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Comprendre l’édition du manga au Japon

On ne peut pas comprendre le manga sans essayer de comprendre son système de publication et de commercialisation qui a un impact considérable sur l’aspect esthétique et narratif de cette bande dessinée japonaise. Voici les principales spécificités éditoriales du manga au Japon.

Le mot BD évoque en France un album de grand format à couverture cartonnée de moins d’une centaine de pages en couleur. Les mensuels de prépublication qui faisaient la joie du lecteur comme de l’éditeur dans les années 50 jusque dans les années 70 ont aujourd’hui disparu ou restent très frileux.

La prépublication jouissait d’un engouement certain auprès de la jeunesse. Les tirages de ces magazines étaient importants et leurs pages étaient bien fournies en séries de tout genre.

On pourrait citer à titre d’exemple Spirou, Tintin, Pilote, Métal Hurlant ou (À suivre). La tendance actuelle des éditeurs est de prépublier des planches de séries déjà célèbres dans des publications généralistes durant l’été comme XIII, Blueberry et Blake & Mortimer.

Après plusieurs années de vaches maigres, le marché de la BD en France est à nouveau prospère. Il est estimé à environ 225 millions d’euros.

Mais il faudrait déduire de ce chiffre les revenus rapportés par les manga traduits qui constituent presque un tiers des albums publiés.

Quelques chiffres

Qu’en est-il au Japon ? La BD est un secteur florissant qui a rapporté plus de 539 billions de yens en 1992 (soit plus de 4 billions d’euros). Ce chiffre rend les statistiques françaises actuelles bien dérisoires. 

Même si l’on prend en compte que le Japon est deux fois plus peuplé que la France, et que le nombre de manga distribué est donc plus important, les chiffres restent impressionnants et le pourcentage de revenu généré par le manga par rapport au revenu global de la presse demeure sans commune mesure avec les statistiques françaises.

Le manga constituait en 1992 environ 38% de tous les titres publiés et 22% de tous les revenus de publication.Même si la conjoncture est aujourd’hui moins profitable, les éditeurs japonais de manga ont encore de beaux jours devant eux.

À ces chiffres faramineux s’ajoute le système des lectures multiples. Un magazine de prépublication (mangashi) est lu en moyenne par trois personnes.

En effet, une fois lu, le mangashi est souvent laissé sur le siège du métro ou sur un banc, ce qui permet au passant de se servir et de le lire. Les zones de récupération du papier pour le recyclage constituent aussi des stocks de mangashi à disposition du passant.

Enfin, les lectures multiples s’expliquent par la mise à disposition de ces magazines dans certains lieux publics (salle d’attente, restaurant…) et dans le cadre d’un même foyer. Autrement dit, la circulation d’un mangashiest trois fois supérieure aux nombres de magazine vendus.

Prenons l’exemple de l’hebdomadaire Shônen Jump (édité par Shûeisha) qui a été le plus populaire dans les années 1980 et 90. Il s’en écoulait 6,53 millions par semaine en 1995. Il était donc lu en moyenne par 20 millions de lecteurs soit 1/6 de la population japonaise.

L’impact d’un manga à succès au Japon est donc sans comparaison avec celui d’une BD française contemporaine en métropole. Il faudrait plutôt comparer les mangashi aux romans-feuilletons du XIXe siècle.

Tout le monde les lisait ou se les faisait lire. Tout le monde attendait l’épisode suivant avec impatience au point que même les ministres discutaient de l’épisode en cours en plein conseil.

Un Empire de presse

La BD japonaise est avant tout un produit de presse contrôlé par un petit nombre d’éditeurs. En 1993, 75,3% du marché était contrôlé par quatre maisons d’édition : Shûeisha, Shôgakukan, Kôdansha et Hakusensha.

Cette oligarchie se réduit encore plus lorsqu’on sait que Shûeisha et Shôgakukan font partie du même groupe (Hittotsubashi).

Parmi les autres éditeurs qui se partagent le reste du marché citons : Akita Shoten, Futaba Sha, Hobunsha, Seirindô, Tokuma Shoten, Gakken, etc.

