Par le formidable travail de Casterman, Jirô Taniguchi est adulé par la critique en France, alors qu’il est relativement peu connu au Japon. Voici comment l’éditeur français a construit la réputation du dessinateur en tant qu’ « auteur ».
Le texte initial était destiné à une journée d’étude à l’université de Nanterre. Il s’intitulait « Ceci n’est pas un manga » ou comment Casterman a construit la réputation de Jiro Taniguchi.
Il a été retravaillé pour une publication sur un site de doctorants. Je le republier ici avec les images de mon PowerPoint initial.
Dans une quête de reconnaissance intellectuelle et un désir de conquête d’un nouveau marché, les éditeurs de bandes dessinées ont mis en place des stratégies pour rapprocher leur médium de la littérature par le biais du roman.
Les « romans dessinés », « romans graphiques » et autres dénominations désignent des récits destinés à un public adulte qui avaient été historiquement éloigné de ce support de création par la loi de 1949 concernant les publications destinées à la jeunesse.
Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons aux mangas de Jirô Taniguchi chez Casterman. Les multiples rééditions témoignent des stratégies de repositionnements catégoriels de l’éditeur afin de créer un genre « roman graphique », à la fois respectable et grand public.
Nous nous interrogerons sur le poids du paratexte éditorial dans la création d’un genre qui annexe une certaine idée de la littérature afin de construire une réputation.
Après avoir rappelé l’évolution de la bande dessinée et les préjugés concernant le manga en France, nous nous attarderons sur le rôle du discours éditorial dans la création d’une catégorie et d’une réputation artistique, avant de montrer en quoi l’appellation générique empêche paradoxalement la reconnaissance d’une bande dessinée pour adultes.
Retour d’une bande dessinée pour adultes
La bande dessinée a toujours été un support destiné à un lectorat hétérogène d’adultes et d’enfants. Néanmoins, la mise en place de dispositifs de censure au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale témoigne d’une restriction du support au public enfantin, public qu’il faudrait protéger contre des publications jugées « démoralisatrices » voire « criminogènes ».
Les nombreux ouvrages étrangers traduits à l’époque sont perçus comme des discours idéologiques menaçants, des produits contre lesquels il faut instaurer un protectionnisme économique. Derrière une façade moralisante, la loi favorise les éditeurs et des auteurs français des concurrents internationaux. Les commissions jugent le contenu et l’esthétique des planches, s’immisçant donc dans le processus créatif.
L’autocensure des auteurs et des éditeurs pour produire des récits conformes aux attentes des censeurs modifie alors le paysage éditorial de l’après-guerre. La loi conditionne le statut de divertissement enfantin de la bande dessinée et lutte contre le retour de thématiques et de publics plus mûrs.
Sa mise en application tend à outrepasser le cadre flou de la jeunesse pour censurer les publications pour adultes comme Hara Kiri ou Charlie Hebdo[1].
La censure ne s’est pas assouplie au fil des ans. En réalité, son affaiblissement est lié à celui du support sur lequel il s’exerce. La bande dessinée n’existe pratiquement plus en presse. Le Journal de Tintin meurt en 1988, l’hebdomadaire Pilote disparaît en 1989. Pif Gadget survit jusqu’en 1993 avant de renaître en 2004 et mourir une seconde fois en 2008.
Outre les problèmes structurels de la presse, les publications de bandes dessinées pour la jeunesse souffrent de la concurrence d’autres médias comme la télévision qui proposent une pléthore de programmes gratuits.
C’est pourquoi les éditeurs se sont très vite tournés vers la publication d’album sous une forme standardisée : le 48CC (48 pages cartonnées en couleurs). En changeant de support, la bande dessinée a pu s’émanciper de la loi de 1949 et s’adresser directement à un public d’adulte.
Pour Sylvain Lesage, les années 1980 ont correspondu à « un changement de mode de lecture, qui se traduit par le déplacement du lectorat depuis le périodique vers l’achat d’albums »[2].
En passant de la presse au livre, la bande dessinée se serait symboliquement rapprochée de la littérature. Lesage parle notamment de « transfert de sacralité »[3].
Dans le cas de Casterman, l’éditeur a commencé à faire des séries pour adultes au moment où ces principaux foyers de rentabilité (publications religieuses et illustrés pour enfants) ont commencé à décliner. Hergé ne produisant plus d’albums, il fallait trouver un réservoir d’auteurs pour le remplacer.
