Les personnes dirigeant Electronic Arts ne semblent jamais rester très longtemps en place. Lors de la GamesCom de Cologne en 2011, j’avais rencontré Frank Gibeau. Promu président d’Electronic Arts après avoir été à la tête du label EA Games, il a poursuivi la politique amorcée par John Riccitiello dès 2007. Il nous a expliqué pourquoi EA se tourne vers la distribution en ligne et cherche à avoir un contact plus direct avec les consommateurs.
La politique d’EA est de faire moins de jeux mais de meilleure qualité. N’est-ce pas au détriment du lancement de nouveaux titres originaux ?
Frank Gibeau : Nous avons au contraire lancé pas mal de nouvelles licences comme Dante’s Inferno, Dead Space, Mirror’s Edge et des jeux différents au sein de la franchise Sims… Nous avons toujours produit des jeux originaux et nous allons continuer à le faire.
De quelle façon décidez-vous de produire un nouveau titre ? Est-ce en fonction d’un genre prédéterminé ?
Frank Gibeau : Nous ne réfléchissons pas en termes de genre. Tout part des équipes de création et des idées neuves qu’elles apportent. Nous leur demandons de définir le contexte, le gameplay, l’intérêt du jeu et nous en discutons ensuite.
Bien sûr, certaines équipes sont spécialisées dans des types de jeu ou de gameplay. Du coup, lorsqu’elles nous proposent de créer de nouveaux titres, c’est souvent en lien avec leur domaine d’expertise. Mais nous ne nous asseyons pas autour d’une table pour leur lancer un : « Eh, on a besoin d’un nouveau FPS ou d’un nouveau jeu de course ».
Qu’arrive-t-il à ces nouvelles licences lorsqu’elles n’obtiennent pas les résultats escomptés ?
Frank Gibeau : Si le succès commercial n’est pas au rendez-vous, si la qualité du jeu n’est pas terrible et qu’il n’y a pas une communauté de fans suffisante, nous arrêtons le développement de la licence. Ou nous étudions différents moyens de la poursuivre sous d’autres formes, en fonction des données issues du marketing et des critiques des joueurs pour améliorer le titre suivant.
Mirror’s Edge est un exemple concret. Le jeu ne s’est pas trop mal vendu, la qualité était bonne mais pas optimale ; le titre a vraiment marqué les esprits et créé une communauté de fans. Nous sommes toujours en train de voir comment faire une suite.
Peut-on en déduire qu’on ne verra pas de Dante’s Inferno 2 ?
Frank Gibeau : Je n’ai rien dit de tel. Dante’s Inferno est une bonne franchise et nous allons sans doute refaire quelque chose avec elle à l’avenir. Rien n’a été annoncé pour le moment car nous sommes concentrés sur les lancements de fin d’année et nous avons un planning assez chargé !
Vous proposez de plus en plus de DLC. N’est-ce pas au détriment de la production de jeux complets ?
Frank Gibeau : Je pense que les habitudes de consommation changent et que les gens sont de plus en plus amenés à jouer en ligne et à acheter par ce biais.
Nous développons donc des contenus pour qu’ils puissent prolonger leur plaisir de jouer et rester en contact avec l’univers du jeu. Toutes nos études marketing montrent que les DLC permettent de faire perdurer les ventes au-delà des premières semaines, qu’ils maintiennent l’intérêt du public autour d’un jeu ainsi que l’enthousiasme des fans. Les DLC sont vraiment bien accueillis pour ces diverses raisons.
Bien sûr, certains pourraient dire qu’il suffit de mettre tous les DLC prévus dans le DVD du jeu. Mais l’impact serait différent. Le jeu vidéo est un divertissement comparable à une série télévisée. Il ne suffit pas de sortir un pilote formidable.
Il y a ensuite une suite d’épisodes livrés à intervalle régulier qui permettent au public de rester connecté toutes les semaines ou tous les mois. Bien entendu, on pourrait se dire qu’en regroupant tous les épisodes, cela forme un film, mais ce n’est pas tout à fait la même chose !
Dans une série télévisée, chaque épisode a la même durée et si possible la même intensité. Est-ce vraiment le cas des DLC ?
Frank Gibeau : Il est dans notre intérêt de faire des DLC de bonne qualité, tout simplement parce que sinon, ils ne se vendent pas !