Beaucoup de séries disponibles en français ont été prépubliées dans le Shônen Weekly Jump (City hunter / Nicky Larson, Saint Seiya / Les Chevaliers du zodiaque, Dragon ball, Hokuto no Ken / Ken le survivant…).

La richesse et la puissance des éditeurs de manga sont liées au système de double publication. Les mangashisont nombreux mais rapportent relativement peu d’argent. Ils constituent 27% des titres publiés par éditeur mais ne rapportent que 11% de revenu.

Par contre, les manga publiés en recueil (tankobon) sont très rentables. Ils ne représentent que 11,5% des titres publiés mais constituent 9,5% du revenu. Cette différence de profit s’explique par la forme des mangashi et des recueils.

Les formats des mangashi se rapprochent du B5 (176x250mm), et peuvent atteindre 3 cm d’épaisseur. Ils coûtent entre 220 et 250¥ (1,7 à 1,9€) pour trois à cinq cents pages de lecture. 

On peut compter jusqu’à 25 séries différentes dans un même volume. Chaque série occupe entre 14 et 20 pages et il paraîtrait que chaque épisode soit destiné à être lu entre deux stations de métro.

Le papier employé est de très basse qualité : recyclé, coloré dans des tons pastel, avec une impression ton sur ton. Le mangashi est un produit de consommation peu rentable pour l’éditeur. C’est un objet que l’on jette après lecture dans des poubelles destinées au recyclage du papier.

Au contraire, les éditions reliées sont destinées à être conservées par le lecteur. C’est pourquoi elles sont plus soignées. Le manga relié en volume (tankobon) est imprimé sur un papier de meilleur qualité.

La couverture est formée d’une jaquette couleur en papier glacé. Le format est plus petit que celui de la prépublication (généralement 11,5×17,5 cm) et comprend dix à douze chapitres.

Cette seconde publication est particulièrement rentable pour les éditeurs car les frais de publication sont déjà à peu près amortis. De plus, ils sont quasiment sûrs d’écouler leur produit : seules les séries à succès sont reliées.

Si l’édition en recueil remporte un succès suffisant, le manga peut même être édité une troisième fois au format 15×21 cm avec une couverture cartonnée, les premières pages en couleur, et un coffret de rangement.

Cette édition « deluxe » ne présente que peu de différence avec le recueil petit format. Mais les collectionneurs les achètent tout de même.

Mangashi, tankobon, bunko, « deluxe »

Une fois prépubliée dans un mangashi, une série à succès peut être rééditées à de multiples reprises.

Chaque nouvelle réimpression constituant un apport de revenu sûr, les éditeurs ne s’en privent pas. Ranma 1/2 a ainsi été publié dans un mangashi, puis sous la forme d’un volume relié (tankobon), et la série est imprimée à nouveau dans le format tankobon avec des couvertures nouvelles.

Dragon Ball au format Tankobon en 42 volumes

Les séries peuvent aussi être rééditées dans un format plus petit, nommée bunko. Ce format « mini-poche » mesure 10,5×15 cm et comprend 200 à 400 pages en noir et blanc. Il est réservé aux auteurs confirmés car chaque publication est tirée à pas moins de 50000 exemplaires. 

Niji-iro Tôgarashi de Mitsuru Adachi est actuellement disponible en format bunko. Enfin, il existe un dernier format de publication plus luxueux. 

Dragon Ball a été actuellement republié dans une édition « deluxe » au format plus grand, avec des pages en couleur et de nouvelles couvertures.

Dragon Ball au format Kanzenban en 34 volumes

Ce fut également le cas de Slam Dunk en 2001. Quel est l’intérêt de ces rééditions pour le lecteur ?

Il n’y en a pas toujours à moins d’être un collectionneur ou un amateur de pages en couleur.

Toutefois certaines pages peuvent être retravaillées par le mangaka entre la prépublication et la publication en volume reliée. C’est le cas de Ghost in the shell 2 et de Bastard!!.

Media Mix et adaptation

Dernier moyen d’amortir les frais de publication, les éditeurs peuvent vendre les droits des personnages et exploiter de multiples produits dérivés, jeux vidéos, dessins animés.