Lorsque la société familiale lance le mensuel À suivre, l’éditorial du premier numéro présente le magazine comme « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature ». Les « Romans (À suivre) » entretiennent cette idée de la bande dessinée comme surgeon possible de la littérature.
Dans ses discours, l’éditeur n’employait pas encore la locution « roman graphique » mais « roman dessiné » qui se distinguerait de la production pour enfants par le volume important de pages, le noir et blanc et des styles graphiques diversifiés.
La stratégie de distinction de Casterman passe donc par un changement dans le vocabulaire employé dans le paratexte, une modification de l’objet (plus proche du livre que de l’album) et la création d’une filiation d’artistes[4].
Ce ciblage différent et cette mutation du support correspondent à une phase de reconnaissance du medium comme 9e art qui passe par la création du salon d’Angoulême en 1974, qui devient un festival en 1996.
Les éditeurs indépendants fondés par des artistes comme l’Association, Futuropolis ou les Humanoïdes associés ont largement contribué à diffuser un paratexte auctorial et éditorial prônant la distinction entre les pratiques artistiques des récits produits par l’industrie culturelle.
Dans cette même logique de constitution d’un catalogue ayant une reconnaissance similaire à celle de la littérature, Casterman s’est allié au japonais Kodansha en 1995 pour produire un « roman dessiné » par Baru, L’autoroute du soleil.
Le succès de paratexte éditorial se mesure dans la reprise dithyrambique d’un journaliste du Monde parue dans l’édition du 26 janvier 1996. Celui-ci estime que l’auteur est « l’un des grands auteurs de la BD française, de ceux pour lesquels le débat « littérature ou BD » est a priori caduc ».
L’alliance avec Kodansha permet à Casterman d’accéder à un large catalogue de bandes dessinées de pays très différents[5]. Dans la même collection intitulée « manga » chez Casterman, on pouvait ainsi trouver Au nom de la famille des Américains Charyn et Staton, Kiro du Français Varenne ou L’Homme qui marche du japonais Jiro Taniguchi.
Le manga étant un long récit en bande dessinée en noir et blanc, la collection en partenariat avec Kodansha ne pouvait qu’être cohérente avec la stratégie de rapprochement entre la bande dessinée et le roman.
Malheureusement, au moment où Casterman sort sa collection « manga », le mot devient synonyme de mauvaise qualité et de violence dans la presse grand public. Il est employé par les médias pour désigner les dessins animés japonais diffusés sur TF1 et la Cinq, deux chaînes privées qui étaient alors présentées comme les apôtres du mercantilisme profitant d’enfants sans défense.
Les défauts supposés des dessins animés ont servi à dévaluer les bandes dessinées. Parallèlement à l’essor d’une bande dessinée pour adulte, indispensable pour sortir de la catégorisation « infralittéraire » de ce médium, les publications destinées au public d’enfants ont perduré chez certains éditeurs.
Parmi les types de parution les plus vendeurs de la fin des années 1990, les mangas figuraient en bonne place ce qui a permis à une partie de la profession de désigner ces bandes dessinées japonaises comme des produits de mauvaise qualité comparativement aux « romans dessinés ».
Cette prise de position permettait de mettre à l’index les nouveaux éditeurs qui s’étaient lancés dans la commercialisation de ces mangas alors qu’ils n’avaient aucune expérience précédente dans le domaine de la bande dessinée.
Ce fut le cas de boutiques spécialisées[6], d’organismes de presse de jeu vidéo[7], d’éditeurs de littérature générale[8], d’agences d’événementiel[9] ou des indépendants[10].
En 1991, deux éditeurs publiaient six titres, tandis que 104 titres étaient édités par douze sociétés différentes en 1996. Après une première crise liée à la saturation du marché entre 1998 et 2000, les ventes de mangas sont multipliées par quatre entre 2001 et 2008, de nouvelles sociétés entrant dans ce secteur concurrentiel.
L’antagonisme entre les anciens éditeurs (spécialisés dans la bande dessinée et bien installés dans ce marché) et les nouveaux venus correspond en partie à celui d’une corporation soucieuse de légitimation opposée à des francs-tireurs.
À mesure que le discours visant une reconnaissance artistique porté par les éditeurs indépendants comme l’Association était récupéré par les sociétés établies, la catégorie des mangas est devenue un repoussoir facile.