D’ailleurs, c’est assez simple : quand le contenu est mauvais, ça ne se vend pas et les gens râlent. Nous sommes dans une industrie du divertissement où les consommateurs n’hésitent pas à s’exprimer.
Il n’y a pas de mystère sur ce qu’ils pensent de nos titres. Donc, en ce qui concerne nos licences comme Mass Effect, Dragon Age, FIFA ou Battlefield, nous faisons au mieux pour répondre à leur demande.
Dans votre stratégie de développement par Internet, vous lancez Origin. N’est-ce pas risqué de changer de métier et de devenir distributeur alors qu’il y a déjà Steam sur ce créneau ?
Frank Gibeau : Quand vous commencez à vous adresser directement au consommateur, vous cherchez nécessairement un moyen d’améliorer ce dialogue et de le développer.
Prenons l’exemple des Sims. Les joueurs n’utilisent pas Steam et pour que nous ayons un retour de leur part plus directement et plus rapidement, Origin est une bonne solution.
Nous ne négligeons pas pour autant la distribution classique et bénéficions de son expertise en tant que partenaire commercial.
Néanmoins, dans le but de créer des produits de meilleure qualité, nous avons besoin des avis et demandes directes des consommateurs. Grâce aux différents outils d’Origin, nous serons en mesure de mieux répondre à leurs envies.
Bien sûr, se lancer dans la distribution, donc dans un nouveau métier, est une chose risquée. Je pense néanmoins que notre approche est la bonne car nous restons constamment à l’écoute de nos communautés pour qu’elles puissent s’exprimer et nous aider à améliorer notre offre de services en ligne.
Ce n’est pas comme dans le cas d’un jeu en boîte, que vous mettez en rayons en espérant qu’il se vende. Là, il s’agit de services qui vont évoluer avec les retours des consommateurs.
Pour créer Origin, nous avons fait appel à de nouveaux talents qui maîtrisent les différents types de plates-formes et de technologies et qui proposent des idées innovantes.
Ubisoft a aussi lancé une plate-forme (Uplay) mais cela n’a pas écorné l’hégémonie de Steam…
Frank Gibeau : Notre offre est très différente de celle d’Ubisoft et nous ne proposons pas que des contenus protégés par DRM. Origin est aussi une plate-forme d’information et de rencontre pour les communautés de joueurs.
Nous regardons ce que font nos concurrents sur ce marché : certains ont fait des choix payants, d’autres moins. Dans le cas d’EA, je pense que nous n’allons pas réitérer les mêmes erreurs.
Dragon Age 2 et Crysis 2 de Crytek ont été retirés de Steam ; Battlefield 3 n’y sera pas proposé. N’est-ce pas dangereux pour un lancement aussi important ?
Frank Gibeau : Nous n’avons pas décidé de boycotter Steam. C’est Valve qui nous a exclus et nous sommes en cours de négociation pour redéfinir les clauses d’utilisation de cette plate-forme.
Par ailleurs, Battlefield sera disponible dans tous les autres réseaux de distribution, que ce soient les détaillants classiques ou les plates-formes de vente en ligne.
Actuellement, EA grandit en absorbant des studios, notamment dans le domaine des jeux sociaux et du casual. Doit-on s’attendre à un repositionnement moins hardcore gamer ?
Frank Gibeau : Les jeux sociaux ou casual comme ceux de PopCap sont très populaires sur les smartphones et nous sommes de gros joueurs sur téléphones et Facebook.
Des titres comme Bejeweled ou Plants vs. Zombies fonctionnent formidablement bien et nous n’avions pas de titres de ce genre dans notre catalogue. S’offrir les talents de PopCap dans ce domaine nous semble donc une manière cohérente pour EA de se développer.
N’avez-vous pas peur de susciter l’inquiétude du public hardcore ?
Frank Gibeau : Je ne pense pas que cela ait un impact sur les hardcore gamers car ils s’identifient généralement à une franchise ou à des marques comme BioWare et DICE. L’annonce du rachat de PopCap n’entame pas l’enthousiasme des fans pour Mass Effect 3 ou Battlefield 3.