Cette exploitation des séries sur plusieurs supports est également profitable pour le mangaka qui touche des redevances non négligeables.

Il faut noter qu’un dessinateur débutant ne touche qu’environ 3000 à 5000¥ par planche, soit entre 23 et 38,5€. Un mangaka confirmé peut toucher jusqu’à 30000¥, soit 233€.

Ce salaire paraît dérisoire par rapport à ce que touche un dessinateur de BD en France (entre 300 et 450€ par planche pour les auteurs de séries populaires).

Le mangaka doit donc impérativement produire une grande quantité de pages pour pouvoir vivre de son art. D’autre part, il doit payer ses assistants qui sont chargés de mettre les trames, d’encrer, de mettre en couleur…

Les débuts sont difficiles pour un jeune dessinateur lorsqu’on sait que plus de 4000 mangaka travaillent déjà pour seulement 273 magazines en 1997 et qu’il y a environ 10000 postulants.

Les jeunes mangaka font donc le bonheur des éditeurs japonais. Notons toutefois que le Japon est le seul pays où des dessinateurs de BD comptent parmi les grandes fortunes.

La publication des manga en recueil (sur lesquels l’auteur touche 10% de droits) et les redevances peuvent apporter une réelle richesse à un artiste.

Bien sur, des séries de mangas peuvent aussi dériver d’autres supports. C’est le cas de Sword Art Online qui était une série de romans avant d’être adaptés en mangas, anime, et des jeux vidéo.

Pour tous les publics

La BD franco-belge a tendance à s’adresser essentiellement aux enfants et aux adolescents. Ce n’est que récemment que les éditeurs essaient de toucher un public adulte.

D’autre part, le public ciblé est majoritairement masculin. Si l’on examine la situation japonaise, on ne peut qu’être frappé par la composition hétérogène du lectorat. 

Il y a des manga pour tous : tous âges, tous genres, toutes professions. 

Les éditeurs japonais ont pour habitudes de distinguer quatre principales catégories de lecteurs.

Les shônen sont destinés à des adolescents, tandis que les shôjo sont plutôt réservés aux adolescentes. Les seinen manga visent un public adulte masculin.

La dernière grande catégorie regroupe les femmes adultes. En 1996, on comptait 23 mangashi pour adolescents et 45 destinés à des adolescentes, soit plus de 807,81 millions d’exemplaires en circulation pour cette tranche d’âge.

Cette même année a vu la parution de 37 revues de prépublication destinées à un public masculin adulte et 52 pour celui des adultes femmes, ce qui équivaut à 655,3 millions d’exemplaires pour ces deux catégories.

Au vu de ces chiffres, on ne peut pas dire que le manga soit réservé à un jeune public. En outre, le public ciblé par le manga a tendance à suivre l’évolution du lectorat : il y a plus de mangashi destinés aux adultes qui ont passé leur jeunesse à lire de la BD qu’autrefois.

Cette répartition théorique n’est pas toujours vraie en pratique. Le Shônen Jump est connu pour l’hétérogénéité de son public : destiné à des adolescents, il est également lu par des jeunes filles et des adultes.

Il en est de même pour la majorité des mangashi. Le Big Comic Spirit est par exemple lu par un deux tiers d’hommes et un tiers de femmes. Les véritables différences entre les shônen, les shôjo et les seinen résident dans leurs qualités graphiques et narratives différentes.

À côté de ces BD destinées à des tranches d’âge particulières on note l’existence de manga destiné aux joueurs de mah-jong, de pachinko (machine à sous), de golf, etc.

D’autres manga destinés aux adultes sont de véritables revues didactiques. En 1989, l’éditeur Chuo Kohron Sha avait par exemple entamé la publication de l’histoire du Japon, cautionnée par des scientifiques, en 48 volume de 225 pages.

En fait, le gouvernement a aujourd’hui tendance à se servir de ce médium attractif pour faire passer des messages politiques et sociaux. Le mangacouvredonc tous les domaines et vise tous les lecteurs.