La mauvaise réputation de la bande dessinée japonaise est alors devenue proportionnelle à son succès commercial confirmant l’opposition entre produit de consommation et œuvre selon une partie de la profession.
Le manga était à cette époque la forme éditoriale indigne car il paraissait destiné à un public d’enfants et privé de qualité artistique. Les connotations péjoratives du terme manga pour un lectorat adulte et l’inadéquation entre le public cible et les types de récit publiés expliquent pourquoi Casterman et les autres acteurs du marché du manga ont rapidement modifié leur discours lors du passage de millénaire.
Le roman graphique et l’artiste
Afin de d’éviter l’indignité catégorielle liée au manga, les éditeurs changent rapidement les noms de leur collection afin de mieux guider les lecteurs potentiels dans leur choix et segmenter le public.
La plupart des collections reprennent alors les termes employés par les éditeurs japonais pour subdiviser leur marché en fonction de l’âge et du genre : shônen (garçon), shôjo (filles), seinen (adulte).
L’emploi de termes japonais contribue à l’effet de jargon qui permet aux amateurs de se constituer en communauté savante et aux néophytes de croire en la compétence éditoriale des sociétés leur proposant des récits destinés à un public adulte.
La différenciation des publics permet aussi d’éviter les amalgames entre bandes dessinées japonaises et production pour enfants ou manga et violence. Chez Casterman, la collection « manga » laisse place à « Sakka » (littéralement « auteur » en japonais).
La référence vise encore à rapprocher la bande dessinée du roman et d’un art établi. Par ailleurs, Frédérique Boilet, directeur de « Sakka » entre 2004 et 2008, est connu pour avoir lancé en 2001 un manifeste de « la Nouvelle Manga » où il oppose la bande dessinée d’auteur à la production de masse[11].
La référence à la Nouvelle Vague est clairement affichée pour s’attribuer en partie le prestige du 7e art. En employant le mot manga au féminin comme le faisaient les japonistes du XIXe siècle, il s’invente une filiation picturale avec l’estampe, forme antérieure possédant une respectabilité intellectuelle.
Dans le même temps, Casterman a cherché à renouveler le prestige de l’ancienne collection (À suivre) avec une nouvelle identité de marque.
La collection « Écritures » renvoie une fois de plus à la littérature par son titre et y ajoute une charte graphique rapprochant les bandes dessinées des romans de la célèbre collection « NRF » de Gallimard.
À la place des illustrations en couleurs occupant toute la couverture des albums, le titre et le nom de l’auteur occupent un tiers de l’espace disponible et figurent au dessus d’une petite image de personnage sur fond blanc. Les formats sont également assez proches : 24×17 cm pour « Écritures », 20,5×14 cm pour « NRF ».
Ces changements d’identité visuelle sont particulièrement flagrants pour L’homme qui marche. Publié en 1995 dans la collection « Manga », le récit de Taniguchi est réédité dans la collection « Sakka » et « Écritures ».
Les couvertures des versions « manga » et « Sakka » sont en couleurs mettant en relief le personnage dans un paysage urbain japonais traditionnel tandis que la version « Écritures » ne montre que le héros détouré sur fond beige.
Sur le site internet de l’éditeur, lorsque l’on parcourt les titres de cette collection, L’homme qui marche est décrit comme appartenant au genre « roman graphique ».
Il faut aller sur la fiche détaillée pour voir apparaître le terme manga. Par le jeu des collections et la nouvelle forme matérielle des volumes publiés, l’éditeur parvient ainsi à faire disparaître le terme à connotation péjorative pour insister sur la filiation avec le genre légitime du roman.
Ce repositionnement stratégique va de pair avec la création sociale d’une réputation d’artiste orchestrée par Casterman. De même que l’album se rapproche physiquement du volume de roman, par sa pagination et la mise en page de la couverture, le mangaka Taniguchi doit être traité comme un auteur, c’est-à-dire comme un individu d’exception qui est sacralisé par le biais du système du droit d’auteur français mis en place par les Lumières et la Révolution.
En janvier 2005, le film Profession mangaka se consacre en partie à Jiro Taniguchi. Il fait partie de Comix, série documentaire de sept épisodes dirigée par Benoît Peeters en coproduction avec ARTE France et l’Ina. La majorité des artistes évoqués (Chris Ware, Art Spiegelman, Joann Sfar, Lorenzo Mattotti) ont pour point commun de réaliser des graphic novels ou des romans graphiques et non des comics ou des albums plus commerciaux.
