On dit souvent qu’Akira est le premier manga publié en France. C’est faux. En réalité, il y a eu plusieurs tentatives de popularisation de la BD japonaise et le chef d’œuvre de Katsuhiro Otomo n’est que le premier succès critique. Retour sur la préhistoire du manga dans l’hexagone.
À la fin des années 1970, si l’essentiel des ventes de bandes dessinées reste assuré par les titres destinés aux enfants, dans le monde de l’édition tout le monde semble se tourner vers un public adulte afin de promouvoir la BD en tant qu’art.
Une industrie visant une reconnaissance symbolique
Ce processus d’ “artification” se perçoit à travers la création de magazines destinés à un lectorat adulte comme L’Écho des savanes (mai 1972), (À suivre) (1978-1997) ou Métal Hurlant (1975-1987).
La signature prenait également une valeur plus importante comme l’indiquent les différents pseudonymes de Jean Giraud pour chacun de ses styles : Gir pour Blueberry et Moebius pour le Garage hermétique.
Enfin la reconnaissance institutionnelle par le biais des initiatives de Jack Lang, alors ministre de la Culture, aboutit au « Sacre de la BD ».
Il s’agit d’ailleurs du titre d’un article du Monde en 1985, lorsque Giraud reçoit le premier Grand Prix national des arts graphiques attribué pour la première fois à un auteur de bandes dessinées.
D’autre part, les 15 mesures en faveur de l’image annoncées par Lang en 1983 contribuent à transformer Angoulême en centre de la BD en France, par le biais de création d’écoles et d’un musée.
En clair, le monde de la BD française cherche à se détacher des œuvres ciblant le jeune lectorat.
C’est pourquoi, durant cette période, toutes les tentatives d’introduction du manga en France concernent des titres adultes que ce soit dans le domaine de la presse ou dans le secteur du livre.
Le manga dans la presse
Durant cette phase de préhistoire du manga en France, les premiers titres publiés sur le réseau de distribution de la presse sont l’œuvre de trois groupes distincts aux motivations très différentes.
Le manga comme témoignage sur le Japon
Dans le cas le plus ancien, le manga prend la valeur d’un témoignage d’une histoire et d’une philosophie japonaise dans une communauté d’interprétation très particulière : les amateurs d’arts martiaux.
Selon un article de Christian Marmonnier dans le magazine Tsunami (n°22, septembre 1996), le manga aurait été édité pour la première fois en France par le biais de la presse spécialisée dans le judo.
Les premières traductions de manga en France apparaissent dans deux revues jumelles crées par Henry Plée, spécialiste des arts martiaux japonais. Les magazines proposaient des traductions en français et en anglais de revues spécialisées japonaises. Et parmi les mangas, on compte :
- « Oibara, un drame de samouraï historique en bandes » débute sa parution en mai 1969 dans Judo KDK.
- « La dramatique histoire Budo du samouraï Shinsaburo » occupe une dizaine de pages dans Budo Magazine Europe le 4 octobre 1969.
Il s’agit d’une traduction de Bushidō Muzanden (武士道無惨伝) de Takiguchi Yasuhiko (滝口 康彦) et Hiroshi Hirata (平田 弘史).
En 1970, les deux magazines fusionnent pour devenir Budo qui poursuit la publication de mangas de genre à raison d’une dizaine de pages par numéro.
Dans un édito, la rédaction explique pourquoi elle ne peut publier des récits intégralement :
« La plupart de nos lecteurs demandent que ces histoires soient complètes. En un seul numéro, nous ne pouvons publier les 20 ou 30 pages classiques pour ces histoires. Mais dès que possible, nous allons leur consacrer une quinzaine de pages, ce qui représentera environ la moitié d’une bande. Peut-être, avec l’augmentation des lecteurs abonnés, pourrons-nous augmenter le nombre de pages de la revue et alors publier des histoires complètes ».
Éditorial, Budo, juin 1970.
La revue s’arrête en 1973. Mais entre-temps, plusieurs récits ont été édités par ce biais dont :
- « La dramatique histoire budo du samouraï Shinsaburo » publié en 1970,
- « Samouraï Kito Zaëmon en 1971
- « Le vagabond Naga Romono »,
- « Kakeï Sankuro »
- « A la conquête du pouvoir » publiés en 1972
- « L’assassin » (Ansatsu Sha),
- « Le duel » (Matashiaï),
- « Le démon de Gion » (histoire de Okiia Sosi) publié en 1973
Les planches devant se lire dans le sens japonais, les cases étaient numérotées. Il n’y avait presque jamais d’indications sur le titre ou l’auteur original. Elles étaient adaptées par un certain Patrick Clerc.
