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Rubens, Frazetta et George Kamitani : en défense des corps féminins baroques de Dragon’s Crown

Si vous aimez les formes généreuses des personnages féminins de Dragon’s Crown, vous aimez aussi sans le savoir les femmes de Frank Frazetta et de Peter Rubens. Comment lier un peintre flamand du XVIIe siècle, un dessinateur de comics et un créateur de jeu japonais contemporain ?

Laissez- moi vous expliquer en quoi ces corps aux proportions baroques sont liés.

Sorti en hiver 2013, le jeu vidéo Dragon’s Crown avait défrayé la chronique outre-Atlantique en raison d’une prise de bec entre le créateur du jeu et un chroniqueur du site Kotaku.

En résumé, l’Américain avait sous entendu que le studio Vanillaware devait arrêter de confier la direction artistique des jeux à des adolescents.

Plus précisément, la phrase en trop était celle-ci :

As you can see, the sorceress was designed by a 14-year-old boy. Perhaps game development studios should stop hiring teenagers? At least they’re cheap, I guess.

Comme vous pouvez le voir la sorcière a été conçue par un garçon de 14 ans. Peut-être que les studios de développement devraient arrêter d’embaucher des adolescents. Mais je suppose qu’au moins ils ne sont pas chers…

Le problème est que le jeu vidéo en question est particulièrement important pour le développeur Vanillaware. Ce petit studio indépendant qui a mis près de quinze ans pour trouver le temps et l’argent pour le réaliser.

C’est d’ailleurs le titre le plus cher qu’ils aient produit jusqu’ici et le risque financier est réel pour leur structure.

Accessoirement, dans cette PME d’une vingtaine de personnes, tous les employés sont des graphistes et le fondateur est également directeur artistique et créatif du jeu, Jouji « George » Kamitani.

On comprend donc que la petite note d’humeur d’un journaliste américain n’ait pas vraiment plu.

L’affaire aurait pu en rester là. Hélas, George Kamitani a réalisé une image en réponse à ce billet d’humeur et l’a publié sur Facebook.

Il s’agit de trois nains musculeux qui s’enlacent. Le commentaire disait en gros que le rédacteur de Kotaku préférait sans doute voir des hommes musculeux à la place des femmes difformes.

Comme tout est prétexte au scandale pour faire des pics d’audience et de clic, le rédacteur de Kotaku a aussitôt laissé sous-entendre que le dessin et le commentaire étaient des réponses homophobes.

Il s’ensuit un joli emballement sur la majorité des sites de jeux vidéo américains fustigeant le graphiste japonais pour son sexisme et son homophobie.

Pour ma part, j’estime que le billet d’humeur initial destiné uniquement à faire des clics est aussi stupide que la réponse publiée sur Facebook.

Mais surtout, il montre bien que les rédacteurs de jeu vidéo se permettent des réflexions sur la direction artistique alors qu’ils n’ont aucune culture graphique.

Vanillaware ou l’éloge des corps difformes

Dans Dragon’s Crown, tous les corps sont musculeux et exagérés. Il ne s’agit pas seulement des formes féminines qui semblent doué d’une vie autonome tant elles sont imposantes.

Regardez les concepts art des personnages masculins et vous verrez qu’ils possèdent des muscles introuvables dans le monde réel.

Bien sûr les deux figures les plus « choquantes » sont la sorcière et la barbare.

L’une déborde de féminité par devant et par derrière ; l’autre possède trop de muscle pour paraître féminine.

Les deux sont des caricatures de personnages archétypaux et sont à prendre au second degré comme tous les éléments du jeu. 

Qu’est-ce qui nous l’indique ? Mais l’immense accumulation de références à des peintures et productions artistiques du XVIe et XVIIe siècle.

Ah, oui, on me souffle que les Américains ne connaissent pas le monde d’avant la guerre d’indépendance car cela ne se situe pas sur le même continent.

Néanmoins, pour d’autres personnes, les images du jeu font allusion aux tableaux représentant la tour de Babel, aux Ambassadeurs de Hans Holbein ou autres portraits de nobles et notaires flamands. 