Par le jeu de la collection documentaire, Taniguchi se rattache alors à la bande dessinée d’auteur. Par ailleurs le titre comix est une référence au terme inventé par Art Spiegelman afin de trouver un éditeur pour Maus, mot lui permettant de mettre à distance les connotations péjoratives véhiculées par le terme comics désignant la bande dessinée aux États-Unis.
Les deux autres mangakas évoqués dans Profession mangaka sont Usamaru Furuya et Kiriko Nananan, tous deux publiés chez Casterman en 2004. En outre, le créateur du film (Benoit Peeters) travaille pour Casterman en tant que directeur de la collection d’« Écritures » qu’il a fondé en 2002.
Enfin, même s’il est tout à fait plausible que Peeters et Taniguchi s’apprécient, il faut souligner l’opportunité éditoriale et marketing de la republication de mangas de Taniguchi dans la collection « Essentiel écritures » en 2012 et la parution du livre Jiro Taniguchi, l’homme qui dessine par Peeters durant cette même année.
En janvier 2015, parallèlement à l’exposition Jirô Taniguchi, l’homme qui rêve accessible lors du Festival d’Angoulême, était diffusé le documentaire Dans les pas de Jirô Taniguchi, l’homme qui marche[12].
La construction d’une figure d’artiste se fait ainsi à l’initiative de l’éditeur à travers la création de films, d’un livre hagiographique et de la mise en collection créant une filiation avec d’autres auteurs reconnus.
Les différents dispositifs paratextuels mis en place par l’éditeur en vue de transformer un artisan du manga en artiste et de convertir la bande dessinée en genre littéraire fonctionnent d’autant mieux que Casterman est une société ayant par ailleurs une très bonne réputation dans le monde de l’art qu’est la bande dessinée franco-belge.
La presse relaie d’autant plus fidèlement les discours de l’éditeur que celui-ci est bien établi et que les relations entre attachés de presse et journalistes sont solides.
Par ailleurs, d’autres sociétés ont déployé le même type de paratexte afin de commercialiser des traductions des récits de Taniguchi en France. Ainsi Kana, filiale de Dargaud a publié Le Sommet des dieux qui a également obtenu un prix à Angoulême et plusieurs autres mangas : Seton, Encyclopédie des animaux de la préhistoire, Icare.
Ce dernier était une commande de l’éditeur japonais Kodansha pour le magazine Morning. Le scénario de Moebius a été profondément modifié et Taniguchi s’est occupé de la mise en images.
Il s’agissait d’une manière de s’arroger le prestige de l’auteur de science-fiction pour une revue japonaise. En publiant une traduction française en 2005, Kana profite de la notoriété de Moebius et accentue le processus de reconnaissance de Taniguchi.
Par ailleurs, la maison mère (Dargaud) publie Mon Année, collaboration entre Jean-David Morvan et Taniguchi. Les intérêts convergents de sociétés par ailleurs concurrentes permettent ainsi de mettre en place une collaboration durable dans la création d’un paratexte éditorial cohérent et pérenne afin de promouvoir l’artiste dans le paysage culturel français.
Plus récemment, des institutions et des entreprises passent commande à l’auteur japonais afin de profiter de sa réputation et d’approcher un public différent par le biais d’un ouvrage de divertissement.
C’est le cas des Gardiens du Louvre (commande du musée parue chez Futuropolis) ou de Venise (carnet de voyage paru chez Louis Vuitton Travel Book) qui ont été publié directement en français, signe que dans l’hexagone la réputation de l’auteur japonais dépasse de loin celle qu’il a au Japon.
Pour remercier l’équipe éditoriale qui l’a aidé à bâtir cette renommée en France, Taniguchi a d’ailleurs fait publier l’un des ses récits dans la nouvelle maison d’édition qu’elle a créée[13]. Elle s’appelait Tomoji paraissait ainsi en 2015 chez Rue de Sèvres, filiale de la maison d’édition l’École des Loisirs.
Néanmoins les autres nouveaux mangas sont toujours prioritairement édités par Casterman et Kana, ce qui prouve que les conventions dans le monde de l’art de la bande dessinée sont suffisamment bien établies pour que les personnes soient facilement remplacées dans leur fonction.