Dans cette phase de préhistoire du manga en France, la présence de ces planches est liée au thème martial que partagent les magazines et les bandes dessinées.
Elles permettent de présenter sous une forme divertissante les principes d’une philosophie, des récits historiques, une certaine vision du monde.
Le support bande dessinée n’est pas choisi pour lui-même mais pour les thématiques qu’il véhicule.
Le manga joue ici le rôle d’un gage d’authenticité puisqu’il s’agit de bandes dessinées japonaises initialement destinées à un public nippon.
Le manga comme forme de BD adulte
Dans le deuxième cas, le manga est une forme spécifique du support livre alliant texte et image dans un récit digne d’intérêt pour la communauté des lecteurs de bande dessinée franco-belge.
Ces promoteurs ne sont pas des professionnels intégrés dans les organisations éditoriales françaises. Ils sont des amateurs éclairés voulant faire partager leur passion du manga en France.
En 1978 paraît ainsi Le Cri qui tue, premier magazine destiné à promouvoir le support bande dessinée. Créé par Atoss Takemoto (履歴書)[2], japonais résidant en Suisse, cette publication propose des titres comme
- Golgo 13 (ゴルゴ13) de Takao Saito (斎藤隆夫),
- Le Système des Super Oiseaux d’Osamu Tezuka (Il s’agit de Chōjin Taikei (鳥人大系), qui a ensuite été publié chez Delcourt en 2006 sous le titre Demain les oiseaux).
Parmi les auteurs publiés, on compte :
- Yoshihiro Tatsumi (辰巳 ヨシヒロ),
- Shōtarō Ishinomori (石ノ森 章太郎),
- Fujiko Fujio (藤子 不二雄),
- Masashi Ueda (植田 まさし).
Le magazine s’éteint après six numéros en 1981 faute de lecteurs suffisant pour compenser les coûts.
Parce qu’ils souhaitaient intégrer le monde de l’édition de la bande dessinée dans la sphère linguistique franco-belge, Takemoto et ses associés se sont pliés aux conventions professionnelles de l’époque.
Plus précisément, ils étaient même dans une sorte d’avant-garde pour promouvoir le manga en France. En effet, Le Cri qui tue sort quatre mois après (À suivre).
Cette revue de Casterman promeut des bandes dessinées en noir et blanc pour un public adulte avec des récits au ton sérieux.
Takemoto vise exactement le même public adulte avec des mangas en noir et blanc.
C’est pour s’adapter aux conventions du métier et de cette communauté de lecteurs qu’il adapte les planches au sens de lecture européen.
Le manga comme bouche-trou
Dans le troisième cas, le manga est un artefact à vendre dont l’origine diffère de ceux habituellement distribués par ces producteurs.
Le manga fait une incursion en France par le biais de la presse au travers de magazines traduisant des fumetti.
Ainsi Androïde (Jikken Ningyou Dummy Oscar 実験人形ダミー・オスカー), manga SF et pornographique de de Sesaku Kanô et Kazuo Koike est publié dans les onze numéros de la revue Mutant, de janvier 1985 à janvier 1986.
Scorpia de M. Yuu et K. Kazuya paraissait dans Rebels à raison d’une trentaine de pages par magazine de 100 pages (du n°3 (juin 1985) à 9 (janvier 1986).
Si l’éditeur participe plus activement au marché de la presse de bandes dessinées il n’est pas pour autant apprécié puisqu’il s’agit de la société Idéogram, filiale d’Elvifrance.
Cette dernière est connue pour ses déboires avec la loi de 1949 concernant les publications destinées à la jeunesse car elle édite des bandes dessinées érotiques.
Le manga étant considéré ici comme un récit érotique comme un autre, les planches paraissent dans le sens de lecture occidentale pour ne pas perturber les habitudes du lecteur.
Néanmoins Idéogram remontait les cases au lieu d’inverser la page.
Pourquoi ces tentatives d’introduction du manga n’ont pas marché ?