En réalité, pour qui s’est un peu renseigné sur les jeux de Vanillaware, il est évident que Dragon’s Crown emprunte à la peinture flamande son univers de même que leur précédent jeu, Murasama, décalque et stylise les estampes japonaises (ukiyo-e).

Quand bien même on n’a pas de culture classique, on peut avoir un semblant de jugeote et de curiosité par rapport aux jeux d’une même équipe. 

Comme vous pouvez aisément le constater sur ces images, Murasama représente de multiples monstres du folklore japonais (yokai) et des femmes aux formes défiant la gravité.

Parmi elles, l’une préfigurent d’ailleurs ce que sera la barbare. 

Dans Murasama
Dans Dragon’s Crown

Rubens ou l’art des corps en mouvement

De même que Michel Ange se souciait plus de la beauté imposante produite par l’accumulation des muscles dans son David que par la fidélité anatomique, Rubens, qui a voyagé en Italie et en Espagne pour parfaire son éducation artistique, préfère les corps tordus en tous sens laissant voir les muscles tendus dans l’effort.

Certes, ce peintre flamand a réalisé énormément de portraits officiels.

C’est normal à une époque où la photo n’existait pas et où pourtant les gens avaient déjà cette irrépressible envie de faire des selfies…

Mais il est connu pour son traitement particulier des sujets religieux et historiques, prétextes pour la mise en scène des corps et notamment ceux des femmes dont la chair généreuse est régulièrement exposée.

Dans la plupart de ces peintures les courbes appuyées de leurs corps robustes sont soulignées par la sinuosité des plis des vêtements.

Ce jeu des courbes n’est pas seulement visible dans les corps mais aussi dans la circularité des regards entre les personnages comme dans ces deux scènes de chasse.

Les lignes diagonales dans la composition de ses toiles renforcent la dynamique des corps dont il émane une exubérante vitalité.

Vous remarquerez aussi de quelle manière le peintre aime à intégrer des animaux sauvages ou ajouter une impression d’énergie et de vigueur indomptable.

Remarquez le fait que Rubens n’a jamais vu de tigre ou d’hippopotame vivant.

Cela ne l’empêche pas de créer une scène très stylisée et vraisemblable.

Il me semble que c’est cette même énergie et stylisation que l’on retrouve à un autre niveau dans la direction artistique de Dragon’s Crown.

Frazetta et les guerrières dénudées

Chez les graphistes de Vanillaware comme chez Rubens, on trouve ainsi la même volonté de montrer des corps extraordinaires à la limite de la difformité à cause de leur stylisation.

Plus proche de nous, Frank Frazetta est un lointain héritier de Rubens qui aurait pu permettre aux rédacteurs américains d’avoir un peu plus de recul sur la direction artistique du jeu.

Cet illustrateur a été dessinateur de comics avant de faire des peintures à l’huile et de participer à un long métrage animé de Ralph Bakshi, Tygra, la glace et le feu (Fire and Ice, 1982).

Connu pour ses interprétations de Tarzan, John Carter, Buck Rogers, Conan le barbare ou Vampirella, Frazetta met régulièrement en scène des femmes aux attributs sexuels secondaires démesurés.

Nudité, chairs protubérantes et muscles turgescents sont au programme de la plupart de ses illustrations.

Et comme Rubens, l’ajout d’animaux sauvages est récurrent.

Pour mieux comprendre en quoi Frazetta déforme les corps, voici la photo de l’actrice Carole Mallory qui a servi de modèle pour le film de Bakshi et les représentations de l’artiste.

Bien souvent les femmes au visage caché sont enlevées par des animaux ou des barbares. N’est-ce pas là aussi une façon de réduire la femme à un objet sexuel si l’on suit les arguments de Kotaku ?

Comment se fait-il que Frazetta soit de l’art alors que les illustrations de Vanillaware ne sont que des gribouillis d’adolescents de 14 ans ?

Il me semble que les corps de Dragon’s Crown ne sont qu’une stylisation artistique dans la lignée de Rubens et de Frazetta.

Il serait donc bon que certains fassent quelques cours d’histoire de l’art avant de faire des remarques désobligeantes pour un simple billet à clic.

Pour une analyse du trailer, voir sur le site art-eater.com

Toujours dans le style de Vanillaware, illustration de Shigatake

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