Enfin, les manga de Taniguchi publiés par Casterman et Kana sont primés à deux reprises au festival d’Angoulême : prix du meilleur scénario pour Quartier Lointain (2003, Casterman), prix du dessin pour le Sommet des dieux (2005, Kana).
Par ailleurs, Quartier lointain est adapté à deux reprises dans des médias plus légitimes : cinéma (en 2010 par Sam Garbarski) et théâtre (en 2011 par Dorian Rossel). Le Sommet des Dieux est en cours d’adaptation en film d’animation par Jean-Christophe Roger et Eric Valli.
Ces traductions françaises dans d’autres supports des récits de Taniguchi témoignent du statut de reconnaissance de l’auteur dans l’hexagone. Le nom médiatisé et consacré devient alors un outil permettant de construire la croyance en la valeur artistique de l’œuvre et il peut être évoqué dans les recensions de livres d’autres auteurs afin de souligner leur légitimité.
De manière circulaire, la renommée de l’artiste rejaillit sur ses œuvres (désormais romans graphiques) et inversement.
Succès et flou catégoriel
Dans un même geste, les éditeurs français ont ainsi construit une figure d’auteur et le genre du roman graphique tout en mettant à distance la catégorie indigne du manga. Éric Maigret rappelle que chez les classes supérieures « le rejet confine à la détestation » [14].
Cette mauvaise réputation du manga explique sans doute pourquoi sur le site de Casterman, le terme n’apparaît presque jamais. Dans le bandeau de navigation, ne figurent que deux options : « bandes dessinées » et « jeunesse ».
Lorsque l’on tape le mot manga dans le moteur de recherche du site, seuls deux titres apparaissent en guise de résultat : Le Tueur aux mangas et Blue[15]. Il faut rechercher directement le terme Taniguchipour trouver les œuvres de cet auteur qui selon le site crée des récits appartenant au genre du roman graphique. De même chez Rue de Sèvres, le moteur de recherche renvoie à Yamazaki Mari lorsque l’on écrit manga[16].
La liste des genres disponibles propose bien le roman graphique mais à la place du manga apparaît le mot Japon. Cette disparition du support manga chez les éditeurs va de pair avec un discours critique tendant à inclure les récits de Taniguchi dans la mouvance de la « ligne claire », mouvement lié à Hergé et ses collaborateurs (qui étaient publiés par Casterman).
Ainsi un article du supplément « Culture » du Monde a pour titre « Où l’on retrouve la ligne claire de Quartier lointain »[17]. La même expression se retrouve chez beaucoup d’autres journalistes[18]. Dans les paratextes, le dessinateur de manga est ainsi symboliquement sorti du groupe de dessinateurs de mangas pour être annexé à la bande dessinée franco-belge plus légitime. Symboliquement Taniguchi est alors le fils caché de Hergé (Casterman) et Tezuka (manga).
Cette décontextualisation générique empêche d’inscrire l’auteur dans une histoire graphique du manga. Plus encore, dans la collection « Écritures » de Casterman, les œuvres de Taniguchi sont publiées dans le sens de lecture occidental en inversant les planches. Les traits tant célébrés par les critiques français sont en réalité une image en miroir de la réalité.
De manière paradoxale, Casterman publie les mangas de Taniguchi sdans le sens de lecture japonais original dans la collection « Sakka ».
La reterritorialisation de l’auteur au sein de la « ligne claire » sert donc plus à mettre à distance la bande dessinée japonaise qu’à faire comprendre le talent spécifique de l’artiste par rapport à ses pairs. Sa renommée n’aide en rien à comprendre le genre du roman graphique et encore moins la catégorie du manga.
La consécration du Japonais ne va pas sans heurt au sein du monde de la bande dessinée. Divers auteurs et intervenants avaient remis en question le prix du dessin de 2005 notamment dans l’émission culturelle télévisée Ce soir ou jamais[19].
Ils estimaient que le Japonais ne méritait pas cette récompense puisqu’il travaille avec des assistants au lieu d’être le génie solitaire tel que l’auteur est conçu dans une vision romantique de ce rôle. En réalité, ni Taniguchi ni Hergé n’élaborent leurs œuvres seuls.
Mais dans le processus de création d’une réputation, la bande dessinée est similaire aux mondes de l’art qui « ignorent systématiquement tout ce que cette production doit à l’action d’autres participants »[20].