Ces trois formats de publication du manga proposent des récits destinés à un public adulte et non à des enfants. Ils ne correspondent donc pas vraiment au cœur du marché de la bande dessinée française qui restait alors un produit culturel destiné à la jeunesse.
En outre, que ce soit les récits de samouraïs, les gekiga ou les planches érotiques, les mangas proposés sont des récits inédits et non des œuvres déjà connues par le biais d’une adaptation en série télévisée.
Il n’est donc pas étonnant que la création d’une niche (récit historique, récit noir, récit érotique) dans un secteur spécialisé (presse sportive, presse de BD, presse érotique) ait eu mal à perdurer.
Dès le début, le sens de lecture pose problème aux éditeurs français et il est résolu de trois manières différentes : cases inversées, cases remontées, cases numérotées. Ces divergences se retrouvent dans les formats de publication ultérieurs.
Le manga dans le circuit du livre
Outre cette incursion du manga dans la presse, le manga est également introduit dans le réseau du livre à la fin des années 1970. Il s’agit de deux configurations qui correspondent aux interventions des dernières communautés décrites pour la presse.
Le manga format album BD
Parallèlement à la publication du Cri qui tue en kiosque, Takemoto publie en 1979 Le vent du nord est comme le hennissement d’un cheval noir de Shôtarô Ishinomori.
Il s’agit d’un récit d’une quarantaine de pages extrait de Sabu to Ichi Torimono Hikae (佐武と市捕物控) de Shōtarō Ishinomori (石ノ森 章太郎), série publiée entre 1966 et 1972.
Pour faciliter la lecture, et se rapprocher du standard du 48CC habituel de la BD franco-belge, ce manga est imprimé sur un grand format (22,5 x 31,5 cm).
Après l’échec de son magazine, Takemoto republie deux histoires courtes de Yoshihiro Tatsumi (Good bye et L’Enfer) en un seul volume intitulé Hiroshima, chez Artefact 1983.
Il poursuit avec Coup d’homme Yoshihiro Tatsumi en 1988 au Pseudo-éditions du 141e ciel préédité dans le Cri qui tue.
Il s’agit là encore de se rapprocher au mieux des conventions professionnelles de l’édition française.
Traduction de best-seller chez un éditeur de BD
Outre les initiatives du persévérant Takemoto, deux éditeurs installés publient ainsi des mangas en espérant avoir un retour sur investissement rapide.
En effet, ces titres ont été préalablement publiés en anglais et d’autres langues, signe de leur potentiel commercial.
En 1983, le premier volume de Gen d’Hiroshima (Hadashi no Gen はだしのゲン) de Keiji Nakazawa (中沢 啓治) paraît chez Les Humanoïdes associés dans la collection « Autodafé ».
Suite à l’échec commercial il faut attendre 2003 pour que les dix volumes de la série soient publiés par Vertige graphic en grand format de 2003 à 2007 puis en poche de 2007 à 2011.
À noter que ce premier volume de Gen d’Hiroshima fait l’objet d’une nouvelle édition chez Albin Michel, sous un autre titre (Mourir pour le Japon) en décembre 1990.
Traduction de best-seller chez un éditeur de livre
D’autre part, Les Secrets de l’économie japonaise en bandes dessinées (マンガ日本経済入門) de Shōtarō Ishinomori (石ノ森 章太郎) est publié en 1989 chez Albin Michel.
À l’époque, Japon étant devenu deuxième puissance économique mondiale, le thème suscitait la curiosité des Occidentaux.
Ce manga ne rencontre pas non plus son public. Seul le premier volume est traduit.
Une fois de plus, il s’agit donc de projets n’ayant pas pour but de promouvoir le support bande dessinée et les planches sont retournées pour correspondre aux habitudes de lecture française.
Il n’y a pas d’intérêt particulier des éditeurs traditionnels pour le support manga.
Il ne s’agit que d’une démarche marchande au sein du marché du livre, ces titres n’étant que des produits livres comme d’autres.
Comme on le voit, les échecs de cette première phase d’introduction du manga sont liés à plusieurs facteurs :
- Inadéquation des titres avec le public jeune (principal consommateur de BD à l’époque)
- Hyper spécialisation dans un marché de niche
- Absence de discours permettant de resituer le manga pour le rendre plus lisible
Après ces premiers échecs de popularisation de la BD japonaise en France, le manga devient un succès commercial lorsque la cible visée change, passant des adultes aux enfants. Mais ceci est une autre histoire 😉
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