Ancien illustrateur, Ian Milham a débuté dans le jeu vidéo par la création de décors pour les RPG sur PlayStation il y a une quinzaine d’années de cela. Depuis lors, il a évolué vers la modélisation 3D des décors et a pu toucher à tout ce qui entrait dans la création graphique. Depuis 2006, il est directeur artistique de la série Dead Space et met toute son énergie au service de l’horreur.
Comment les nouveaux nécromorphes ont-ils été conçus ?
Ian Milham : Dans l’équipe, il y a un Creative Director dont le rôle est de faire en sorte que le jeu soit fun et de trouver des idées de gameplay. Il vient nous voir avec des idées d’ennemis et nous lui proposons des croquis pour développer la silhouette globale de ces éléments.
Puis nous détaillons le nouvel ennemi en lui donnant un maximum de vraisemblance par le biais de références à des éléments de la vie réelle. Il est assez simple de dessiner des aliens mais il est plus difficile d’en faire des êtres effrayants. C’est pourquoi nous avons fait en sorte de conserver un maximum de références au corps humain car cela provoque toujours des réactions d’effroi assez instinctives. C’était vraiment notre objectif : créer des êtres qui suscitent une émotion forte.
Nous sommes partis de diverses formes, de squelettes, et nous y avons accolé des morceaux de corps humain ou des combinaisons de plusieurs corps, tout en gardant à l’esprit qu’il fallait indiquer au joueur ce que cet être était capable de faire. Par exemple, il y a des ennemis qui peuvent projeter un vomi toxique en guise d’arme. Il fallait que les joueurs puissent détecter le type d’attaque de ces monstres et anticiper le moment où le jet acide est lancé. Le designdes monstres est au service du gameplay.
Le gameplay est-il toujours conçu avant le graphisme des monstres ?
Ian Milham : En général, nous partons d’un concept de gameplay. Il s’agit bien souvent d’une idée un peu vague ou d’une combinaison de variations sur des ennemis qui existaient déjà dans Dead Space premier du nom.
À partir de cela, nous réalisons des concept arts, et une fois ceux-ci validés, nous réalisons des modèles 3D qui nous permettent de tester rapidement le gameplay. C’est avec ces marionnettes que celui-ci peut être finalisé. Et c’est seulement à ce moment-là que nous créons les monstres dans leur forme définitive en haute résolution. Le tout nous prend en moyenne un bon mois.
En quoi les environnements de Dead Space 2 se distinguent-ils des autres jeux se déroulant dans l’espace ?
Ian Milham : Dans le premier Dead Space, il est vrai que le vaisseau spatial peut paraître un peu standard. Dans ce volet, nous avons conçu le monde différemment. La station spatiale Sprawl témoigne des multiples personnes y ayant vécu avec des aires distinctes. Certains lieux font référence à un passé plutôt cossu, d’autres sont des quartiers pauvres. Il y a des zones privées, d’autres sont publiques. Il y a un mélange et une plus grande diversité des zones avec aussi des lieux évocateurs pour le public comme des écoles, une église…
Nous avons maintenu la qualité des environnements. Nous nous sommes beaucoup basés sur des lieux réels pour ajouter de la vraisemblance au jeu. Par exemple, nous nous sommes documentés sur l’architecture gothique et notamment la cathédrale de Notre-Dame. Le jeu des lumières au sein de ce bâtiment est vraiment très intéressant. Il est facile de créer un vaisseau spatial ou une ville, mais pour concevoir quelque chose qui paraît « vrai », c’est plus compliqué.
Avez-vous été influencés par Giger ?
Ian Milham : Nous avons essayé de ne pas nous laisser trop influencer par ce qui a été fait. C’est pourquoi nous avons tout basé sur l’assemblage de corps humains. Mais si vous tenez à retracer une influence, il faut sans doute citer le film The Thing. Le problème est que nous avons tous vu les mêmes films et c’est pour cette raison que nous devons nous détacher des autres pour être originaux. Nous combinons des influences assez disparates.