Si les assistants de mangaka peuvent s’exprimer dans les pages du volume relié et apparaissent dans les crédits, les collaborateurs d’Hergé sont peu reconnus pour mieux mettre en avant l’artiste.
Cette polémique concernant le prix du dessin n’est qu’un des nombreux épiphénomènes témoignant de la fragilité des instances de consécration. Le Festival d’Angoulême est régulièrement le centre d’affrontement entre auteurs et éditeurs.
Lewis Trondheim avait rapporté que pendant les délibérations, certains s’étaient mis « à hurler que jamais ils ne voteront pour un auteur japonais et que le manga c’est de la merde »[21].
Les mangas accentuent ainsi les tensions internes liées à l’arrivée massive des auteurs japonais dans un secteur ultra-concurrentiel où les acteurs économiques occupent des positions économiques fragiles.
En outre, ils polarisent négativement le discours de la presse sur la bande dessinée au moment où le champ vise à devenir légitime. Or le 9e art occupe une place réduite dans le discours de la presse généraliste.
Comme le souligne Xavier Guilbert « il s’agit plus de parler autour de la bande dessinée, que de l’aborder pour elle-même »[22]. Le succès de Taniguchi révèle ainsi les dissensions dans le monde de la bande dessinée qui n’obtient pas encore la légitimité symbolique auquel il semble aspirer.
Si le roman graphique a bien pu fonctionner comme « cheval de Troie »[23] pour accéder à une forme de reconnaissance de la bande dessinée dans le paysage culturel français, il est critiqué par les auteurs et éditeurs alternatifs qui voient d’un mauvais œil l’avant-garde standardisé dans un format de livre comme ceux de la collection « Écritures ».
Dans Plates-Bandes, J-C Menu s’insurge ainsi contre ce qu’il estime être la récupération des tentatives radicales de petits éditeurs. L’absence de définition claire du roman graphique le réduit finalement à un format de livre ou de collection chez un éditeur plus qu’à un genre.
S’il est efficace du point de vue commercial, il n’aide en rien la catégorisation des bandes dessinées pour adultes car les éditeurs n’arrivent pas à mettre en place des conventions communes pour médiatiser les différents genres pour un public adulte.
Quartier lointain et le Journal de mon père sont des récits intimistes focalisés sur les relations familiales alors que Au temps de Botchan s’inspire de personnages historiques et retrace la vie d’intellectuels durant l’ère Meiji. Ces trois manga de Taniguchi sont présentés par Casterman comme des romans graphiques alors que les thèmes diffèrent.
En réalité, il n’y a pas de consensus entre les différents éditeurs français pour créer une catégorie claire de bandes dessinées pour adultes. Outre les romans graphiques, beaucoup d’éditeurs (Delcourt, Glénat, etc.) publient des mangas destinées à de jeunes adultes en employant le terme japonais (seinen) dans le titre de la collection tandis que d’autres utilisent des images différentes (« Big Kana » dans la filiale de Dargaud).
Mais ces mangas sont séparés des autres titres destinés à un public adulte comme si l’origine de la série était le critère déterminant et non le genre du récit. Ainsi, en rayonnage dans les librairies, L’Incal de Moebius ne figure jamais à côté d’Akira de Katsuhiro Otomo alors qu’il s’agit dans les deux cas de récits de science-fiction destiné à un public adulte.
Le défaut de conventions communes pour classer les types de fiction dans le paysage culturel français est renforcé par l’absence d’uniformisation des pratiques éditoriales au niveau mondial, chaque territoire ayant ses propres formats et modes de diffusion qui impactent l’objet livre et le récit produit.
Histoires urbaines de Julius Knipl de Ben Katchor a été publié dans la collection « Écritures » au prix d’une importante modification de la mise en page : les planches originales au format paysage ont été publié au format portrait.
Glénat a d’abord publié la version colorisée avec lecture dans le sens occidentale d’Akira avant de proposer une édition en noir et blanc respectant l’œuvre originale.
Dans les deux cas, les conventions d’impression et de commercialisation du marché visé par les sociétés d’édition importent plus que la forme initiale du récit. Or dans le cas de la bande dessinée, la mise en page fait partie intégrante du style de l’artiste.
Le genre est un système catégoriel destiné à classer, hiérarchiser et exclure. En créant le roman graphique et en y associant Taniguchi, Casterman le met à distance du manga et le consacre en tant qu’artiste.