Évolution du marché

Durant l’après-guerre, le mangashi s’est développé face à la demande de distraction bon marché. Généralement mensuel, ils étaient disponibles dans des bibliothèques de prêt spécialisées.

Celles-ci vont être restructurées lors du bouleversement du système éditorial entre 1956 et 1961. Le système de double publication très rentable se met en place. Les mangashi deviennent hebdomadaires et sont très concurrentiels face aux autres secteurs du divertissement.

Plus encore le manga envahit tous les espaces de vente : librairies, kiosques, distributeurs automatiques, supérettes ouvertes 24h sur 24h. 

On lie généralement le développement du manga à la chute de l’audience du cinéma et de la télévision au cours des années 60. Le manga était d’ailleurs appelé le « cinéma du pauvre ».

La situation est telle que dans les années 90 le marché du manga génère trois fois plus de profit que celui du cinéma.

Mais l’âge d’or du manga est passé. On assiste à une saturation du marché et certains y perçoivent un lent déclin de cette industrie. La régression du marché serait en partie liée au développement des jeux vidéos et des ordinateurs dans les années 90.

Aujourd’hui l’enfant japonais est sollicité par des média trop nombreux : télévision, livres, manga, jeux vidéo, ordinateur.

C’est pourquoi les éditeurs japonais se tournent désormais vers les adultes qui ont lu des mangas pendant toute leur jeunesse. L’un des derniers mangashi créé en 2001, le Comic Bunch des éditions Shinchôsha, vise explicitement ce public.

Pour redynamiser le secteur des manga adultes, d’autres perspectives ont été explorées. Les éditeurs ont lancé des mangashi plus luxueux que les traditionnels annuaires en papier-torchon.

Destinés à un public adulte qui serait sensible à une véritable recherche esthétique, trois magazines de prépublication d’avant-garde jouent plus ou moins sur la vague underground: Ikki, Ultra Jump, Afternoon.

Pour se démarquer des mangashsi ordinaires, ces trois revues adoptent un format différent. Imprimés sur un papier recyclé de bonne qualité, contenant jusqu’à 800 pages, recouvert d’une couverture en papier glacé, ils ne sont disponibles qu’en librairie. 

Ultra Jump est le plus commercial des trois mangashi dont le contenu est très soigné et les séries plus recherchées que celles que l’on trouve généralement dans les shônen.

Le pionnier du genre est bien sûr Garô de Seirindô.

Créé en 1964, ce mangashi se distingue par sa liberté d’expression, sa recherche esthétique et narrative, et surtout une absence de recherche de profit. Ce magazine d’art plus que de prépublication reste une référence incontournable.

Une seconde perspective avait été ouverte par le magazine Morning dès 1989. Il a lancé un projet de collaboration internationale avec des dessinateurs de Corée du Sud (Hwang Mina), de Taiwan (Chen Uen), et des artistes occidentaux comme Hervé Baru, Jacques Loustal.

En 1994, Young Sunday poursuit l’initiative de Morning en invitant des artistes de Hong Kong, de Corée et de Taiwan. Un accord a aussi été passé avec de grands éditeurs de ces pays pour la publication en recueil des séries.

En faisant appel à des talents extérieurs, les éditeurs japonais espèrent créer une émulation artistique profitable aussi bien au Japon qu’aux autres pays.

À cette démarche d’échange culturel s’oppose la politique de l’exportation qui vise un profit plus immédiat. Au vue du succès des manga traduits, les éditeurs japonais semblent décidé à s’implanter aux États-Unis et en Europe au lieu ne de laisser d’autres entreprises exploiter leurs séries.

C’est la cas de Shûeisha qui diffuse son Shônen Jump en partenariat avec Viz Comic en Amérique et qui prépublie ses séries en Allemagne par le biais de Banzai. 

Il existe aussi un site bilingue (japonais, anglais) pour promouvoir le mangashi seinen, Weekly Young Jump, de Shûeisha. Si les japonais décident de se passer des services de Dargaud, Glénat et autres éditeurs, il n’est pas certain que le marché français de la BD soit aussi fructueux qu’il est actuellement pour eux.

Enfin, on assiste à un changement sociologique dans le domaine éditorial japonais. Ce sont aujourd’hui de jeunes diplômés qui sont engagés comme « éditeur ».