Par exemple, notre jeu n’a pas un look très SF même s’il se déroule dans le futur et dans l’espace. D’ordinaire, l’espace est représenté comme un ensemble globalement bleu noir avec des vaisseaux blancs. Notre façon de représenter l’espace se distingue de ce standard. Dans Dead Space 2, il a des couleurs chaudes, il est poussiéreux et rempli d’éléments. La station spatiale est dans des teintes très sombres et plongée dans l’obscurité.
Qu’est-ce qui prime dans la création des décors, l’aspect visuel ou le gameplay ?
Ian Milham : Vous savez, mon rôle est de faire en sorte que le jeu paraisse beau. Donc, pour moi, le plus important sera toujours l’aspect visuel. En réalité, la seule chose capitale, c’est le jeu en lui-même. Nous avons tous joué à des titres très beaux mais pas terribles. Nous avons aussi tous joué à des jeux très fun mais très laids. Que retient-on en général ? Le jeu où l’on s’est diverti. Donc le gameplay est toujours prioritaire. Et c’est aussi pourquoi je dois toujours négocier avec les designers pour faire au mieux !
Combien de concept artists ont travaillé sur Dead Space 2 ?
Ian Milham : Il y en a eu pas mal ! Rien que sur les personnages, ils étaient trois à dessiner les différents éléments. Deux d’entre eux sont dans le studio pour faire les dessins et la couleur. Le troisième est appelé à la rescousse pour certains types de monstres vraiment très effrayants. Ensuite, il y a quatre personnes pour modéliser les monstres en 3D et finaliser les textures.
Comment créer la peur par le design ?
Ian Milham : C’est assez compliqué. Je pense que la méthode consiste à prendre des choses qui font peur dans notre propre vie et de les transposer dans l’univers développé par le jeu. Ainsi, dans Dead Space 2, nous jouons énormément sur les lumières et nous nous sommes inspirés des lampes du dentiste. C’est une lumière très vive qui vous met à nu alors que vous êtes dans une position de faiblesse. Vous n’avez pas la possibilité de bouger et c’est la seule chose que vous pouvez regarder alors qu’il y a une paire de bras qui s’agite au-dessus de vous. Nous avons aussi repris les lumières qui ricochent sur les murs qui apparaissent dans Star Trek.
De manière générale, nous faisons énormément de tests. Nous testons les séquences sur un public pour voir sa réaction et changer les éléments si cela ne convient pas. Faire peur est une question de timing, c’est un agencement d’effets et il faut que les choses soient calibrées avec précision pour que l’émotion voulue se produise.
Autrefois, les éléments étaient suggérés car la technique n’était pas au point. Est-ce plus difficile ou plus simple de faire un jeu photoréaliste en HD ?
Ian Milham : Ce que nous voulions faire dès le début de Dead Space était de transposer l’atmosphère, les émotions et la manière de raconter tirées des classiques du survival horror dans une dimension et avec un gameplay plus modernes. Vous avez raison de dire que l’on peut désormais tout détailler de manière photoréaliste mais ce n’est pas suffisant. De même qu’il n’est pas suffisant de toujours compter sur l’obscurité pour faire peur. La plupart du temps, c’est même juste frustrant de ne rien voir.
Nous avons fait en sorte de vraiment travailler l’atmosphère pour créer du mystère. Si le joueur regarde une map et peut se dire immédiatement « là, il va se passer ça et ça », alors il n’y a pas de peur possible. Il faut faire en sorte que les choses se dévoilent au fur et à mesure, que l’on préserve des zones de mystère. La scène peut être ultralumineuse mais certains de ses éléments peuvent avoir des formes bizarres, une brume peut voiler une partie de la pièce, un bruit étrange peut se faire entendre derrière vous. Il y a des tas de choses possibles pour créer la surprise et le mystère.