Néanmoins l’appellation générique employée au sein d’ « Écritures » est plus un argument de vente et un format de livre qu’un genre informant le lecteur sur le type de récit proposé. Elle ne renseigne en rien sur les conventions esthétiques ou formelles, ni sur la tradition dans laquelle l’œuvre s’insère.
L’artifice éditorial sert avant tout à reproduire les hiérarchies entre les productions légitimes et les fictions considérées comme industrielles. Il témoigne de ce qu’Éric Maigret nomme une
« quête de pureté définitionnelle […], d’anéantissement de la dimension commerciale de l’art, et, dès lors, d’exclusion de l’autre « populaire », dont le nom est aujourd’hui manga »[24].
Il serait temps que les auteurs et le public s’emparent de l’espace discursif pour construire des catégories utiles à l’appréciation et la compréhension de toutes les œuvres en bandes dessinées, au lieu de chercher à délimiter des zones de reconnaissance.
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[1] Voir Thierry Crépin, et Thierry Groensteen, dir., On tue à chaque page ! La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, éditions du Temps/Musée de la bande dessinée, 1999.
[2] Sylvain Lesage, « Mutation des supports, mutation des publics. La bande dessinée de la presse au livre », Belphégor, 2015.
[3] Ibid.
[4] L’éditeur n’est pas le seul à rapprocher la bande dessinée du roman. À la fin des années 1990, Dargaud sort une collection « roman-BD » et des labels similaires existent chez tous les éditeurs.
[5] À l’origine du projet, l’éditeur japonais cherchait à renouveler son public en s’adressant à un lectorat plus âgé et en faisant appel à des talents internationaux qui étaient publiés dans sa revue Morning.
[6] Tonkam en 1994, Samourai Éditions en 1995, Végétal Manga en 2002.
[7] Média Système en 1995, devenu Pika en 2000.
[8] « J’ai Lu »en 1996.
[9] Taifu comics en 2004.
[10] Montjoie, Kraken et Katsumi en 1996 ; SEEBD en 2000.
[11] Le texte initial publié sur le site personnel de Boilet a été modifié depuis (voir http://www.boilet.net/fr/nouvellemanga_manifeste_2.html ) . Un article universitaire s’était fait l’écho tardif de cette publication en 2007 : Dominique Le Duc, « La nouvelle bande dessinée: L’Epinard de Yukiko », Belphegor, vol 6 n°2, https://dalspace.library.dal.ca/bitstream/handle/10222/52483/06_02_leduc_yukiko_en_cont.pdf;sequence=1
[12] Tourné par Nicolas Finet et Nicolas Albert au Japon et en France entre septembre et novembre 2014.
[13] Louis Delas et une partie de l’équipe ayant travaillé avec Taniguchi chez Casterman ont quitté l’éditeur belge pour fonder Rue de Sèvres en 2013.
[14] Éric Maigret, « La bande dessinée dans le régime du divertissement : reconnaissance et banalisation d’une culture », in Benoît Berthou (dir.), La bande dessinée : quelle lecture, quelle culture ?, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2015.
[15] Test réalisé le 10 mai 2016 sur le site http://www.casterman.com
[16] Test réalisé le 10 mai 2016 sur le site http://www.editions-ruedesevres.fr/search/node/manga
[17] Brigitte Salino, « Où l’on retrouve la ligne claire de Quartier lointain », Le Monde, 29 septembre 2011.
[18] Voir Julien Bisson, « Furari, par Jirô Taniguchi », L’Express, 7 mars 2012.
[19] Émission du 24 octobre 2006.
[20] Howard Becker, Les Mondes de l’art, Flammarion, 2010, p. 357.
[21] « Lewis Trondheim, génie grognon de la BD », Le Monde, 27 février 2014.
[22] Xavier Guilbert, « La légitimation en devenir de la bande dessinée », Comicalités, mai 2011.
[23] Gabriel Gaudette, « Tensions, prétentions et galvaudage; gains et écueils du roman graphique comme stratégie du cheval de Troie en Amérique du Nord », Kinephanos, 2011.
[24] Éric Maigret, « Bande dessinée et postlégitimité », Éric Maigret, Matteo Stefanelli, dir., La Bande dessinée : une médiaculture, Armand Colin, 2012, p. 146