Les humains étant des animaux mortels, la peur de la mort est intrinsèque à la vie. C’est sans doute pour cela que l’hémoglobine fascine certains comme la lumière des phares fixe le lapin immobile en plein milieu de la route. Média récent, le jeu vidéo explore lui aussi cette émotion primitive en lui donnant de multiples formes au point qu’on peut dresser les contours d’un genre à part entière : le survival horror. Avec les progrès techniques, la représentation audiovisuelle de l’horreur est de plus en plus photoréaliste, ce qui suscite chez les adultes peu habitués à ce média de multiples interrogations.
Ce sont les mêmes questionnements qui reviennent à chaque apparition d’un nouveau média. Si, autrefois, les parents se demandaient si la description de crimes dans les romans transformait leur enfant en potentiel assassin, ils craignent aujourd’hui que les jeux vidéo sanglants avec fontaines d’hémoglobine traumatisent leurs chères petites têtes blondes et brunes ou conditionnent leurs adolescents pour en faire des tueurs similaires à ceux de Colombine.
Nous pouvons immédiatement les rassurer. Dès 1967, des recherches ont été effectuées sur les impacts de la violence des images audiovisuelle à la demande du ministère américain de la Santé. Les conclusions ont été réitérées en 1984 à l’occasion de recherches sur le sujet à demande de l’Unesco : « La violence à l’écran contribue, à proportion de 5 % peut-être, à la violence réelle ». En ce qui concerne les jeux vidéo, les résultats sont plus controversés car le média est plus récent et plus interactif.
Néanmoins, Christopher Fergusson (professeur texan ayant longuement étudié la question) affirme que la majorité des études montrant un lien entre la violence des jeux vidéo et celle des joueurs présenterait des erreurs méthodologiques. Pour sa part, il réaffirme dans le Times Magazine que les jeux vidéo ne rendent pas les enfants violents.
La plupart des jeux que nous présentons dans ce numéro hors-série ne sont de toute façon pas destinés à un public d’enfants mais plutôt à une cible ado-adulte ayant une culture pop plus ou moins poussée dans le domaine des films d’épouvante. L’attrait de ce public pour les représentations violentes et les ambiances glauques est sans doute lié à différentes motivations psychologiques et sociologiques.
Apprivoiser la mort
Avant que l’hémoglobine n’envahisse les jeux vidéo, elle a colonisé les écrans de cinéma et de télévision. À l’occasion de la promotion de son film The End of Violence, Wim Wenders affirmait que « La violence est le dernier bien de consommation au cinéma. Elle a remplacé le sexe ! ». Ce n’est pas le succès des séries SAW ou Scream destinées à un public adolescent ou la vogue des teen horror movies aux USA qui démentiront ces propos.
Selon Frank Lafond, universitaire ayant coordonné les essais de Cauchemars américains – Fantastique et horreur dans le cinéma moderne, 1968 marque plus précisément la date de naissance du cinéma fantastique et d’horreur américain contemporain avec la sortie de deux films : Rosemary’s Baby de Polanski et La Nuit des morts-vivants de Romero. « Les films de Polanski et de Romero instaurent aussi une rupture avec les canons qui dominent alors la production, ceux foncièrement gothiques de la Hammer et d’American International Pictures, en ancrant avec force leurs récits dans le monde moderne et, surtout, en modifiant en profondeur la nature du monstre. » Le monstre est en nous et, en allant voir ces films, nous ne faisons que l’apprivoiser. Le cinéma d’horreur procure un plaisir similaire à celui que nous avons dans les montagnes russes : nous jouons à avoir peur pour mieux retourner ensuite dans notre vie réelle en nous sentant d’autant plus vivant que nous avons éprouvé des émotions primitives. Une analyse similaire peut s’appliquer aux jeux vidéo d’horreur : nous tuons à la chaîne des zombies dans House of Dead pour nous défouler et ressentir le même effroi plaisant que dans une maison hantée de fête foraine.