Néanmoins, au bout d’un moment, les joueurs habitués à ce genre de jeux s’attendent à ce que le monstre surgisse du couloir sombre. Comment les surprendre ?
Ian Milham : Cela devient une sorte de jeu, car nous savons qu’ils savent ce que nous allons faire ! Nous faisons en sorte d’instaurer un rythme particulier. Ils pensent que nous allons faire telle chose à tel moment et nous le faisons une fois ou deux pour les conforter dans cette idée, mais à la troisième reprise, nous choisissons de ne pas le faire. C’est le jeu du chat et de la souris, à qui attrapera qui.
Comment faites-vous pour varier le rythme de jeu ?
Ian Milham : Nous avons différents outils à notre service. Par exemple, nous pouvons utiliser l’espace et alterner entre les lieux confinés, les couloirs étroits et des espaces plus ouverts. Nous jouons sur la visibilité plus ou moins restreinte. Nous faisons intervenir des éléments narratifs qui font avancer l’intrigue. Nous alternons les moments d’action frénétique et les moments de calme. Nous jouons énormément avec les sons pour créer une ambiance. C’est l’addition de tous ces éléments qui crée les changements de rythme et provoque la surprise.
Devez-vous aussi négocier avec le marketing qui tend à uniformiser les choses pour plaire au plus grand nombre ?
Ian Milham : C’est la quadrature du cercle : nous souhaitons plaire à nos fans tout en essayant de toucher un public plus large. C’est une question d’équilibre mais une chose est sûre : nous n’allons jamais laisser tomber les core gamers qui apprécient notre univers. Finalement, la seule chose importante est de faire un bon jeu pour que le marketing approuve, que les gens aient envie de jouer et que nous nous fassions aussi plaisir d’un point de vue artistique.
Comment jouez-vous avec la lumière ?
Ian Milham : Le point important est que la lumière est toujours vivante dans le sens où elle bouge. Elle peut être éteinte ou au contraire éclatante. Ces changements nous permettent de créer une atmosphère particulière. Nous avons une équipe dédiée à ces jeux de lumière car c’est un élément essentiel pour le jeu. Celle-ci change quand on entre ou sort d’une pièce, elle peut être diffuse ou varier pour permettre à un monstre de rester dissimulé. Isaac a une lumière flash qui permet d’éclairer rapidement un lieu. La lumière est traitée comme un personnage à part entière, à la manière du sound design et du décor.
Pensez-vous à la manière dont vos monstres crient lorsque vous créez leur design ?
Ian Milham : Disons que nous faisons en sorte que l’on éprouve un peu d’empathie pour ces entités, sinon ce ne serait que des êtres anecdotiques comme dans un train fantôme. Il faut que le joueur puisse reconnaître les éléments humains qui constituent le nécromorphe pour qu’il puisse imaginer la douleur de la transformation. Cela ajoute de la densité et une pointe dramatique à l’ensemble. C’est toujours plus angoissant lorsque vous pensez qu’une chose peut vous arriver à vous aussi.
N’est-ce pas un peu frustrant pour les décorateurs de voir que la plupart des joueurs ne s’intéressent qu’au character design ?
Ian Milham : En fait, je pense que c’est le contraire. Quand vous jouez et contrôlez un personnage, vous ne le regardez pas vraiment. En revanche, vous prêtez une attention accrue aux décors dans lesquels vous progressez. Dans un film, vous ne savez pas comment évoluent les personnages. Du coup, vous les observez plus attentivement pour comprendre ce qu’ils ressentent et savoir ce qu’il se passe. Dans un jeu, vous le savez parfaitement puisque c’est vous qui contrôlez votre personnage. Donc guider le regard du joueur par des éléments de décor, par des choix de couleurs ou par un jeu de lumière est capital car c’est par ces biais que l’on arrive à le surprendre et créer la peur.
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Article initialement paru dans IG Magazine.