Néanmoins, BioWare et DICE se sont aussi mis à faire des jeux pour Facebook…
Frank Gibeau : Les hardcore gamers jouent aussi sur Facebook et n’ont pas toujours une Xbox 360 sous la main ! Je pense que proposer ces licences sur d’autres plates-formes permet aux consommateurs de rester dans l’univers du jeu plus longtemps et d’en profiter sous toutes ses formes.
Dragon Age sur Facebook donne même la possibilité de débloquer des armures et des épées dans la version Xbox. Le jeu sur réseau social concourt ainsi à améliorer l’expérience de jeu sur console.
Doit-on s’attendre à ce type de déclinaison sur différents supports pour tous les titres ?
Frank Gibeau : Nous ne ferons pas ce genre de choses pour tous les jeux car tout dépend de l’univers. Une chose est sûre : nous devons être en phase avec nos consommateurs.
Le nombre de joueurs s’accroît mais la durée de jeu et la plate-forme sur laquelle ils passent du temps ont beaucoup évolué. Avant, ils ne jouaient que sur un support comme la PlayStation et un peu sur console portable.
Aujourd’hui, le jeu est partout : sur mobile et sur ordinateur ; et il prend différentes formes dont le free to play…
Le média est en pleine mutation et il y a tant de plates-formes différentes et de business models. C’est une bonne chose, car cela signifie que le jeu vidéo est en train de prendre plus d’ampleur.
Notre but est de mettre à disposition nos univers sur ces différents supports. Il ne s’agit pas simplement de faire un copier-coller du titre initial mais de l’adapter à la plate-forme et à son mode de consommation afin de garantir la meilleure expérience de jeu possible.
Il s’agit donc du même univers mais de jeux et même de gameplays différents. Et pour ajouter une vraie plus-value, EA propose une véritable interconnexion entre les jeux d’un même univers ; c’est aussi pour cela qu’Origin est important.
Par ce biais, une fois que vous êtes connectés, nous savons ce que vous avez débloqué via le jeu sur Facebook et nous pouvons vous l’attribuer dans les autres supports.
La position d’Activision semble fragilisée. À votre avis, à quoi cela est-il dû ?
Frank Gibeau : Activision n’a plus qu’une seule vraie licence sur console puisque la société a arrêté Guitar Hero et Tony Hawk. World of WarCraft est à présent un MMO assez vieux.
De notre côté, nous avons un portfolio de titres plus diversifié et nous avons sorti des jeux de très bonne qualité ! Cet automne, nous allons proposer notre MMO et nous espérons que le succès sera là pour nous propulser bien au-delà de la première place !
Tous les MMO ont échoué face à WoW. Pourquoi prendre un tel risque ?
Frank Gibeau : Eh bien, le risque fait partie du jeu ! Nous sommes dans une industrie du divertissement et nous voulons innover.
Rien n’est jamais sûr dans ce milieu. Le marché du MMO est très important et il fallait bien s’y attaquer. Bien sûr, c’est risqué et le public très volatil manifeste souvent bruyamment son opinion. Mais nous avons appris des échecs et nous espérons faire mieux.
De toute façon, sans prise de risques, vous stagnez. Je ne sais pas trop quoi répondre. Si vous n’essayez pas, vous ne pouvez pas réussir.
Prenez l’iPhone, personne ne pensait faire mieux, mais Android se vend bien !
Le divertissement n’est pas un besoin essentiel et vous devez vraiment beaucoup travailler pour que le consommateur s’intéresse à votre produit. Il lui arrive fréquemment de changer d’avis et d’habitudes et c’est à nous, en tant qu’entreprise, de nous adapter et de prévoir ces changements en prenant le risque d’innover.
À votre avis, quelle est la prochaine évolution ?
Frank Gibeau : Les smartphones vont sans doute dominer le marché car ils deviennent de plus en plus puissants et sont de plus en plus comme des superordinateurs qui tiennent dans la paume de la main.
Tout va être amélioré : les interfaces, les écrans, la reconnaissance vocale… Cela ne veut pas dire que les consoles vont devenir obsolètes. Il faut plutôt voir cela comme la coexistence du cinéma et des séries télévisées.
Je crois aussi que les « freemium » sont des business models qui vont s’imposer. C’est pour cela que nous avons investi dans ces domaines. EA est numéro un sur les jeux mobiles et nous avons pas mal de freemiums. Nous verrons ce que l’avenir dira.