Pour la plupart des psychologues, l’attrait de la mort et des corps mutant ou difformes chez les adolescents est lié aux bouleversements physiques et psychologiques qu’ils subissent. À la transformation de leur corps répond celle des mort-vivants ou des créatures hybrides comme les vampires ou les loups-garous. Là encore, il n’est pas étonnant que la série Twilight, avec sa version de Roméo et Juliette façon buveur d’hémoglobine, affole les jeunes adultes. Il en est de même avec les superhéros, mutants ou extra-terrestres aux pouvoirs supra humains qui peuplent les comic bookset dorénavant le cinéma américain. On retrouve les mêmes figures dans les jeux vidéo, même ceux qui a priori n’ont que peu de lien avec des univers morbides. Nombre de DLC permettent ainsi d’injecter des zombies dans n’importe quel univers (Borderlands, Red Dead Redemption, Yakuza, etc.).
Finalement, la mise en scène de ces figures dans le cinéma, la télévision, les bandes dessinées ou le jeu vidéo procède de la même démarche active pour exorciser ses peurs en image. Jouer à des jeux vidéo d’horreur devient presque un rite de passage à l’âge adulte puisqu’il faut avoir un certain âge pour en avoir le droit.
Disparition de la mort
Jouer à des survival horror est ainsi une attitude contra phobique. En dehors de cette explication psychologique, on peut voir dans l’émergence du cinéma et du jeu vidéo d’horreur une sorte de retour du refoulé dans une société où la mort en tant que phénomène physique et naturel est sans cesse niée.
Dans son Essai sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours, l’historien Philippe Ariès montre de quelle façon la société est passée d’une proximité avec la mort à son effacement en règle :
« Aujourd’hui, il ne reste rien, ni de la notion que chacun a ou doit avoir que sa fin est proche, ni du caractère de solennité publique qu’avait le moment de la mort. Ce qui devait être connu est désormais caché. Ce qui devait être solennel est escamoté. »
De la « mort apprivoisée » du Moyen Âge, période durant laquelle le phénomène naturel était omniprésent et collectif, nous serions passés à une mort intériorisée et personnelle, puis à une mort interdite. Elle ne se fait d’ailleurs plus au sein de la famille qui se recueille autour de la dépouille, mais à l’hôpital où, bien souvent, les médecins contrôlent techniquement l’arrêt de la vie.
Dans La Mort et l’Occident, Michel Vovelle poursuit dans la même veine en montrant que le passage d’une société rurale à une vie en appartement déplace le lieu de la mort pour mieux le faire disparaître. Dans une interview, il explique ainsi :
« Dans les sociétés rurales d’hier, la mort était naturelle, sans drame, entourée des siens. La mort solitaire aujourd’hui est liée à des paramètres socio-économiques : la fin des communautés rurales, l’urbanisation et ses conséquences. Le F3 (type d’appartement urbain) a tué la mort collective, qui a perduré jusqu’à la première moitié du XXesiècle. On assiste aujourd’hui au « triomphe » de la mort hospitalière, qui a imposé son hégémonie en très peu de temps. En France, entre 70 % et 80 % des décès ont lieu à l’hôpital, avec toute la kyrielle des contentieux associés : l’acharnement thérapeutique, le malade soustrait à sa famille, etc. »
Cette mise en retrait de la mort se voit aussi dans les représentations médiatiques de la guerre, notamment celle du Golfe de 1990-1991 où il n’y avait que des « frappes chirurgicales » et bien sûr pas de victimes filmées. La mort fait d’autant plus peur qu’elle n’est plus un phénomène familier comme autrefois.
Dans le même temps, le cinéma puis le jeu vidéo ont mis en scène de manière de plus en plus crue la violence et la mort. La mort symboliquement évacuée par les sociétés modernes revient sous une forme figurée et ludique. De toute façon, nous ne faisons que jouer à nous faire peur car les morts renaissent et la vie est infinie dans un jeu vidéo. Quand bien même on meurt, on renaît aussitôt pour continuer de jouer. Finalement, il y a une sorte de déréalisation de la mort dans les multiples jeux et films qui la mettent en scène.
L’attrait de l’hémoglobine dans les jeux vidéo, dans les films ou les séries tient sans doute à cette attirance pour le dernier tabou de la société moderne. Jouer avec la mort et les mises à mort permet de se familiariser avec le phénomène, de l’apprivoiser et de diminuer l’angoisse réelle qu’il suscite.