’intermédiaire de registres téléphoniques ou de sites Internet.
Des études récentes montrent qu’un quart des étudiantes japonaises entre 12 et 15 ans auraient ainsi participé à des conversations téléphoniques roses. Les mots enjo kosai suggèrent que personnes deux consentantes entretiennent des relations bénéfiques pour l’un et l’autre. Certains médias ont même blâmé les enfants pour leur appât du gain. On a pu ainsi dresser le portrait d’une jeunesse corrompue, prête à tout pour des cosmétiques et des accessoires de luxe. On néglige alors la responsabilité des adultes qui contactent et séduisent des enfants vulnérables à l’exploitation sexuelle.
L’enjo kosai est difficile à réprimer, car il ne correspond pas aux critères légaux définissant la prostitution : les clients ne donnent pas directement de l’argent contre du sexe, mais des « cadeaux » sans qu’il y ait toujours relation sexuelle. Le problème est que cette pratique dérive souvent sur des vols ou des viols sans que la victime ose aller porter plainte.
En outre, il est difficile d’identifier les enfants qui pratiquent l’enjo kosai. Ils sont souvent issus de familles sans problème. De multiples raisons peuvent motiver de tels comportements chez les filles : la curiosité et le désir de faire partie d’un phénomène qui semble à la mode dans le milieu scolaire, la solitude et la recherche d’attention des parents, le plaisir d’avoir de l’argent de poche facilement
Certes, tout cela n’est pas très rose. Il faudrait alors rappeler que les filles en papier sont toujours consentantes même quand elles disent non, tandis que les filles de la vie réelle pensent vraiment à un refus lorsqu’elles disent non. C’est la seule chose à retenir pour pleinement profiter du défoulement sexuel qu’apporte les manga érotiques et leur manie de flouter les poils.
Article initialement paru dans Animeland.