Ce terme ne désigne pas tout à fait la même réalité en France et au Japon. Il faudrait plutôt le rapprocher du sens anglais d’editor. Ce responsable éditorial ne se contente pas de faire le lien entre le mangaka et la revue de publication, il supervise le travail du dessinateur et participe même au scénario.

Le fait d’employer des personnes diplômées de l’université au lieu des personnes appartenant aux classes moyennes ou qui étaient peu lettrés va de pair avec une redéfinition de la place du manga dans la culture japonaise.

Longtemps considéré comme un divertissement futile réservé aux pauvres, aux étudiants et aux classes précaires, le manga est aujourd’hui intégré dans la « Grande » culture japonaise au même titre que la cérémonie du thé et l’ikebana.

Impact des mangashi sur le récit

Le passage d’une publication mensuelle à une publication hebdomadaire a considérablement influencé le système éditorial.

Pour rendre les planches à temps, les mangaka s’entourent d’une équipe d’assistants aux tâches bien délimitées. Cela va de l’encreur, au spécialiste des décors en passant par le meshisutanto, l’employé chargé de préparer les repas lorsque l’équipe de production est en retard.

La majorité des assistants font ce métier de façon occasionnelle. Mal payés, restant dans l’ombre du maître, ce sont souvent des amis de celui-ci lorsqu’il débute sa carrière. Les assistants peuvent aussi être des mangaka débutants qui apprennent le métier auprès d’un dessinateur reconnu.

L’importance des assistants dans la production hebdomadaire des planches explique pourquoi il n’est pas rare de voir à côté de la signature du mangaka le nom du studio (groupe d’assistants qui le seconde) : Toriyama et studio Bird, Otomo et Mash Room Co, Ltd.

À lire : Portrait de Katsuhiro Otomo

Ce système des studios est assez mal vu par les éditeurs car ils donnent aux mangaka une certaine indépendance. Mais il est difficile pour un artiste de se passer des assistants.

À cette pression liée au temps de production s’ajoute la contrainte née des sondage de popularité. Dans chaque mangashi, le lecteur trouve un coupon-réponse pour noter les diverses séries.

Si un manga n’a pas réussi à se glisser parmi les dix premiers au bout d’un mois, il n’est plus publié. Cette pratique initiée par le Shônen Jumps’est rapidement étendue aux autres mangashi, rendant le mangaka extrêmement dépendant de l’audience, et le poussant donc à produire des récits plus commerciaux pour continuer à être publiés.

Version mensuelle de Shônen Jump

Cette concurrence hebdomadaire succède à celle qui inaugure la carrière d’un dessinateur de BD : la compétition pour les prix. Chaque éditeur organise plusieurs concours par an pour trouver de nouveaux talents.

Le mangashi Morning organise ainsi un concours trimestriel présidé par artiste de renom Chiba Tetsuya, créateur de Ashita no Joe.

Plus de 40 éditeurs se répartissent la lecture des planches envoyées par les candidats afin de choisir 10 lauréats qui reçoivent un prix de 760 à 7600 euros pour le premier. Généralement, ces lauréats sont ensuite publiés dans la revue organisant le concours.

Le passage d’une publication mensuelle à une publication hebdomadaire a non seulement des incidences sur les méthodes de travail mais aussi sur la narration des épisodes.

Pour attirer le lecteur il faut travailler l’hiki (« accroche »). Le début de l’épisode hebdomadaire doit séduire (hikisukeru) et la fin doit le tenir en haleine (hikitsugu) pour qu’il achète l’épisode suivant. C’est ce que les Américains désignent par cliffhanger pour parler du dernier épisode d’une saison de feuilletons télévisés (type X files).

Le début et la fin de l’épisode doivent être des temps forts. On se demande bien comment garder ou accroître cette tension au milieu de l’épisode ! L’exemple type est Conan détective.

Rien de plus frustrant que la coupure en fin de volume lorsque le coupable est sur le point d’être démasqué. Cette frustration, les lecteurs japonais la ressentent chaque semaine en lisant la version prépubliée dans le Shônen Sunday.

