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L’assourdissant bruit du silence : les onomatopées dans le manga

De même que de nombreuses œuvres du cinéma et du jeu vidéo possèdent des musiques et bruitages mémorables que l’on est capable de fredonner, les mangas sont dotés eux aussi d’une bande sonore remarquable.

La retranscription des sons est si culturellement importante au Japon que de nombreuses cases contiennent des onomatopées difficilement traduisibles en français.

Grâce aux onomatopées le manga, on découvre que le silence fait « shiin », que l’immobilité se marque par un « jii » tandis que l’absence de sentiments est désignée par « jiin ». D’où viennent ces sonorités qui nous semblent si étranges ?

Tout lecteur de manga a été confronté à des sigles bizarres qui barrent la planche dans les séries d’action pour montrer la violence ou la rapidité d’un geste. D’autres plus discrets ponctuent les cases de séquence dramatique dans les shôjo manga et récits focalisés sur les relations entre personnages.

Il ne s’agit pas des simples « Boum », « Splash », « Crack », « Vlam » des bandes dessinées américaines ou franco-belge, mais d’un véritable langage à part entière spécifique à la langue japonaise que l’on découvre par le biais des onomatopées dans le manga.

Si au début de la publication de mangas en France ces termes étaient totalement effacés ou redessinés avec des équivalents francophones, aujourd’hui les éditeurs tendent à les laisser proliférer dans les cases avec une traduction ou un équivalent français à leur côté.

On pourrait croire que les Japonais apprécient particulièrement le fait de jouer avec la typographie, la taille et le sens de ces bruits afin de les fondre dans presque tous les décors.

Il faut dire que leur dessin est souvent tellement intégré dans l’image qu’il est difficile de les effacer sans redessiner entièrement la case.

Bande son du quotidien

En réalité, plus que des sons, les onomatopées dans le manga correspondent à une catégorie de mots mimétiques très importante dans la langue japonaise.

Celle-ci est formée par quatre familles de termes : ceux qui sont intrinsèquement japonais, ceux qui se composent à partir de termes chinois, ceux qui ont été empruntés à d’autres langues et les mots mimétiques.

Dans cette dernière classe on peut distinguer quatre autres subdivisions.

Les giseigo (擬声語) désignent les sons produits par des êtres vivants tandis que les giongo (擬音語) correspondent à ceux des éléments inanimés. Ces deux types correspondent grosso modo à nos onomatopées et sont aussi désignés comme des phonomimes.

Ainsi « kyaa kyaa » équivaut à la voix forte et enjouée d’une femme tandis que les chiens font « wan wan » lorsqu’ils aboient. Bien sûr chaque langue transcrit les bruits avec un son différent.

C’est pourquoi le coq fait « cocorico » en français mais « cock-a-doodle doo » en anglais et « kikiriki » en espagnol… En plus de ces bruits produits par les humains ou les animaux, la langue japonaise regorge de termes pour décrire les sons de phénomènes naturels qui n’ont pas d’équivalent sonore en français.

Les onomatopées dans le manga se répartissent en deux catégories servant souvent à souligner l’intensité d’un son. Une pluie battante est décrite avec « zaa zaa », tandis qu’une petite bruine sera transcrite par un « saa saa » et le courant de la rivière par « sara sara ».

La différence entre consonne sonore et sourde révèle la puissance du phénomène. De même « baki baki » convient à un grand fracas alors que « paki paki » est utilisé pour des objets plus petits.

Dans ces deux cas, ces mots japonais imitent les sons réels qu’un ingénieur audio pourrait enregistrer.

Onomatopées dans le manga : sons émotionnels

Mais il existe deux catégories plus curieuses pour les Européens : les bruits exprimant des états ou des impressions qui proviennent des sens de la vue, du toucher, etc.

Généralement dans les films occidentaux, nous avons recours à la musique pour symboliser ces accents émotionnels. Au Japon, le langage regorge déjà de mots/sons mimétiques pour se référer à l’aspect du monde extérieur ou pour décrire les sentiments intérieurs.

On distingue généralement les termes décrivant des états physiques ou des événements (gitaigo ou 擬態語) et d’autres décrivant des états psychologiques (gijôgo ou 擬情語). Certains les qualifient de phénomimes (gitaigo) et de psychomimes (gijôgo).

Cette manière de représenter des émotions par un son est très exotique pour un public occidental alors qu’en Asie cela est plus courant. En effet, le chinois et le coréen par exemple, comportent également ce type de bruitage.

Dans les mangas, la description d’un sourire ironique peut être ponctuée par un « niya niya », l’état de relaxation est décrit par « yuttari » tandis que le fait d’être à l’aise devient « nobi nobi ».