D’autre part, pour garder son lectorat le plus longtemps possible, un mangashi doit prolonger au maximum les séries à succès. La fin de Slam Dunk et de Dragon Ball avait entraîné une chute significative des ventes de Shônen Jump, qui publiait les deux séries simultanément.

Le mangaka est donc prié de faire preuve d’imagination pour renouveler l’intérêt de la série sans en brusquer le dénouement. C’est pourquoi les combats de Songoku sont si interminables. Cela explique aussi pour quelle raison Conan ne trouve jamais plus d’un indice révélateur par épisode.

La contrainte de la prépublication hebdomadaire entraîne la création de stéréotype tant au niveau du récit (coup de théâtre final, révélation sans cesse retardée…) que sur le plan thématique (combat, jolies filles dénudées…).

Il n’est pas étonnant que certains auteurs de l’immédiate après-guerre aient eu du mal à s’adapter à ce système éditorial concurrentiel. Certains mangaka reconnu tendent à fuir la prépublication hebdomadaire pour des mangashi mensuel. C’est le cas de Kishiro qui a quitté Young Jump pour Ultra Jump afin de faire paraître la suite de Gunnm.

Éditeur et mangaka

Dernière spécificité du monde de la BD japonaise, le rôle de l’éditeur. Ce personnage de l’ombre est un lien essentiel entre la revue de publication et les artistes.

Dans les premiers temps de l’industrie du manga, il n’y avait pas de contrat écrit mais juste un accord oral entre un mangaka et un éditeur. Cette relation de  confiance ne devait pas être rompue sous peine d’ostracisme de la part du milieu de la presse.

Les éditions Shûeisha sont les premières à avoir instauré un contrat d’exclusivité avec des mangaka. Ceux-ci reçoivent un salaire fixe même si aucune planche n’est publiée.

Par contre, ils ne peuvent plus produire de séries pour d’autres éditeurs concurrents, ce qui était assez courant. Avec le développement des produits dérivés et du média mix les mangaka ont fait pression sur les éditeurs pour préserver le respect des droits d’auteurs.

L’éditeur joue aussi un rôle considérable dans la production d’une série. Il conseille le mangaka pour que son récit entre dans le calibrage d’un épisode hebdomadaire. Il fait parfois même office de nègre. Il relit les dialogues et les simplifie pour qu’ils soient accessibles à tous types de lecteurs.

Pour se faire une idée plus précise du métier d’éditeur, on peut se reporter aux pages de Family Compo qui décrivent le travail du mangaka Sora Wakanae sous la direction de Mme Mori. Elle use de kanzume, mélange de menace et de cajolerie, pour que les planches arrivent à temps chez l’imprimeur.

Pour cela elle en vient à le confiner dans son bureau jusqu’à l’achèvement des pages. Une fois la partie graphique terminée, l’éditeur n’a plus qu’à coller les textes dans les bulles et les onomatopées à l’emplacement adéquat.

Chaque éditeur s’occupe de 7 à 8 mangaka différents. Il s’arrange pour avoir un mangaka travaillant sur une série hebdomadaire, et deux ou trois autres travaillant sur des séries plus courtes avec des contraintes de temps moins grandes. Il garde aussi en réserve quelques mangaka « en dormance », sans série en cours de préparation.

Le système éditorial japonais se distingue ainsi de ce qui se passe en France par son exploitation intensive des talents des dessinateurs en vue d’un profit toujours plus grand.

Soumis à la concurrence des autres mangaka, dépendant des sondages, contraint à produire un nombre de pages imposé en un minimum de temps, le dessinateur japonais est décidément bien méritant. On ne peut que saluer la créativité et le talent d’hommes et de femmes soumis à un tel régime de travail.

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3 réponses sur « Comprendre l’édition du manga au Japon »

Bonjour,
Travaillant actuellement sur mon mémoire qui porte sur le manga, je souhaitais savoir si je pouvais mettre votre article dans mes sources, et si vous aviez aussi des sources notamment concernant les chiffres-clés évoqués dans cet article ?
Merci beaucoup pour votre travail.

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