Bien d’autres sons symboliques d’émotion correspondent à des états agités comme « hara hara », « hiya hiya », « biku biku » et « odo odo » qui témoignent de la nervosité. Ces deux catégories correspondant à des sons symboliques d’état ou d’émotion sont bien plus importants en japonais que dans les langues indo-européennes.

C’est ce qui explique pourquoi ils sont difficiles à traduire et que généralement la version française propose un équivalent non sonore mais une description de l’émotion ou de l’état. 

Les difficultés de traductions liées aux onomatopées dans le manga ont déjà été amplement étudiées par les universitaires pour les traductions en littérature et aussi en manga.

On peut par ailleurs dénombrer plusieurs thèses traitant du sujet ! Il existe même une banque de données en ligne pour la traduction en anglais de ces bruits issus de manga.

En France, les politiques de traduction ont évolué du simple effacement des références japonaises (pages retournées, onomatopées redessinées) à la valorisation de ces sons comme éléments graphiques (redoublés par une traduction française en plus petit à côté ou laissés sans explication).

Selon les mangas et les éditeurs, les pratiques de traduction varient. Dans le cas de Haikyû !!, les trois cas de figure alternent au fil des cases selon la place et la lisibilité de l’ensemble.

Bref, du côté de la théorie, ces mots mimétiques de sons ou d’émotions ne sont pas un vrai problème. Mais qu’est-ce que cette pratique culturelle symbolise ? Les Japonais vivent-ils dans un monde plus sonore que les Occidentaux ?

Sons symboliques et langue naturelle

Bien sûr la plupart de ces bruits symboliques (giongo, giseigo, gitaigo et gijôgo) se retrouvent dans des niveaux de langue courant ou familier. Ils font partie de la vie quotidienne et sont nécessaires à la compréhension de base de la langue. Impossible de s’en passer.

En littérature, les romanciers peuvent également les employer dans des récits dramatiques et certaines notions n’ayant pas d’équivalent non sonore sont utilisées telles quelles dans des articles scientifiques.

La publicité a couramment recours à ces mots pour rendre plus concrets les produits qu’elle vante, pour provoquer le souvenir intuitif d’une image familière.

Ces mots/sons sont aussi au cœur des noms les plus connus de l’archipel. Un équivalent du site internet Youtube chez les Japonais se nomme niko-niko dôga (ニコニコ動画) se qui signifie littéralement « sourire sourire vidéo », « niko-niko » étant le son correspondant au sourire.

Le nom du personnage le plus célèbre des Pokémon correspond à deux mots/sons : « pika-pika » qualifie quelque chose de brillant et « chu » est le couinement de la souris.

Autrement dit, Pikachu est littéralement un rongeur étincelant ! Omniprésents dans les mangas, ces mots mimétiques sont l’équivalent de la bande son des films ou jeux vidéo. Ils introduisent une forme de synesthésie puisqu’ils sont à la fois un élément graphique, linguistique et sonore.

Dans le cas des onomatopées en manga, la représentation graphique du son tend à mimer l’effet émotionnel comme s’il s’agissait d’une forme de langue naturelle correspondant à ce qui est décrit dans le fameux Cratyle de Platon.

Dans ce dialogue, le philosophe grec Sophocle insiste sur la dimension analogique du langage, c’est-à-dire que la forme phonétique d’un mot et son sens seraient naturels.

L’origine de tout langage est dans l’onomatopée et ceci serait particulièrement visible dans le cas du Japonais. Des études récentes en neurosciences cognitives montrent qu’il y aurait une forme de symbolisme phonétique, sons et sens étant liés de manière naturelle.

Autrement dit, les Grecs avaient raison et la plupart des études linguistiques occidentales modernes se seraient fourvoyées notamment lorsqu’elles prétendent appliquer les principes des langues indo-européennes sur les autres. En effet, outre le japonais et les langues asiatiques, une partie des langues d’Afrique, d’Amérique et d’Australie comportent des phénomènes de synesthésie acoustico-visuelles.

Témoignage du génie créatif de la langue japonaise, les onomatopées dans le manga ne se limitent pas à de simples bruitages mais ponctuent les récits en BD pour souligner la charge émotionnelle d’une situation, pour accentuer la puissance d’une action en se fondant dans l’image, pour engendrer une synesthésie ingénieuse propre à chaque auteur.

Ces mots mimétiques sont également un moyen de plonger dans la culture non européenne, de partager le plaisir d’une forme de communication non abstraite mais ancrée dans le monde sensible et ses manifestations sonores.

Pourvu que vous soyez « doki doki » (cœur qui bat fort d’excitation) la prochaine fois que lirez l’un des ces termes dans vos séries favorites ! Mais pas la peine d’imiter le « moccori » de Ryo Saeba dans City Hunter

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